Il est 20 heures, une odeur de barbecue se dégage de la terrasse d’un immeuble flambant neuf, derrière des haies bien taillées. Au milieu de ce quartier résidentiel du 3e arrondissement de Lyon, une école moderne. Un établissement comme les autres, ou presque. Sur la porte d’entrée, entre le menu de la cantine et les annonces destinées aux parents, de multiples affiches estampillées « une école pour toit » interpellent le visiteur dès son arrivée:
« Des papiers en règle mais pas de toit, on ne peut pas accepter ça, la mobilisation continue »
Gabi et ses deux enfants Romela, 15 ans et Dragos, 9 ans
Repas en salle parents-profs et dortoir dans le gymnase
Comme dans d’autres écoles lyonnaises, de nombreux élèves n’ont pas accès à un logement. Alors que des comités sont constitués dans le 2e arrondissement, la mobilisation prend ici la forme d’une occupation, comme l’avaient fait précédemment les parents de l’école Victor Hugo dans le 1er arrondissement.
Depuis le 31 mai, sous l’impulsion d’un collectif de parents d’élèves, la salle des réunions parents-profs s’est transformée en véritable lieu de vie. Une sorte de salle commune servant aussi bien de cuisine, de salle à manger, de bureau pour les devoirs des enfants.
Anne d’Arras, enseignante dans une autre école et mère de deux enfants scolarisés à Montbrillant, résume le déroulement d’une journée :
« Tous les soirs, parents et enfants s’installent dans le petit gymnase d’activité de la maternelle, transformé en dortoir. Il peuvent prendre leurs repas dans l’école et leurs douches dans le gymnase. Ils rangent et partent le lendemain avant l’arrivée des premiers élèves. »
Sur la porte du frigo sont affichés les horaires effectués par chacun. De jour comme de nuit, une quinzaine de parents d’élèves volontaires se relaient pour assurer une permanence. Deux ou trois volontaires accueillent les familles en début de soirée, l’occasion d’échanger quelques mots. L’un d’entre eux passe ensuite la nuit à l’école, avant d’être remplacé à 6h du matin.
Une promiscuité difficile au quotidien
Les réserves de nourriture sont entreposées dans un coin et de petites plaques de cuisson permettent aux familles de cuisiner. Un progrès par rapport aux premiers jours durant lesquels il fallait apporter les repas directement des appartements des parents. Mais les rapports humains aussi ont évolué, analyse Anne :
«Au début on les prenait plus en charge, on leur faisait même à manger. Maintenant on essaye de leur laisser plus d’autonomie et d’intimité.»
De quoi retrouver un semblant de vie de famille, même si la cohabitation ne va pas sans quelques frictions parfois :
« Ce n’est pas une collocation, ils n’ont pas choisi de vivre de cette manière, c’est normal qu’il y ait des moments plus compliqués. »
Occuper l’école : une mesure d’urgence
Les deux familles ont des destins parallèles. Deux mères isolées, deux garçons scolarisés en primaire et deux filles un peu plus âgées inscrites au collège. L’une, arrivée de Roumanie en 2010, est en situation régulière et possède un titre de séjour. La deuxième, originaire du Kosovo, a été déboutée d’une première demande de droit d’asile. Une deuxième est en cours.
Durant l’hiver, ils sont d’abord hébergés dans des « hôtels sociaux », via des organismes comme Forum Réfugiés. Mais, dès mi-mai, la famille roumaine se retrouve sans logement et s’installe sur un parking. Le 22 mai, c’est au tour de la famille kosovare d’être mise à la rue, le jour même où Cécile Duflot annonce pourtant le maintien du plan hivernal jusqu’à la fin du mois.
Dans un premier temps, des cafés solidaires sont organisés pour récolter des fonds et payer quelques nuits d’hôtel. « Ça permet de répondre aux besoins les plus urgents », précise Anne. Mais l’argent manque. En accord avec la directrice, familles et bénévoles décident de les accueillir dans l’école : « On ne pouvait plus reculer », affirme Anne Magnin-Baghe.
Les enfants font les interprètes
De la première famille originaire du Kosovo, nous ne saurons pas grand-chose si ce n’est qu’elle refuse qu’on la prenne en photo ou que l’on mentionne son nom, de peur qu’ »on la reconnaisse » dans son pays natal. L’épuisement et l’envie de protéger ses enfants se lisent sur le visage de la mère.
Le dialogue est difficile, d’autant plus que seuls les enfants parlent bien le Français et font les interprètes pour leurs parents. A ce petit jeu de traduction, Romela excelle. A 15 ans à peine, l’aînée de la seconde famille, arrivée de Roumanie en 2010, connaît les rouages administratifs :
« On va déposer un deuxième recours DALO (Droit au logement opposable, ndlr), le premier a été déposé en novembre »
« Plus tard, je veux être avocate »
À force d’accompagner sa mère, Romela connaît toutes les procédures par cœur. Elle parle de recours, de référés administratifs et de rendez-vous à la Maison du Rhône avec l’assistante sociale comme d’autres enfants racontent ce qu’ils ont vu à la télé. « Plus tard je veux être avocate en droit pénal », lance-t-elle le plus sérieusement du monde.
Romela et sa mère Gabi
Bavarde, elle énumère ses « passions ». La lecture d’abord. « J’ai lu les Misérables, Roméo et Juliette, et beaucoup de poésie », détaille-t-elle.
Elle écrit aussi, pour le journal « Triolet News » du collège Elsa Triolet de Vénissieux où elle est inscrite. Sa fierté ? « Un article sur le film Titanic, le seul qui me fait pleurer à chaque fois ».
Dragos, son frère cadet, est plus réservé. « Au début ça a été difficile de le convaincre de venir ici, il ne voulait pas que les gens nous voient comme ça », raconte Gabi, la maman, avant d’aller faire les lits avec Romela. Il y a encore quelques semaines, tous habitaient sur un parking, où ils ont encore quelques affaires.
De l’école Montbrillant, Romela met près de 45 minutes pour aller au collège, en métro et en tramway. « Moi je mets deux secondes », s’amuse Dragos. Il n’a qu’à se lever pour se retrouver devant la porte de sa classe de CE2.
« À la rue avec un nouveau-né »
A l’origine de l’action, une « prise de conscience », ou plutôt une « sensibilisation », selon le mot d’Anne Magnin-Baghe. « Ces élèves sans logement sont les amis de nos enfants, c’est par eux que nous avons été alertés », explique-t-elle d’une voix calme, dans laquelle perce toutefois la fatigue accumulée au cours des deux dernières semaines :
« Il y avait une famille congolaise. La mère était seule avec trois filles. C’était juste avant l’hiver. Elle était enceinte et nous avait demandé un peu de matériel pour le bébé. Quelques jours plus tard elle se retrouvait à la rue avec un nouveau-né de trois semaines ».
Aujourd’hui cette famille « se fait loger à droite, à gauche », mais l’épisode aura attiré leur attention sur la question du mal-logement. Gwenaelle Lepage, une autre parent d’élève du collectif, s’étonne encore de l’ampleur du problème :
« Actuellement, douze enfants scolarisés et six familles sont dans cette situation, dont dix enfants rien que dans cette école. La meilleure amie de ma fille dort dans une voiture, elle a cinq ans ».
« On ne peut rien faire pour vous »
Plus encore que les conditions de vie, c’est l’attente qui rend le quotidien difficile. Car aucune solution ne semble se profiler. Au bout de quinze jours d’occupation, Anne Magnin-Baghe considère que rien n’a vraiment changé :
« Beaucoup de journaux ont parlé de nous, Rolland Jacquet, un conseiller d’arrondissement (PCF, ndlr), vient presque tous les jours nous voir, et nous avons même rencontré le préfet Jean-François Carenco en personne. Tout ce que nous en avons retenu c’est la phrase “On ne peut rien faire pour vous” ».
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