© Emmanuel Daniel
Pas de chef, une gérance tournante, des tâches réparties et des salaires égaux. Les associés de la Péniche passent pour des extra-terrestres dans le monde très hiérarchisé et inégalitaire des agences de communication.
Pourtant, les huit membres de cette Scop (Société coopérative et participatives) ont les pieds sur terre. L’entreprise, qui crée des contenus et élabore des stratégies web pour les structures de l’économie sociale et solidaire, affiche des résultats au beau fixe. Depuis 2008, La Péniche connaît une croissance continue et embauche une nouvelle personne chaque année. Et tous sont payés 2 000 € net par mois.
Ce salaire, ils l’ont fixé ensemble, tout comme la totalité des décisions qui concernent l’entreprise. Tous les quinze jours, l’ensemble de l’équipe se réunit et détermine les tâches à effectuer et la façon dont elles sont partagées. Sylvain, qui a embarqué sur La Péniche lors de sa création en 1995, alors qu’il n’était encore qu’étudiant, raconte l’organisation quotidienne :
« On fait défiler les projets en cours et les trucs à faire. On en parle et on s’attribue les boulots. Chacun a une petite spécialisation mais rien n’interdit de faire quelque chose que l’on ne fait pas habituellement ».
Apprendre à décider à plusieurs
Pour se mettre d’accord, ils n’ont pas de méthode miracle. Odile, arrivée à bord en 2006 parle d’organisation « organique » :
« les idées de tous sont brassées et on finit par trouver la bonne direction. En cas de blocage, on reprend plus tard. Car si tu n’es pas convaincu par un choix, tu ne travailleras pas de la même façon. »
Pour que les délibérations n’aboutissent pas à la dictature du plus nombreux, ils préfèrent donc la recherche du consensus au vote.
« Ici, on apprend à décider à plusieurs. C’est quelque chose que l’on ne nous a pas enseigné à l’école », résume Sylvain.
L’équipage de cette entreprise peu banale a donc substitué la coopération à la compétition, sans pour autant mettre en péril la pérennité de l’entreprise. Les salariés travaillent à plusieurs sur chaque projet mais tout le monde est au courant des avancées de chaque groupe. Un mode de fonctionnement qui n’est pas sans entraîner quelques lourdeurs, mais elles sont compensées par « la réactivité de dingue » qui caractérise l’équipe, selon Hélène, la dernière arrivée.
Pour montrer à leurs clients, qui les considèrent parfois comme des doux rêveurs, qu’autogestion n’est pas synonyme de mauvaise organisation, ils doivent donc redoubler d’efforts.
« Si on veut que tout le monde se paie correctement, il faut être bon », lance Sylvain.
Travailler autrement
Et cela fait bientôt 20 ans que La Péniche (qui n’a rien d’un bateau, l’entreprise est installée dans une pépinière d’entreprises tout à fait classique) fait office de radeau démocratique dans l’océan ploutocratique qu’est l’entreprise. Dès le départ, l’équipe était d’accord sur ce projet, selon Sylvain :
« L’idée était de monter une structure autogérée pour travailler autrement avec les gens, sans chef, en partageant les décisions et les tâches. C’était le cœur du projet à l’époque, ça l’est toujours aujourd’hui ».
Néanmoins, si le navire a gardé le même cap, il a tout de même changé de coque. A la création, la Péniche était une SARL classique. Sauf que tous les salariés étaient actionnaires avec un nombre de parts égal et un salaire unique. Ils ne voyaient alors pas l’intérêt de devenir une coopérative, persuadés que le « volontarisme des fondateurs » suffirait à garantir la pérennité de cette organisation. Néanmoins, en 2004, ils optent finalement pour ce statut, notamment pour « une question de cohérence vis-à-vis de l’extérieur. Mais on s’est rendu compte ensuite que ça avait des vertus en interne », indique Sylvain.
La tempête que La Péniche a essuyée en 2006 est venue les conforter dans leur choix. En effet, suite à un « clash » entre les 12 sociétaires de l’époque, l’entreprise s’est scindée en deux. Une partie des membres a gardé le nom et s’est installée à Grenoble. L’autre a largué ses amarres dans la Creuse et s’est baptisée La Navette.
Partager la richesse collective
S’est alors posée la question du partage des clients et des réserves financières accumulées au fil des années. La répartition s’est faite en bonne intelligence mais la problématique revenait à chaque fois qu’une personne quittait l’entreprise. Avant le passage en Scop, chaque sociétaire partait avec une part du gâteau proportionnelle au temps passé dans l’entreprise. Le changement de statut a permis de trancher la question du partage de la « richesse collective », comme l’explique Sylvain :
« En cas d’excédent, un quart du résultat va en participation pour les salariés. Tu peux décider de verser des dividendes mais on ne l’a jamais fait. Tout le reste est donc placé en réserve impartageable. Ça n’appartient plus aux anciens ni aux nouveaux, et ça permet de renforcer le projet qui peut se pérenniser au delà des personnes ».
En effet, ces fonds impartageables assurent une assise financière à la Scop. Et, plutôt que de rémunérer le capital, les membres préfèrent l’utiliser pour développer leur activité ou des projets qui leur tiennent à cœur. Ainsi, avec d’autres structures locales évoluant dans le domaine de l’ESS, La Péniche est en train d’accoucher d’un espace de co-working qui fera également office de restaurant.
Sylvain reconnaît que ce statut permet de graver dans le marbre certains principes comme le partage du capital, mais il rappelle néanmoins que l’égalité des salaires et l’absence de hiérarchie ne font par partie des obligations des Scop classiques. C’est donc volontairement qu’ils ont choisi d’aller plus loin que ce qu’imposent les statuts.
© Emmanuel Daniel
Ici, pas de « petit chef »
Pour la plupart des membres, le choix de l’autogestion est concomitant à une rupture avec l’organisation du travail classique.
«Avant, j’étais salarié dans l’ESS. J’étais devenu un petit chef, la manière dont on m’obligeait à travailler avec mes collègues ne me plaisait pas. Les modèles de management de l’entreprise classique avec tableaux de bord, objectifs et primes commençaient à s’inviter dans l’ESS et ça ne correspondait pas à l’image que je me faisais de mon boulot. Ici, le mode de fonctionnement, la convivialité, le partage, correspondent à ce que j’attendais », raconte Thomas, arrivé en 2009.
Mais si l’autogestion leur a permis de se réapproprier leur travail et de maîtriser sa finalité, ils n’ont pas réussi à éradiquer toutes les contraintes liées à l’emploi.
« On travaille trop. La difficulté c’est de savoir comment on sort de ça. L’autogestion, c’est aussi l’auto-excploitation », expose Thomas.
Il estime néanmoins que ces sacrifices ne sont pas vains :
« on montre qu’il existe d’autres façons de travailler et produire ensemble. Avec ou sans le système capitaliste ». Loin de s’ériger en modèle, ils espèrent juste avoir valeur d’exemple, prouver qu’il est possible de mener une activité économique prospère sans la pression d’un « petit chef ».
Agir concrètement plutôt que prendre les armes
Néanmoins, Sylvain considère que le fonctionnement autogestionnaire n’est pas applicable à tous, tout de suite :
« Beaucoup de gens sont très contents d’avoir un chef pour cacher leur responsabilité et avoir quelqu’un de qui se plaindre. Tu ne peux pas aller à l’encontre de ça du jour au lendemain, c’est comme pour la sortie du nucléaire. Les militants anti-nucléaires ne veulent pas tout arrêter brusquement, mais préparer la sortie ».
Il pense donc qu’avant de faire de l’autogestion un modèle de remplacement du capitalisme, il faudra d’abord que nous prenions conscience de la faisabilité et des avantages de la coopération. Et pour démontrer la viabilité de ce mode de fonctionnement et convaincre d’autres personnes de tenter l’aventure, il a préféré l’action concrète aux grands discours :
« Je tente simplement d’agir sur ce sur quoi j’ai prise. Qu’est-ce qu’il y a faire d’autre si on ne fait pas ça ? On laisse les gens crever dans la rue en croyant que ça va radicaliser la situation, ça c’est l’analyse Léniniste. Sauf que les gens ne sont pas prêts à l’autre système. Alors on essaie d’être des acteurs du changement et en montrant qu’on peut travailler différemment, on participe à la transition. ».
Emmanuel Daniel est journaliste. Porté par sa curiosité, il réalise, depuis juin, un Tour de France des Alternatives, pour « observer des alternatives concrètes dans des domaines aussi variés que l’économie, l’écologie, l’éducation, la politique ou la culture ». Cet été, son voyage l’a conduit en Rhône-Alpes. Pour suivre son aventure, rendez-vous sur sa page Facebook.
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