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Fais-moi mal

La trilogie érotique Fifty Shades est en train de révolutionner le monde de l’édition. A l’origine, une fan fiction inspirée de la saga Twilight écrite par une ancienne cadre de la BBC, Erika Leonard. Aujourd’hui, un best-seller incontrôlable vendu dans 37 pays à plus de 31 millions d’exemplaires. Pendant un temps, la rumeur d’une adaptation réalisée par Angelina Jolie court gaillardement. Dans sa foulée, Bret Easton Ellis se porte volontaire pour en écrire le scénario. Que se cache-t-il derrière ce plébiscite époustouflant ? Pour vous éviter la gageure de leur harassante lecture, voici les résumés pas tout du objectifs des trois ouvrages.

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Fifty Shades of Grey

Anastasia Steele est une jeune fille de 21 ans pure et virginale, future diplômée en recherche d’emploi. Un beau jour, elle accepte de filer un coup de main à Kate, sa coloc gentiment délurée, et s’en va interviewer le mystérieux PDG Christian Grey pour le journal de la fac. Stupéfaction, ce dernier s’avère être un jeune adonis (« Oh my », se dit-elle) dont la sensualité à fleur de peau fait chuter Anastasia dans son bureau. La pataude se relève, et débute une interview en montagnes russes : aux questions frontales préparées par Kate, Grey répond avec panache et arrogance, multipliant les sous-entendus salaces qu’Anastasia est la seule à ne pas comprendre.

Le lendemain, histoire de pousser encore plus loin la crapulerie, Christian Grey fait mine de passer par hasard dans le magasin où travaille Anastasia pour y acheter des câbles et des cordes. Troublés (« Oh my »), les deux conviennent d’un photo shoot pour illustrer l’article de Kate. Après la séance, ils discutent et accumulent toujours autant de sous-entendus. Anastasia ne sait que faire, engoncée dans son rapport d’attraction-répulsion envers son doucereux bellâtre (« Jeez », se dit-elle). Les onéreux cadeaux dont l’inonde Christian ne font qu’ajouter à sa confusion. A bout de nerfs, elle va se bourrer la gueule (« Oh my »), appelle Christian, lui raconte n’importe quoi, se fait draguer avec de plus en plus d’insistance par son ami photographe José – oui, José. Grey surgit de nulle part et neutralise l’impétrant.

Anastasia se réveille dans la somptueuse chambre d’hôtel de Christian Grey, qui lui révèle qu’il n’a pas abusé d’elle mais qu’il aimerait bien le faire (« Oh my »). Il fait état d’un accord de confidentialité à signer, et la tripote un chouïa dans l’ascenseur. Plus tard, le PDG offre une ballade à sa dulcinée à bord de son hélicoptère Charlie Tango (« Jeez »), puis l’invite à visiter sa “Chambre Rouge de la Douleur“ : une grande pièce dévolue aux plaisirs de tout l’arsenal Bondage (« Oh my »), Soumission (« Oh my ») & Sado-Masochisme (« Jeez »). Après l’accord de confidentialité, Grey souhaite faire signer un autre contrat à Anastasia, et la transformer ainsi en soumise, qui n’aurait ni le droit de le toucher ou de le regarder dans les yeux (« Oh my »).

Anastasia révèle à son compagnon qu’elle est encore vierge. Pas de problème ! Christian se propose de remédier à la situation pour le bien-fondé de leurs futurs engagements contractuels. Il ravit la fleur d’Anastasia (« Oh my » X 42), la présente à sa mère (« Jeez ») et lui révèle qu’il a été initié aux choses du sexe à l’âge de 15 ans par une amie de la famille (« OH MY »), et qu’il a toujours eu 50 degrés de folie (« Fifty Shades of fucked-up »).

S’ensuivent des dizaines et des dizaines de pages où Anastasia hésite, reçoit des cadeaux, pèse le pour et le contre, découvre la fessée et de nouveaux jouets sexuels dont elle ne soupçonnait pas l’existence, coïte avec Christian (tous ensemble : « Oh my »), hésite, décroche un job d’assistante dans une maison d’édition que Christian finira par racheter pour mieux exercer son art peu subtil du contrôle. Finalement, Ana demande à son amant de lui montrer ce qu’est, pour lui, une “punition“. Christian la fouette violemment avec une ceinture, la souffrance d’Anastasia est double : non seulement elle ne tient pas la douleur, mais elle percute enfin que ce n’est pas trop son truc. Elle quitte Christian et son appartement, dans cet ordre-là.

Fifty Shades Darker

Trois jours ont passé, Anastasia n’est que douleur. Elle ne mange plus et ne dit même plus « Oh my ». Plongée dans son nouveau travail, elle refoule sa laborieuse histoire d’amour, pour mieux se la reprendre en pleine tronche lorsque Christian lui propose de l’emmener au vernissage de son ami José. Au bout d’une interminable session à base de “mais je“ / “mais tu“ / “mais nous“ et d’intenses négociations contractuelles sur les limites d’Anastasia, Grey en révèle un peu plus sur son passé : sa mère biologique était une pute à crack, son mac frappait le jeune Christian avec un tuyau, et il a passé quatre jours avec le cadavre de sa génitrice suicidée avant qu’on ne le retrouve – il n’avait alors que quatre ans, et fut ensuite adopté par les Grey. Le petit cœur arc-en-ciel poney chamallow d’Ana fond sur place, et les deux tourtereaux se réconcilient.

De retour chez elle, Anastasia découvre un nouveau cadeau de Christian : un iPad ! En plus, il lui a fait une playlist ! « Oh my », lâche-t-elle enfin. Au bureau, Ana reçoit la visite d’une singulière jeune fille aux intentions floues, et l’oublie derechef pour aller boire un verre avec son supérieur, Jack Hyde, avec lequel Christian livrera un combat de coq pour marquer son territoire. Une fois cette besogne accomplie, les deux amants peuvent se la donner velu dans l’appartement d’Anastasia. Après avoir joui, ils se jurent de ne plus se quitter, puis remettent le couvert avec des liens et de la glace (« Oh fucking my », ose-t-elle). Le souvenir de l’étrange jeune fille à son bureau revient subitement à Anastasia, Christian lui révèle qu’il s’agit sans doute de Leila, une ancienne de ses soumises.

Ana accepte d’accompagner Christian à un bal caritatif organisé par son père. Le bachelor emmène sa bachelorette dans un salon de beauté appartenant à sa dominatrice formatrice, Elena Lincoln. Anastasia se fige en la voyant, mais tout finit par s’arranger autour d’une bonne partie de jambes en l’air. Au bal, Ana rencontre le reste de la famille Grey ainsi que le Dr Flynn, le psychiatre vraisemblablement millionnaire de Christian, et se fait déshonorer par son amant de multiples fois. Et encore dans les 50 pages suivantes. La menace Leila se précise, on apprend qu’elle se serait faufilée dans la chambre d’Anastasia dans son sommeil et qu’elle aurait acheté une arme, mais globalement, ça ne freine pas du tout leur appétit sexuel – tout au plus, Ana rechigne devant les mesures de sécurité draconiennes imposées par son amant.

En revenant chez elle d’un drink avec son ami Ethan (le frère de Kate), Anastasia se retrouve face à Leila et au revolver chargé qu’elle pointe sur elle. Christian arrive, récupère son arme, lui fait prendre un bain, envoie son ancienne soumise chez le psy et… c’en est fini de la sous-intrigue. Sous le coup de l’émotion, Grey demande la main d’Anastasia, qui doit réfléchir parce que c’est quand même vachement brusque.

Sous l’emprise de l’alcool, Jack Hyde fait de grossières avances à la frêle Ana : Christian vire illico le malotru, et Anastasia est promue pour combler le vide. Les deux amants font mumuse dans la Chambre Rouge de la Douleur, puis de façon plus classique. Le jour de l’anniversaire de Christian, Ana l’attend chez lui avec toute sa famille, pour apprendre avec horreur que son hélicoptère Charlie Tango ne répond plus. Heureusement, en pilote émérite, Christian a réussi à poser l’appareil malgré ses inexplicables avaries, et revient sain et sauf. Sous le coup de l’émotion, Anastasia accepte sa proposition de mariage. Tapi dans l’ombre, Jack Hyde ricane : le sabotage de l’hélicoptère n’était que la première mouture de sa vengeance diabolique.

Fifty Shades Freed

Love is all. Les amants convolent en justes noces, et s’en vont chiller leur race à Londres, Paris, Monaco, Cannes et Saint-Paul-de-Vence. Et foncièrement, en dehors des habituelles sauteries, il ne se passe pas grand-chose. Ana fait du jet-ski, achète un appareil photo, et Christian apprend que le siège de sa compagnie a été victime d’un incendie peut-être criminel. Une fois rentré, sans crier gare, les deux jeunes époux se retrouvent au cœur d’une poursuite automobile avec un mystérieux poursuivant !!! Au bout d’une dizaine de pages TREPIDANTES, Ana se gare dans un parking, et Christian la prend dans la voiture, puis dans la Chambre Rouge de la Douleur.

Anastasia identifie Jack Hyde sur une vidéo de surveillance datant d’avant l’incendie. Pour fêter ça, les mariés se tripotent devant un épisode de X-Files (la saison n’est pas précisée). Christian force Ana à adopter son nom de famille, Ana lui coupe les cheveux, s’occupe de la déco de leur nouvelle maison, puis ils « fuck hard ». La routine, quoi.

Un soir, passant outre les recommandations de Christian, Ana va boire un coup en ville avec Kate. Elle ignore que pendant ce temps, Jack Hyde s’est introduit dans le domicile conjugal pour la kidnapper… Le salopard est neutralisé par un garde du corps et emprisonné, révélant au passage des liens troubles avec la prime jeunesse de Christian, à Detroit. Grey met une quinzaine de pages à pardonner la désobéissance d’Ana, puis tente de la rendre folle en la frustrant sexuellement. Malheureusement, il échoue.

Christian fait une surprise à sa dulcinée, et l’emmène en vacances à Aspen avec tous ses amis. Croyez-le ou non, mais il ne se passe pas énormément de choses pendant le séjour. Le frère de Christian demande sa main à Kate, Ana gifle un dragueur en boîte de nuit, et c’est à peu près tout.

ENFIN de retour au travail après sa lune de miel et ces vacances impromptues, Ana ne peut se résoudre à bosser puisqu’elle reçoit la visite de Leila et d’une autre ex soumise de Christian, qui passaient a priori dans le coin. Grey est une nouvelle fois furieux contre Ana, et devinez quoi ? Ils font l’amour et tout rentre dans l’ordre. Mais pas pour longtemps : Ray, le père d’Anastasia, est victime d’un accident de la route et sombre dans le coma.

Peu de temps après son réveil, Anastasia apprend qu’elle est enceinte, ce qui rend Christian encore plus furieux. En plein schisme, le couple doit affronter un ultime coup dur : Jack Hyde, libéré sous caution, vient d’enlever Mia, la sœur de Christian, et réclame 5 millions de rançon à Ana. Au mépris de toute règle élémentaire de sécurité, la future mère (qui vient d’appeler son rejeton « Blip », d’après le bruit de la sonde responsable de sa découverte) prend un flingue,  procède à l’échange et tire sur Hyde non sans avoir pris quelques coups au passage.

Anastasia sort de 24 heures de coma sous les yeux plus énamourés que jamais de Christian. Ils regrettent tous deux leurs errements, embrassent leur destin de parents, dorment ensemble dans le lit d’Ana. Plus tard, nous apprendrons que Jack Hyde était en fait le frère adoptif de Christian dans une famille d’accueil avant que les Grey ne l’emporte avec eux (« Oh, yeah, now I remember » s’exclame Christian), mais tout cela n’a strictement aucune importance. L’épilogue nous dévoile une famille heureuse, unie, et comblée sexuellement – même le deuxième bébé en route semble aimer ça, fait remarquer Christian après l’orgasme, sans se douter des implications psychologiques troublantes de cette sortie.

Addendum

Voilà pour les grandes lignes de l’intrigue. Pour parvenir à une réelle appréhension de la sève de ces ouvrages, il convient de préciser plusieurs points :

– Ce qui frappe le plus dans la prose d’Erika Leonard, outre son absence quasi totale de style, c’est son hallucinante propension à la répétition. Ça ne se cantonne pas aux innombrables interjections de son héroïne (« Oh my » et « Jeez », au cas où vous auriez déjà oublié), ça concerne également les attitudes physiques de Christian Grey (qui n’arrête jamais de pencher la tête sur le côté, de lancer des regards troublants, de prendre des poses sexy ou de rouler des yeux) et d’Anastasia (qui n’arrête jamais de se mordre la lèvre, de rouler des yeux, de glousser, de rougir ou de pleurer à la moindre occasion), et contamine même la mécanique narrative. Par exemple, pour relancer son histoire, Erika Leonard use systématiquement du même stratagème : Christian interdit quelque chose à Anastasia, celle-ci accepte puis change d’avis, Christian n’est pas content, ils s’engueulent, font des sous-entendus, puis s’envoient en l’air. L’air de rien, ça meuble tout de même une trentaine pages.

– L’auteur mène son récit à la diable, sans jamais prendre la peine de développer des pans d’intrigues qui ne l’intéressent visiblement pas. Christian est un super PDG philanthrope, qui fait apparemment des trucs humanitaires super chouettes, mais on n’en saura jamais plus. Les personnages secondaires sont cantonnés à leur fonction, surgissent et disparaissent au gré des soudaines humeurs de l’histoire. Les quelques climax sont d’une mollesse à se pendre, la construction des deux protagonistes principaux est franchement laborieuse, la psychologie si “complexe“ de Christian Grey ressemble à un exercice schématique pour étudiants en première année.

– Les scènes de sexe ne bénéficient pas d’un meilleur traitement. Une fois sur deux, elles empruntent la même structure (rapides préliminaires, attente, pénétration, attente, orgasme). En fait d’initiation érotique, la geste d’Anastasia est décrite avec la même passion que le déroulé d’une après-midi d’accrobranche – oh my, de nouveaux lieux, de nouveaux jouets, de nouvelles positions.

– Malgré ses multiples saillies décortiquées par le menu, la trilogie Fifty Shades est d’une extraordinaire niaiserie. On y trouve des phrases telles que « Sentimentale ? Oui, je suis sentimentale, parce que je t’aime » (dans Fifty Shades Freed, si vous tenez vraiment à le savoir). L’auteur épouse le point de vue de son innocente Ana et n’en dévie jamais, même lorsque les éléments se déchaînent autour d’elle. Jusqu’au bout, Anastasia demeure un délicat électron libre aux nerfs à fleur de peau, ce roc de moralité à la larme facile ; au final, elle aura appris à vivre avec beaucoup d’argent et une sexualité débridée. Quant à Christian, il aura découvert que l’amour véritable peut guérir du sadomasochisme.

– L’un des plus grands mystères de toute cette histoire reste l’adoubement inconditionnel de Bret Easton Ellis. Un constat s’impose : quand il n’écrit pas des romans ou des scripts trash et nihilistes, Ellis est une pisseuse.


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