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Primavera Cruise

Premier jour

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Compte-rendu aussi exhaustif que possible du grandiose festival musical de Barcelone.

(crédit photos : Cholette)

C’est peu dire qu’on prend plaisir à revenir sur le site du Parc del Forum de Barcelone, transformé pour trois jours en sanctuaire musical à l’éclectisme foutrement revigorant. On a même envie d’attraper le personnel à l’entrée par les cheveux pour le punir de nous retenir de si cruelles minutes – un peu de patience, le passe magique se love autour du poignet, et l’on se précipite tels de jeunes chiens fous parmi nos congénères mélomanes.

La bave aux lèvres, on arrive donc juste à temps pour voir Baxter Dury se la donner sur la scène San Miguel. Engoncé dans son personnage de crooner rock veillant à bien avoir l’air de ne pas y toucher, Dury assure le show avec une certaine classe, solidement soutenu par ses musiciens. Pas forcément adaptées à une telle jauge, les compositions de Happy Soup occupent pourtant l’espace, et fédèrent les festivaliers à peine débarqués sur le spot.

Sitôt la dernière note entendue, on fonce vers la scène Pitchfork, en contrebas, encore plus près de la mer. On y attend le quatuor danois juvénile Iceage, qu’on nous présente comme la fusion entre le punk californien et Joy Division, ce qui ne peut que nous ravir. Quand le concert commence, il faudra rapidement déchanter : des déflagrations bruitistes balancées comme pour s’en débarrasser, un chanteur “torturé“ donnant l’impression de plus bosser ses poses que son interprétation, et des blancs de plusieurs minutes entre chaque morceau ont raison de toute notre bonne volonté. Du coup, on se replie sur la scène Vice, juste à côté, pour voir les deux derniers morceaux de Peter Wolf Crier : un batteur déchaîné et visiblement en heureuse transe soutient les montées dans les aigus de son camarade songwriter.

Cahin-caha, on se retrouve devant les rockeuses aussi tatouées que monstrueusement efficaces de Bleached, devant lesquelles H-Burns, le ministre de la folk drômoise, kiffe gentiment la vibe avec ses homeboys & girls. Nos deux crews fusionnent momentanément pour se rendre de concert à l’ATP, voir Lee Ranaldo. L’ancien guitariste de Sonic Youth, flanqué de compagnons de route à sa vénérable hauteur (dont Steve Shelley), fait progressivement monter la pression musicale, passe d’un show de consciencieux fonctionnaires du rock à une véritable démonstration de puissance sonore, sans jamais forcer, avec une évidence et une humilité tout à son honneur.

Pour le premier live dans le somptueux amphithéâtre en plein air, on sera plutôt gâtés avec la performance de Mazzy Star. En amont, la nostalgie monte à plein régime – la voix de Hope Sandoval, surgies du fond des ténébreuses années 90, donne illico envie de regarder par la fenêtre couvertes de pluie d’un air absent, comme dans toutes les séries blanches (Friends, particulièrement) de cette décennie. La chanteuse n’a rien perdu de sa puissance d’évocation, et le groupe construit autour de cet écrin vocal un set planant, inspiré, quasi magique dans le décor qui l’accueille.

Puis vient le moment d’aller voir Beirut, ambiance midinette pour ma part, un peu moins pour le reste du groupe, mais nous tenons bon. A travers ses chansons, Zach Condon donne l’image d’un garçon frêle, timide, une superbe brindille que le moindre coup de vent sonore pourrait envoler. Sur scène, c’est le contraire : un musicien émérite, donnant de la trompette pour de chaudes envolées dont il a le secret, et dont la voix subjugue. Quand résonnent les premières notes de Nantes, le garçon de Santa Fe a totalement ravi mon petit cœur d’albâtre.

Vient ensuite le premier schisme d’un festival qui risque d’en comporter beaucoup dans les jours à venir : la programmation est si dense qu’il faut parfois faire des choix cornéliens – on a déjà dû zapper Wilco pour aller voir Beirut, et là, ce sera soit Refused soit The XX. On parvient tout de même à savourer les deux premiers morceaux de la mythique formation punk, qui ne lâche rien de sa hargne passée. The XX, de leur côté, assurent un show propret, inoffensif et légèrement attachant, à l’image de leur album.

Au gré des ultimes déambulations, on assistera aux gesticulations frénétiques de ASAP Rocky pour ajouter quelques grammes de hip hop dans un monde brutes, et on manquera s’endormir au live de Spiritualized, laissant juste quelques forces pour rentrer dans nos pénates et se préparer pour la deuxième journée

Deuxième jour

Au bout de deux jours de festival et de pérégrinations de plus en plus erratiques, on peut tirer quelques observations à la sauvette. Dans sa masse évanescente, le public espagnol est quand même un peu plus funky que son homologue français, et pas uniquement à cause de la prolifération de poom-poom shorts chez les filles et de shorts slims chez les garçons – ici, l’on apprécie plus volontiers le son offert, sans se sentir obligé de brandir ses appendices téléphoniques à tout bout de champ pour prouver à ses amis Facebook qu’on est de sortie grâce à une photo floue. Si l’an dernier, les groupes invités réagissaient volontiers aux mouvements sociaux qui animaient le pays (bon, généralement, ça ne dépassait pas le « Hey, les Indignados, c’est cool »), cette année, ils semblent déjà l’avoir oublié. Et sinon, rien ne vaut une bonne vieille tête d’affiche pour fédérer les âmes et les corps.

En arrivant sur le site, la prolifération de t-shirts The Cure (enfin, encore plus que dans n’importe quel festival étiquetté indé, quoi) donne une idée du live attendu fermement par la plèbe primaveresque. Par souci de contradiction, on va s’enfermer à l’Auditorium pour le concert de l’éthérée Laura Marling. Tout de suite, ça change d’ambiance : assis, plongé dans le noir, baigné dans une acoustique beaucoup plus correcte que la moyenne du festival, on se vautre dans la qualité d’écoute des petites sucreries pop folk de la britannique. On se surprend à rêver d’un monde musical meilleur, où chacun…

–          Alors, t’en dis quoi ?

–          Plutôt beau, et toi ?

–          Bof. On va boire une bière ?

–          D’accord.

Le temps d’attraper une première pinte, d’apprécier deux morceaux revigorants d’énergie psyché d’Other Lives, et on retourne à l’Auditorium pour le set de Jeff Mangum, chanteur de Neutral Milk Hotel revenu de sa retraite pour combler ses fans débarqués en gigantesque masse. Au point que malgré nos tickets honnêtement glanés pour être sûrs d’assister au show, la turgescente file d’attente et le caractère foncièrement relou de la sécu à l’entrée, qui vous défait de vos victuailles histoire qu’un salopard vous les pique pendant le concert, nous pousse à tourner les talons. Prends ça, Jeff Mangum.

Méditant sur ces sombres mésaventures avec le recul propre aux sages qui n’ont pas encore bu trop de bières, direction la scène Pitchfork pour se poser au premier rang du concert de Dirty Beaches, alias Alex Zhang Huntai, alias le challenger le plus sérieux pour le titre d’homme le plus classe du monde. L’ayant à peine entr’aperçu à la dernière Route du Rock, transi de froid sous la pluie battante, on n’avait eu jusque là qu’une modeste idée de ce que son génial Badlands pouvait rendre sur scène. En t-shirt semi-moulant, tous tatouages dehors, lunettes de soleil et attitudes badass tout sauf calculées, secondé par un guitariste aussi monolithique que pénétré, Zhungtai envoie le bois, le plâtre, et quelques parpaings en rab pour les ultimes rétifs. Les boucles concentriques des morceaux deviennent encore plus furieuses, les riffs plus agressifs, la voix plus heurtée, frontale. Ça crache de la violence, du sexe, et on en redemande.

On ne sera pas vraiment récompensés sur ces deux points avec les lives suivants. A l’ATP, le concert de I break horses était sans doute pas mal, mais le son était tellement atroce qu’il était difficile de s’en rendre compte. Dans le bel amphithéâtre en plein air de la scène Ray-Ban, les membres d’Afrocubism font danser une foule clairsemée au rythme d’un set gentillet et bougrement inoffensif. Tout cela manque cruellement de chair.

Mais heureusement, la bande à Robert s’apprête à livrer un concert anthologique, tant pour ses fans transis que pour les novices du son The Cure (si, si, il en reste). Pendant les deux premiers morceaux, on prend un tout petit peu peur : monsieur Smith ressemble de plus en plus à une grand-mère qui aurait laissé son petit-fils la maquiller pour Halloween, et le tempo est plutôt mollasson. Passée cette courte mise en jambes, et l’exemplaire complémentarité de la formation prend le dessus, comme sa languide énergie rock, dont la mélancolie à fleur d’organe vocal aura su traverser les décennies sans jamais prendre de coup de vieux. Pendant près de trois heures, le groupe voyage dans son répertoire sans aucune faute de goût, dispense ses tubes historiques pour la plus grande joie d’un public ravi, en transe, et en nombre.

Vient alors le moment de plonger dans des arcanes encore plus dark avec les irrécupérables norvégiens de Mayhem. Morceaux de barbaques en suspension au-dessus des lignes de guitare dopées à la testostérone d’un autre temps, signes cabalistiques, micro en forme de sceptre sataniste, chanteur au look de zombie revenu à la vie depuis beaucoup trop d’années, le groupe s’impose en partie sur son décorum, son histoire sulfureuse qui parle quasiment d’elle-même, mais surtout sur son intransigeance musicale, qui n’aura pas bougé d’un iota depuis les premiers frissons morbides ressentis à leur écoute. Du dark métal guttural, proféré tête dans le guidon, devant un public pas vraiment synchrone – malgré une prestation formidablement brutale, ces vétérans de la vocifération Satan-friendly font un peu erreur de casting.

Est-ce l’agrégat de toutes ces matières sonores contradictoires accumulées en ce deuxième jour ? La fatigue, les abus divers, le manque de hot dogs, la vieillesse précoce ? Toujours est-il que le live du tandem de SBTRKT aura raison de la moitié du groupe, pas du tout réceptive aux dérives dancefloor / clubbing des anglais. Le public, lui, suit le mouvement sans se laisser prier – tant qu’il y aura des basses…

Troisième jour

Le dernier jour tant redouté est arrivé. La bouche est pâteuse, les articulations rouillées, le cortex cotonneux, le corps se traîne et la mécanique ne se met en route qu’après d’embarrassants ratés. Mais il faut continuer, c’est important.

D’autant que les hostilités démarrent avec Sharon Van Etten, dernière révélation en date de l’éternel vivier de Brooklyn. Le plaisir ressenti sur disque est à la hauteur de la personnalité de la chanteuse, et de sa chaleureuse complicité avec ses excellents musiciens – le groupe enchaîne les trompeuses balades folk vite transformées en furies galopantes. Les ultimes morceaux ne laisseront aucune chance aux sempiternels spectateurs immobiles, jusqu’au finale, purement jouissif, exécuté avec panache et un grand sourire contagieux aux lèvres – on en a vu tomber amoureux pour moins que ça.

En attendant le premier plat de résistance de la soirée, on picore un chouïa. Les quatre derniers morceaux des londoniens de Veronica Falls, dont la pop nostalgique et lumineuse nous donnerait presque envie de leur faire des bisous, et une toute petite poignée des californiens de Sleepy Sun, pour faire le plein de décibels de bon aloi ; puis c’est le retour vers la scène San Miguel, où commencent tout juste à s’ébrouer les Kings of Convenience. Si le Primavera regorge de hipsters à un niveau rarement atteint de mémoire de festivalier pas franchement vétéran, voici sans nul doute leurs prophètes. Looks de nerds tentés par le mormonisme, hérauts d’un folk atmosphérique dont les rares écarts mélodiques ne font qu’asseoir leur volonté de bercer les mélomanes en fin de course affalés sur l’herbe alentour, nos absurdes sex-symbols norvégiens du moment charment l’assemblée sans jamais, JAMAIS élever le ton.

Dans un petit nuage, toute la faune hipster et l’autre moitié du public de Primavera flottent vers l’autre grosse scène sponsorisée de l’événement, la mal nommée Mini, pour le très attendu concert de Beach House. Sur le fond, grand-chose à redire aux diaphanes envolées de la nièce de Michel Legrand – le set s’égrène sans fausses notes, la voix planantes de Victoria s’accorde toujours aussi bien à des compositions entêtantes. Sur la forme, dans tous les sens du terme, c’est une autre histoire. Trop d’attente tue-t-elle l’attente ? Trop de down tempo d’affilée tue-t-il le down tempo ? Trop de Primavera tue-t-il les performances exigeantes du troisième jour ? Toujours est-il que contrairement à la majorité d’un public en plein ravissement, je n’arrive jamais à rentrer dans le live et passe faire un tour, pour dégourdir ces foutues guiboles qui pèsent de plus en plus lourd, au stand Umbrella Corporation installé non loin par Sony, juste pour vérifier qu’il s’agit d’une promo hors sujet et hors de propos pour le dernier nanar de la catastrophique saga Resident Evil. Ça, c’est fait.

Rien ne va plus. La motivation baisse en flèche sournoise. Shit is getting hard. Mais heureusement, il y a Shellac. Le trio fatal de Chicago démontre déjà, dans un premier temps, qu’il est tout à fait possible d’avoir un son correct sur la scène de l’ATP – il est vrai qu’avoir des ingés sons de la pointure de Steve Albini et Bob Weston dans le groupe doit quand même foutrement aider. Et côté musique, tous les aspirants rockeurs en prennent pour leur grade. Si l’on redoute parfois la rigueur et la sécheresse de la démonstration technique aux premières syncopes martiales du batteur Todd Trainer, le noise purement jubilatoire (pour les amateurs, s’entend) reprend ses droits avec dynamique proprement spectaculaire, un véritable rouleau-compresseur sonore qui vous laisse pantois, haletant, et accros aux mantras surréalistes proférés par Albini.

Rupture de ton mais pas d’enthousiasme avec les anglais de Wild Beasts, qui se mettent le public dans la poche dès leur première adresse directe, toute en sollicitation adorablement queer. Le set s’élabore comme une machine de guerre entre rock et dancefloor, dont l’énergie foutrait illico la honte à tous les Scissors Sisters en herbe.

Enfin, vient l’ultime morceau de bravoure du Primavera avec le concert de Yo la Tengo. Pendant que deux camarades reconnaissent Dirty Beaches dans la foule et lui sautent dessus pour lui rappeler à quel point il est l’homme le plus classe du monde (il le sait déjà mais fait mine de rien parce qu’il a, non, il est la classe), le trio joue avec le public sans se soucier de l’épuisement des uns et de l’excitation apoplectique des autres – autant dire que la première moitié du set, tout en très légères montées et immédiates redescentes vers des contrées un peu trop lénifiantes pour être honnêtes, a raison d’une grande partie des spectateurs. Les plus patients seront récompensés par un basculement vers des territoires plus électriques, où la maîtrise d’un jeu nerveux ne propulse pas vraiment le live dans la stratosphère, mais pas très loin.


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