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Rappeurs à Lyon : touchés par la grâce, perdus pour l'argent

Pendant plus de vingt ans, des centaines d’artistes hip-hop ont tenté de se faire une place à Lyon. Tous ou presque sont restés des anonymes, des « artistes locaux ». L’éclosion toute fraîche de l’Animalerie, vivier d’indépendants prolifiques, offre un nouveau challenge dans une ville dominée par la scène électro. Enquête dans le sillage du rap lyonnais. Et exclusivité audio plus bas dans l’article.

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Oster Lapwass (devant), Dj Fly (milieu) et Anton Serra (au fond). Crédits : Johan Faure.

C’était il y a tout juste vingt ans, à une époque où l’on apprenait encore à rapper sur les faces B. Ca s’appelait Impact par les mots, mais on disait juste « IPM ». Ce groupe de rap lancé en 1992 a marqué la scène lyonnaise pendant une décennie. Mais peu de gens le savent. Dans le temps, l’ADSL n’existait pas, et le duo Paris-Marseille écrasait la France du rap de son hégémonie.


« Héros », IPM

L’histoire du rap lyonnais est faite de disparitions. Exemple : Casus Belli. En août 2011, dans une interview vidéo donnée au site Internet lyonnais 69 Flow, ce talent reconnu annonce qu’il met sa carrière « entre parenthèses ». Extrait :

« Je pense qu’il n’y a pas réellement de public rap à Lyon. Les Marseillais, quand ils sortent un CD ou une mixtape, ils équilibrent déjà leur budget chez eux, ils font tout de suite rentrer de l’argent. Moi à Lyon, la semaine où j’ai sorti Cas 2 guerre, j’ai vendu 150 CDs en une semaine, 2 000 en tout en France. »

Casus Belli constate qu’aucun espoir lyonnais n’est devenu disque d’or. En quittant la scène, il laisse derrière lui, sur son site web, une quinzaine d’années de productions hip-hop. Gratuitement.


Casus Belli – Lyon (version maxi 2001)
par Sab697777

Jean-Michel Mougeot, alias JM, connaît bien les difficultés du rap lyonnais. Il les a vécues, d’abord en qualité de danseur, puis en tant que patron du fanzine Version 69, consacré au hip-hop. Depuis 2004, il dirige L’Original Festival (teaser 2012), devenu la grande messe annuelle du hip-hop à Lyon.

 

Il manque une salle à Lyon

L’Original se démène pour faire venir les pontes du rap mondial aux Terreaux, et offre les premières parties aux jeunes pousses. Mais sans pouvoir les rémunérer. Il leur propose en revanche de participer à des concours (le premier tour du Buzz Booster commence le 18 septembre à Vénissieux). Nous avons demandé à ce pionnier pourquoi, d’IPM à Casus Belli, les artistes de hip-hop lyonnais ont toujours eu du mal à joindre les deux bouts.

« C’est la question à un million de dollars, et personnellement j’ai arrêté de me la poser, répond JM. Est-ce à cause de l’absence de scènes, parce qu’il n’y a pas assez de concerts, ou bien à cause d’un manque de dynamisme d’ensemble ? Il y a toujours eu du rap à Lyon, mais pour percer il faut en vouloir, beaucoup. »

JM n’est pas le seul à pointer ce défaut, plusieurs acteurs du milieu estiment qu’il manque une salle à Lyon de taille moyenne, type club, qui permettrait de promouvoir la nouveauté. D’autres insistent sur le manque de professionnalisme de certains artistes. Au fil des « Street Days », JM observe en tout cas un public local de plus en plus réceptif à la découverte. Ça n’a pas toujours été le cas, explique-t-il.

 

Domination du « rap conscient »

Dans la notice « Rap politique » de Wikipedia, on peut lire que « la scène lyonnaise fait preuve d’un foisonnement artistique très intensif ». L’encyclopédie en ligne cite le groupe Soul connexion, très engagé.

« La démocratisation des moyens de production et de communication apporte du neuf, renchérit Sylvain, gestionnaire du site 69 Flow. Ce qui plaît dans le rap, c’est son aspect populaire. Or à Lyon, on a la chance, ou plutôt la malchance, d’avoir actuellement plein de jeunes talents dans la précarité. Ils se rencontrent, ils travaillent ensemble. »

117 groupes se sont inscrits cette année au Buzz Booster Rhône-Alpes pour succéder à Linso. Un record.


Enfants sauvages, finalistes du dernier Buzz Booster, en freestyle avec les champions du monde de breakdance Pockemon Crew (et Smokemon) à la danse

Le rap lyonnais s’est développé à l’ombre de l’électro, la musique reine. De l’egotrip aux formes plus originales, notamment sur Radio Canuts et Radio Trait d’Union (RTU). Depuis environ cinq ans, l’association Quartz Prod souhaite apporter un vent de fraîcheur au mouvement, avec les soirées Bumrush.

« Nous nous efforçons d’évoluer en marge des tendances actuelles en ce qui concerne le rap et ses processus d’écriture en vogue », précise Clément Ginestet, responsable de l’association.

C’est Wikipedia qui le dit, le rap local a toujours baigné dans le « conscient », notion tirée des jargons du marxisme. A Villeurbanne, nous avons rencontré Taii, éducateur spécialisé de 25 ans, et rappeur engagé depuis huit ans. Un passionné d’écriture qui vient de sortir un album gratuit, Premier jet. Il décrit sa démarche de rappeur :

« Ma plume me sert à la critique, vis-à-vis de ce qui me révolte dans le monde, dans le pays où on vit, et par rapport à la situation dans laquelle les jeunes se trouvent. Cet engagement est très important pour moi. Les sociétés idéales n’existent pas, donc le rap aura toujours sa place dans nos pays industrialisés, qui créent beaucoup de misère. »

Depuis le groupe Assassins, le rap conscient est un canal historique en France. Des artistes nationaux comme Keny Arkana, Hamé de La Rumeur ou encore Youssoupha l’incarnent actuellement. Mais ce courant n’est jamais venu à bout de son alter ego, qui revendique une totale liberté thématique.

 

La revanche du hip-hop

A Lyon, c’est cet alter ego qui explose actuellement, sous l’impulsion d’une clique très prolifique : L’Animalerie.

Pendant la dernière décennie, ils ont peaufiné leurs armes dans leur coin. Ils se sont retrouvés autour du beatmaker Oster Lapwass, ont lancé des freestyles en ligne pour les faire tourner, et faire « bouger les têtes ». Résultat : des millions de clics. Ce sont les précurseurs de l’ère 1.9.9.5. Comme nous le racontions en décembre 2011, L’Animalerie est désormais un vivier en pleine croissance, fait de beatmakers et de rappeurs, du champion du monde DMC Dj Fly au poète Lucio Bukowski.

Ils rejettent les passages obligés du rap. Peu d’entre eux goûtent à la revendication sociale telle qu’elle se pratique dans le conscient. Certains développent un vaste univers. D’autres sont au contraire prêts à parler de n’importe quoi face caméra, de la couleur de leur pipi par exemple, pour prouver qu’en matière de rap aussi, seule la musicalité compte. Depuis leur grotte (le fameux squat derrière la place des Terreaux), tous débattent à l’envi de l’évolution du dernier grand courant des musiques afro-américaines. C’est de là qu’ils clashent le rap conscient.


Freestyle célébrant la sortie de l’album de Dico, Dico Lamousse

 

Dico La Mousse sur Rue89 Lyon

Si chaque époque du hip-hop lyonnais a ses têtes d’affiche, aujourd’hui c’est leur tour. Anton Serra, l’un des pionniers, l’a bien pigé :

« On a réellement créé un public, et en plus à Lyon, c’est pas évident ! Les soirées qu’on fait ramènent un public féminin, des gens étonnants, j’ai jamais vu ça. Maintenant, il faut avancer, « grandir » comme dirait Lapwass. »

Les portes s’ouvrent : en août, ils ont été aperçus au festival Woodstower. Disséminés dans toute la France (et même bien au-delà, comme l’indique Youtube), leurs « amis » Facebook les suivent au jour le jour. Et les choses vont vite : de plus en plus de scènes (Wapalek et Lapwass n’ont fait que ça tout l’été), des maxis à la pelle (dont l’étonnant Le feu sacré des grands brûlés de Lucio Bukowski), des clips (au dernières nouvelles, Nadir en prépare un entièrement financé par les internautes). Et surtout, déjà trois CDs (shop). Un jour prochain viendra peut-être le plus attendu de tous : celui de Kacem Wapalek revenu au bercail après s’être fait remarquer à Paris.


Freestyle de Kacem pour Les Inrocks

En attendant, après la météorite Sales gones d’Anton Serra (très apprécié des fans), le troisième opus issu de L’Animalerie s’appelle Dico La Mousse, et il débarque le 25 septembre. Ca valait bien un petit extrait.

« Ma culture », premier extrait de l’album Dico La Mousse. Textes et prod’ : Dico

« L’album d’Anton était un très beau projet, confie Dico. Il a un vrai univers, ses textes sont crus et pleins de finesse. Ça pue le vrai et ça ne pouvait que marcher. Pour ma part, il est possible que je plaise de moins en moins au public rap français actuel. Ses codes sont à l’opposé de ce vers quoi je me dirige. Le succès de la musique, c’est de la sociologie. Il est bien rare que les stars soient leur propre directeur artistique. »

Être son propre directeur artistique, et avoir la tête sur les épaules. A l’instar d’Anton Serra qui propose des textes très personnels, Dico aimerait aujourd’hui se trouver un public. .


« Parc d’attraction », Anton Serra. Prod’ : Dj Fly

A l’écoute de ces deux albums, une chose est sûre : le son claque. Et pour cause, tous deux sont sortis du même endroit, assez mystérieux à ce jour. Seul indice laissé aux fans : la photo de notre article, publiée sur Facebook par Lapwass. Le beatmaker concède qu’il a fait une divine rencontre, mais veut garder le suspense.

 

Grand saut

Cela rappelle une expérience vieille de dix ans, quand une poignée d’artistes hip-hop lyonnais avaient créé un groupe sur la base d’un trio de voix, lui aussi déconnecté de la scène lyonnaise et de son « militantisme ». Leur nom: Les Gourmets. A l’époque, ils affichaient une grosse ambition, et fanfaronnaient :

« Si le rap, ça ne marche pas, on se fera un petit trip avec Maïté ».

En 2005, Les Gourmets ont lancé leur propre label, Gourmets Recordingz. L’aventure fut belle, avec des albums et l’éclosion de l’artiste Carmen Maria Vega. Mais le groupe s’est séparé au bout de quelques années, comme programmé à péricliter. Les pionniers de L’Animalerie, qui ont commencé en même temps que Liqid, Krimen, Bonetrip’s, Tcheep et Morbac, tâtonnent à l’aune de cet échec.

Observateur privilégié de l’épopée des Gourmets, qu’il connaît bien, Oster Lapwass explique : « On va essayer de partir avec un peu d’humilité ». Les années 10 musicales sont désormais bien engagées. L’avenir dira si elles auront permis à Lyon de rattraper le temps perdu, ou s’il est définitivement impossible de produire durablement du hip-hop dans cette ville, et d’en vivre. Un vieux rêve de gône.


« Ton hip-hop une grande fête », Les Gourmets

> Article modifié le 15 novembre 2012 avec les propos de Clément Ginestet.


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