, la lecture des mémoires du compositeur Michel Legrand, « Rien n’est grave dans les aigus » (éditions Le Cherche-Midi) est un passionnant voyage dans la vie du musicien, un peu oublié aujourd’hui, au mieux méconnu, par les jeunes générations notamment, peu férues de musique de film « à la papa » et encore moins des comédies musicales de Jacques Demy. Du rêve (Les Parapluies de Cherbourg) au cauchemar (Trois places pour le 26), Legrand composa fréquemment pour le réalisateur en en assumant les ratés… Mais pas trop.
Pas un charlot
Car Legrand balance un peu. Sur ses vieux jours (81 ans), au fil des interviews données dans le cadre de la promo de son bouquin, et dans le bouquin lui-même, Legrand égratigne et cabosse. Si Libération note qu’il n’est pas tendre envers Demy, son vieux complice, et que le portrait qu’il brosse de Nougaro, Chevalier et Salvador n’est pas très flatteur, il faut se reporter à une interview de juin dernier parue dans Le Figaro pour voir les chevilles du musicien enfler démesurément au détriment d’illustres collègues compositeurs, comme le grand John Barry : « Je n’aime pas Barry. Tout est artificiel » lâche-t-il sans rire. Au passage, on aurait aimé que Legrand fut aussi artificiel que le compositeur anglais lorsqu’il saborda la musique du James Bond Jamais plus jamais (Irvin Kershner, 1983) livrant une bouillie de percussions jazzy à faire saigner les oreilles, là où Barry sut créer un genre à part entière, maintes fois copié depuis. De Michel Magne, qui nous régala de ses mélodies fantaisistes dans Les Barbouzes, Tontons flingueurs et autres Fantomas, Legrand tranche : « La musique ne l’intéressait pas trop. Ou plutôt, c’est le contraire : il n’intéressait pas la musique ». Quant aux compositeurs contemporains, ils sont bien rares à éveiller son intérêt, seuls de grands anciens comme Henri Mancini et Lalo Schifrin, jazzmen comme lui, accèdent à son panthéon.
Avare en autocritique, Legrand reconnait cependant que son choix d’intégrer des synthétiseurs dans la partition du pensum « Trois places pour le 26 », dernier film de Demy tourné en 1988, est une erreur qui contribue à dater terriblement le film, mais il n’oublie pas de rappeler qu’il a fait toutes ses études « avec les plus grands maîtres », concluant par ces mot : « Je suis un vrai compositeur, pas un charlot ».
De Cherbourg à Hollywood
Nul besoin de le rappeler, Michel. On le sait. On a vu la filmo, ce n’est pas une filmo de charlot mais bien celle d’un des plus grands compositeurs de musiques de films, et l’un des plus récompensés. Ce qu’il convient de noter, c’est la vitesse à laquelle le petit Michel est devenu Legrand. Fils d’un compositeur, Raymond Legrand, il nait en 1932 à Paris. Peut-être influencé par sa soeur, musicienne de jazz, il attrape le virus en 1949 alors qu’il apprend déjà le piano avec Nadia Boulanger au Conservatoire de Paris depuis 1942. En travaillant avec son père, il découvre le monde de la variété et devient arrangeur, tout en accompagnant quelques pointures de l’époque telles que Salvador et Zizi Jeanmaire. Embauché par Maurice Chevalier comme directeur musical, il fait rapidement son trou et connait son premier grand succès en 1954 lorsque, dans l’album I love Paris, il reprend sur le mode jazz des classiques français.
Il débute dans la musique de film en 1957 avec Le triporteur (de Jacques Pinoteau) puis file à New York pour travailler avec Miles Davis et John Coltrane. Nous sommes en 1958, il est déjà en haut de l’affiche et ne va pas redescendre tout de suite. Encouragé par Jacques Brel, Legrand va aussi pousser la chansonnette (Avant le Jazz, Les enfants qui pleurent) avec un certain succès.
Au début des années 60, la Nouvelle Vague le repère et Legrand démarre pour de bon sa carrière de compositeur de musiques de films avec Godard (Une femme est une femme, 1961) et Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962). Gilles Grangier l’embauche pour les désormais classiques Le cave se rebiffe (1960), Le gentleman d’Epsom (1962) ou Maigret voit rouge (1963) avant que Jacques Demy ne lui demande de composer la partition des mythiques Parapluies de Cherbourg en 1964, début d’une longue collaboration jusqu’au refus de Legrand de composer la BO d’Une chambre en ville en 1982, ce que Demy n’appréciera qu’à moitié. Mais en 64, les deux amis sont presque deux frères jumeaux. «Avec Jacques, raconte Legrand, j’ai passé des années de cris, de bonheur, des années mouvementées. On s’étreignait, on se disputait, on s’arrachait, on recommençait, on s’adorait», avant de conclure : «Je suis un peu la moitié de Demy, ça fait donc un quart ». Avec Les parapluies de Cherbourg, les deux amis inventent un genre, la comédie musicale à la française et ses dialogues chantés. On aime ou on déteste, on peut aussi en rire (« Guy, je t’aime, tu sens l’essence / C’est un parfum comme un autre… ») mais ça marche. Après la Palme d’Or à Cannes, Les Parapluies sont nommés aux Oscars. Legrand, soutenu par Henri Mancini (compositeur attitré de Blake Edwards) s’installe à LA, se fait connaitre du tout Hollywood et commence une carrière internationale. Sa chanson Windmills of your mind, composée pour L’Affaire Thomas Crown (Norman Jewison, 1968) lui vaut un premier Oscar, bientôt suivi de deux autres statuettes pour la BO d’Un été 42 (Robert Mulligan, 1971) et de Yentl (Barbra Streisand, 1983). L’étagère à récompenses s’alourdira en outre d’une batterie de Grammy Awards, Golden Globes et autres BAFTA Awards, ainsi que trois Césars, notamment pour Paroles et musique (Elie Chouraqui, 1984).
Aux States, Legrand travaille pour les plus grands : Joseph Losey, Sidney Pollack, Robert Altman, John Sturges… Côté français, Rappeneau (Le sauvage, 1975), Louis Malle (Atlantic City, 1979) et Lelouch (Partir, revenir, 1984) s’arrachent ses orchestrations légères et sautillantes toujours empruntes de jazz, sa marque de fabrique, et son goût pour les instruments baroques. Les réalisateurs font même appel à lui pour se tirer d’embarras. Ainsi, la fameuse scène de la partie d’échec entre Steve McQueen et Faye Dunaway dans Thomas Crown sera entièrement conçue et montée autour de sa musique.
Durant les années 60, sollicité de toutes parts, Legrand se retrouve à ce point débordé qu’il doit faire appel au jeune Vladimir Cosma pour l’épauler. Seul bémol, sa musique pour Le cercle rouge (1970) est rejetée par Jean-Pierre Melville qui lui préfère Eric Demarsan*. Mais sa notoriété est telle qu’entre deux BO, Legrand travaille avec des pointures en tous genres, de Stéphane Grappelli à Franck Sinatra en passant par Ray Charles, Barbra Streisand, Claude Nougaro et Ella Fitzgerald.
Anthologie ?
« Anthology », le best of de 15 CD sorti ces jours-ci, couvre l’ensemble de la carrière de Legrand. Comme souvent dans ce genre de fourre-tout honorant une carrière aussi longue, le pire cohabite avec le meilleur. On se serait bien passé du CD consacré aux génériques de dessins animés (Oum le dauphin…) et de certaines pleurnicheries de Nana Mouskouri pour laisser davantage de places aux BO, notamment made in France. Mais on retrouve avec bonheur le tout jeune Legrand des débuts dans les albums I love Paris et Legrand in Rio.
Si Legrand fait sans aucun doute partie du gratin des plus talentueux compositeurs de musiques de films français et s’il est, avec Maurice Jarre, l’un des plus connus à l’étranger, ces 15 CD témoignent surtout de l’extraordinaire diversité de son oeuvre : ouvrages symphoniques, arrangements, chansons originales, hommage à Gershwin, à Demy, aux films de Losey. Et l’heure de la retraite ne semble pas avoir sonné cette année avec, au programme, en plus de l’autobiographie et des CD, un album avec Nathalie Dessay et une tournée française et européenne.
Cela mérite bien de se prendre un peu le melon, après tout, non ?
* Les trois morceaux composés par Legrand apparaissent dans un CD de l’excellente collection Ecoutez-le cinéma, CD n°10, Jean-Pierre Melville : Le cercle noir (Universal Music, 2008).
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