Le grande idée du circassien est d’avoir joué Bach à la verticale. Les deux interprètes, Yoann Bourgeois et Marie Fonte, montent, descendent et remontent comme sur les gammes de la partition jouée par Célimène Daudet. Sur un plan incliné d’abord, puis sur les marches de plusieurs escaliers enchevêtrés, ne menant nulle part comme dans des lithographies de Escher. Ils se laissent tomber sur le trampoline dissimulé au centre du plateau pour valser, tourbillonner, se croiser, reprendre leur marche. Il y a quelque chose d’absurde dans cette course à la fois suspendue et infinie.
Des thèmes absurdes comme ces chaises et ces tables qui se cassent peu à peu, le décor disparaissant comme dans Le Roi se meurt de Ionesco. Sisyphe n’est évidemment pas loin non plus, qui gravit éternellement la pente avec son rocher. Des thèmes surréalistes aussi, avec ces escaliers qui rejoignent le ciel ou bien rien dont nous avons déjà parlé. Fallait-il surligner cette étrangeté subtilement installée par des passages enregistrés de Gaston Bachelard, sur des dormeurs éveillés ? Le travail chorégraphique de Yoann Bourgeois est tellement poétique et évocateur qu’il souffre des ornements théâtraux qu’on lui colle. Pourquoi tant de mimes et de clowneries ? Le thème du jeu de briques, de l’agencement ludique de notes et de pas, semblait suffisamment fort. Peut-être doit-on voir là l’envie de l’artiste d’exploiter toutes ses trouvailles, toutes les ramifications possibles de son idée et de son décor. Les circassiens excellent souvent dans la conception de dispositifs, d’espaces à jouer aux multiples trappes, surprises, plans inclinables, démontables. Ici, un énorme cube de bois, dont certains éléments s’effondreront comme les éléments d’une construction d’enfants ou comme les baguettes d’un mikado. On a rapidement le sentiment que les interprètes sont piégés par l’ingéniosité de cette cabane magique. Il faut se faufiler dans les moindres recoins, multiplier les jeux d’apparition disparition, fouler chaque centimètre carré du plateau.
Cet éparpillement technique et dramaturgique menace de détourner l’attention du spectateur du coeur de L’Art de la fugue : la répétition de thèmes mélodiques et chorégraphiques simples, sublimés comme dans la musique de Bach par la finesse de leurs superpositions et déclinaisons. Ce travail d’orfèvre est véritablement remarquable et peut faire penser, dans sa justesse, au génie d’Anne Teresa de Keersmaeker quand elle transforme des partitions de Steve Reich ou de Bach en mouvements. Les rebonds des interprètes et leurs allers-retours sur les escaliers font des fugues des courses empêchées vers le ciel et donnent à cette pièce, malgré les quelques réserves que nous avons exprimées, une puissance d’évocation rarement observée dans le champ du cirque contemporain. Un regard en haut qui aurait peut-être encore davantage percé si, autorisons nous à rêver, les partitions de L’Art de la Fugue avaient pu être jouées au clavecin.
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