Siège de la Région Oropotamie, 18 mai 2014
«Maréchââl, me voilà…» Hubert Domitien tourne et retourne en chantonnant son coupe-papier en laiton.
«Me voilà, me voilà, me voilà…», répète-t-il. Le voilà, donc, qui prend possession de son nouveau bureau de président du conseil régional d’Oropotamie, au cinquième étage du siège de l’institution, planté au milieu d’un quartier encore en chantier. Bien sûr, pour sa première prise de pouvoir, il aurait rêvé de quelque chose de plus clinquant, comme un hôtel du XVIIe siècle bariolé de lambris dorés, de colonnes néo-classiques et d’allégories guerrières sculptées en ronde-bosse.
Mais chaque chose en son temps, et pour le moment, Domitien est très content de son installation dans ce bureau d’angle du cinquième étage. Ses collaborateurs l’ont aménagé entièrement à son goût avant même qu’il soit élu président de l’assemblée. Sur deux longs pans de mur, une bibliothèque de style empire rassemble la plupart des grands auteurs antiques, la chronique en quinze volumes de l’empire chinois et des auteurs tombés en désuétude qu’il espère cependant bientôt voir étudiés à l’école comme Drieu la Rochelle, Claudel, Péguy, Drumont ou Brasillach. Plus bas, derrière des portes à battants, se côtoient des ouvrages encore plus passés de mode : Machiavel, divers recueils d’écrits et de pensées de Mao, Lénine, Kadhafi, Pinochet, Kim-Il-sung ; de grands stratèges de guerre comme Clausewitz ou Sun Tzu…
Mais le plus bel attribut de pouvoir du président Domitien, c’est son bureau art déco en acajou, une réplique de celui de Lyautey au temps où il était commissaire de l’exposition coloniale.
Derrière le bureau, bien en hauteur, des masques africains et océaniens aux yeux exorbités viendront appuyer la parole du Président en direction des visiteurs qui leur feront face.
Domitien ouvre un petit étui de cuir et en tire un stylo plaqué or dont le haut du bouchon porte un cercle barré d’une croix, offert par Léon Degrelle en personne.
«Ah, si les grands anciens pouvaient me voir… Comme ils seraient fiers.» Tout en nettoyant sa plume sur un coin de buvard, il a une pensée émue pour Boulanger, Laval, Doriot, Poujade, et le plus illustre de tous les Français, le Maréchal, dont un petit portrait serti dans un cadre en étain est posé sur le sous-main, toujours dans le champ de vision du président.
Enfin, il commence à écrire.
«Vice président à l’Identité Française en Oropotamie : Thierry Calepied.
Vice-présidente pour le Rôle Traditionnel de la Femme et les Valeurs Familiales : Mireille de la Bourge.
Vice-président à la Jeunesse, à l’Instruction et la morale : Alexandre d’Artagnan
Vice-président à l’Automobile et aux Transports : Noël Mouton…»
Soudain retentit une version deux-tons stridente de l’ouverture de Carmen de Bizet. Domitien décroche son téléphone. «Monsieur le directeur général des services est arrivé», annonce la secrétaire. Invité à entrer, Jean-Jacques Grumeau s’avance à pas hésitants. Le haut fonctionnaire grand teint, calvitie dissimulée sous une mèche opportune, cravate cachée sous un débardeur noir, a la mine de l’homme qui, pris dans d’inextricables contradictions, n’a pas connu depuis bien longtemps une bonne nuit de sommeil. Domitien, penché sur son carnet de moleskine, ne lui fait pas signe de s’asseoir. Il tient à signifier qu’il est en présence d’un subalterne.
«— Alors, Grumeau, cette compression d’effectifs, ça avance ?
— Nous y travaillons de notre mieux, monsieur le président…
— Vous connaissez l’objectif : 70 % de fonctionnaires en moins dans les trois ans (2), à commencer par les non-catholiques dont je vous ai fourni la liste (3).
— Monsieur le président, nous avons déjà engagé la rupture de contrat des 432 personnes sous contrat à durée déterminée et indéterminée, quel que soit leur poste.
— Oui, oui, mais je vous parle des fonctionnaires. Quelle solution avez-vous trouvée ?»
Grumeau commence à transpirer à grosses gouttes.
«— Nous avons gelé les embauches…
— Oui, mais ce n’est pas ainsi que vous parviendrez à nos 70 % !
— Vous savez, monsieur le président, qu’un fonctionnaire ne peut être licencié…
— Bien sûr que je le sais. Quand nous aurons entièrement les manettes au pouvoir de l’État, cela changera. En attendant, vous n’avez qu’à les placardiser, ils s’en iront d’eux mêmes, vous verrez (4).
— Sauf votre respect, monsieur le président, je ne suis pas certain de partager votre analyse. Avec la disparition des contractuels, les fonctionnaires vont crouler sous le travail, et ce dans tous les services.
— Ne vous en faites pas, nous allons nous charger de leur alléger le travail. Donnez-moi votre organigramme.»
D’une main rendue tremblante par l’excès de caféine, Grumeau tire une feuille de sa serviette. Domitien la lui arrache.
«— Direction de la politique de la Ville : finies les subventions aux associations qui apprennent à lire aux futurs délinquants. Trente-sept postes en moins. Direction de la culture : on arrête de maintenir sous perfusion l’art dégénéré pour les intellectuels des centres-villes. Quarante-huit postes en moins. Direction de l’aménagement du territoire : on simplifie toutes ces commissions Théodule et on laisse les gens construire ce qu’ils veulent où ils veulent. Cent soixante-huit postes en moins. Lutte contre les discriminations, égalité hommes-femmes, démocratie participative, vie associative : ce sont des gros mots qui ne font plus partie du vocabulaire de cette maison. Hop, dix postes. Économie : ce n’est pas à coups de subventions qu’on changera quoi que ce soit, mais en cessant d’importer des saloperies qui viennent de l’étranger. Energie-climat : cette relation est une imposture, vingt postes. Formation: c’est aux entreprises de faire ça, deux cents postes (5)… Quant aux agents des lycées: la plupart sont des syndicalistes. On ne finance pas les syndicats (6), donc on réduit. Commencez-vous à comprendre ce que je veux vous dire, monsieur Grumeau?»
Le directeur général des services commence à défaillir. Il dévisage longuement Domitien, puis, à bout de nerfs, prend une grande inspiration.
«— Je vois surtout que votre objectif, ici, est de vider purement et simplement la Région de sa substance. Votre programme, depuis toujours, consiste à recentraliser l’ensemble du pouvoir. Tout doit se décider de Paris. De cette manière, vous centralisez aussi la démocratie. Sous votre mandat, il y aura l’État fort au centre, et localement, une absence totale de concertation, de dialogue, de projet commun hors de la volonté du pouvoir central. Quant aux associations qui donnent aux gens une chance d’être actifs dans leur communauté, vous les tuez. Voilà votre vision : un chef, et une population déresponsabilisée, individualiste, passive, aux ordres.»
Domitien maintient sur lui un regard glacial.
«— Monsieur Grumeau, vous êtes sorti de votre devoir de réserve. C’est une faute professionnelle.
— J’assume, monsieur le président, et je vous rends mon tablier.»
A suivre…
Ceci est une fiction, mais…
1 – Fondateur d’un mouvement fasciste en Belgique, réputé proche de Jean-Marie Le Pen à la fondation du FN, officier SS pendant la guerre, Léon Degrelle était une référence pour l’extrême droite française.
2 – Au conseil régional de Rhône-Alpes, le Front National prône la diminution du nombre de fonctionnaires. «Il faut absolument réduire massivement la fonction publique territoriale», a déclaré Marine Le Pen le 30 octobre 2011 au micro du « Grand jury » RTL/LCI/Le Figaro. Ainsi, le programme du FN pour les présidentielles spécifie : «Les collectivités territoriales devront maîtriser leurs effectifs et présenter chaque année au préfet de leur département pour les plus importantes d’entre elles (…) un plan impératif de réduction ou de stabilisation de leurs effectifs.»
3 – Le groupe du FN à la région Rhône-Alpes a été poursuivi en justice en raison d’un communiqué de presse publié le 3 octobre 2008 dans lequel il était dénoncé «l’invasion de notre patrie et la destruction de notre culture et de nos valeurs» par l’islam. Les élus frontistes réagissaient à une affaire qui avait fait grand bruit à la région. Un policier des RG avait demandé par courrier à la collectivité les origines religieuses «autres que chrétienne» de ses agents et s’ils avaient «demander des aménagements d’horaires pour pratiquer leur religion». Le fonctionnaire avait rapidement été sanctionné.
4 – Si l’on en croit la Ligue des Droits de l’Homme, Catherine Mégret, maire FN de Vitrolles à la fin des années 90, aurait licencié 84 auxiliaires et contractuels, tandis que les «brimades, mutations abusives d’un service à l’autre, atteinte à la vie privée pour les fonctionnaires en place qui tentent de résister» auraient abouti au départ de 50 cadres. Selon la Chambre régionale des comptes, ceci n’aurait pas empêché la municipalité de mettre en péril les finances de la ville par une gestion calamiteuse. Selon Le Monde, dans les villes gérées par le FN à l’époque, ce sont des militants du FN qui furent recrutés pour remplacer les fonctionnaires débarqués, et les maires FN accordèrent également une large place à leur famille.
5 – Au conseil régional de Rhône-Alpes, les conseillers régionaux du Front National défendent des positions comparables sur ces différents sujets (voir le décryptage de leurs positions en annexe).
6 – Lors du vote du budget 2012, le FN a déposé un amendement pour rejeter toute subvention de projet où interviennent des syndicats : soutien au dialogue social, mutation et sécurisation des emplois…
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