Couvent de la Tourette
Mieux vivre ensemble. Tant pis si l’expression a des airs de tarte à la crème resservie à chaque élection. Au début du vingtième siècle, les ouvriers vivent dans des logements insalubres et la France a l’un des plus forts taux de mortalité au monde. Soucieux de la santé de leurs administrés et surtout des moins aisés, des maires téméraires comme Lazare Goujon à Villeurbanne et Édouard Herriot à Lyon font alors fait appel à des architectes inventifs pour que tous vivent mieux ensemble.
En 1934, les Gratte-ciel (Villeurbanne) et le quartier des États-Unis (actuellement dans le 8e arrondissement de Lyon) sont inaugurés. À Lyon, Tony Garnier a travaillé sur l’espace intérieur et extérieur et construit des îlots entourés de verdure. À Villeurbanne, l’ensemble dessiné par Morice Leroux et Robert Giroud est plus imposant, mais l’accent est également mis sur la praticité des immeubles : où que l’on soit logé, il est possible d’accéder à un commerce du rez-de-chaussée sans mettre le nez dehors, se protégeant ainsi du froid.
Et surtout, audace rare : la construction du règlement urbain (réseaux d’assainissement, de gaz, d’électricité) se fait en même temps que les immeubles. C’est une révolution sanitaire : pour la première fois, des ouvriers ont accès au tout à l’égout, à l’eau courante et à l’électricité. La salle d’eau n’est pas encore dotée de douche, mais les toilettes ne sont plus sur le palier. Lazare Goujon, médecin de profession, en a fait une philosophie : les ouvriers doivent être protégés au maximum des pollutions de l’usine, s’aérer et être soignés. Aux États-Unis, ce sont les jardins, précurseurs des espaces verts, qui jouent ce rôle hygiéniste.
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Au possible, tous sont tenus
En regroupant la cité des États-Unis, les Gratte-ciel et trois autre lieux (couvent de la Tourette, quartier de Firminy-Vert et la Cité des Étoiles de Givors) sous le label «Utopies réalisées», l’association Région Urbaine de Lyon a souhaité développer un parcours de tourisme architectural du XXe siècle ouvert à tous avec des visites libres ou des visites guidées en extérieur comme à l’intérieur des bâtiments.
Le terme d’ »utopie » qui a été retenu est à prendre selon la définition de Thomas More en 1516 : un contre-projet et donc quelque chose de réalisable. Le Corbusier s’échine d’ailleurs durant toute sa carrière à inventer de nouveaux possibles alliant vie individuelle et vie collective dans un logement digne et livre en 1933 dans une bible de l’architecture, le traité d’Athènes, les quatre fonctions de la ville : habiter, travailler, cultiver le corps et l’esprit et circuler. Il applique à la lettre ces préceptes avec la cité de Firminy-Vert.
Appelé par le maire Eugène Claudius-Petit (ancien ministre de la Reconstruction et donc du logement), « Corbu » sort la ville de son noir industrieux pour l’amener vers le vert. Il y a 12% de l’espace dédié à l’habitation pour 88% aux habitants. Une barre de 414 logements, un stade, une maison de la culture, une piscine et une église. L’unité d’habitation porte sa marque de fabrique : construction sur pilotis (pour gagner de l’espace, de la transparence et servir de murs porteurs), façades libres à grandes fenêtres, toit-terrasse et de la lumière, son matériau premier avec le béton.
L’agnostique Corbusier travaille également à un édifice religieux au service d’un ordre mendiant, les Dominicains, ouvert sur l’extérieur, jamais replié entre ses murs : le couvent de la Tourette à Éveux où il minimise autant qu’il peut la lumière artificielle. Quelques petits néons au pied des escaliers, aucune lumière zénithale. Les fenêtres-bandeau guident la marche dans les couloirs, les fleurs de béton marquent les virages.
À Firminy comme à Éveux, son complice musicien Yannis Xenakis dessine de grandes façades en verre ondulatoire de largeurs différentes pour casser la monotonie de la perspective tout en laissant pleinement entrer la lumière. Dans les deux lieux, pour définir les hauteurs et largeurs des pièces, il applique son unité de mesure fondée sur les dimensions humaines : le modulor, soit un homme d’1m83 qui les bras levés fait 2m26 (hauteur du plafond).
Ce vieux rêve qui bouge
Dans les années 70, alors que les grands ensembles sont mal perçus et que les principes de Le Corbusier, dévoyés faute de moyens, ont conduit à entasser les gens sans se préoccuper de leur confort, le maire communiste de Givors Camille Vallin refuse plus de vingt projets de barres avant d’accepter celui de Jean Renaudie.
Ce sera l’impressionnant dédale de la cité des Étoiles, construite dans le centre-ville. 207 appartements, avec chacun deux balcons et des services au rez-de-chaussée (bibliothèque, théâtre, commerces, crèche, commissariat). Si Renaudie critique ici l’aspect universaliste (formes simples, couleurs primaires) de ses prédécesseurs en créant des logements tous différents, il en garde l’aspect majeur : apporter à l’homme une élévation personnelle par une qualité architecturale.
Aujourd’hui, ces bâtiments ont vieilli, mais ils remplissent toujours leur première fonction. Tous ou presque sont encore du logement social et les habitants oublient qu’ils vivent dans des monuments classés : ils sont simplement chez eux. Assurément la plus belle victoire de ces architectes modernes.
Par Nadja Pobel
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