« Que la paix soit sur le monde
Pour les cent mille ans qui viennent
Donnez-nous mille colombes
A tous les soleils levants… »
Le son étouffé d’une chanson française parvient au oreilles de Mickaël Furtif. Le journaliste revient doucement à lui. Il fait noir. Seule une raie lumineuse s’infiltre sous la porte. Furtif ne sent plus ses jambes. Il touche son cuir chevelu douloureux et lèche son doigt du bout de la langue. Il reconnaît le goût du sang. La douleur atroce d’une vive brûlure irradie ses parties génitales. Comme en écho, elle irradie aussi son oreille droite, où la chanson de Mireille Mathieu se mélange à d’entêtants acouphènes.
Pris de convulsions, Mickaël Furtif essaie de se recroqueviller sur lui-même. Après deux années passées à retracer avec précision les méthodes, faits et gestes des pelotons de sécurité (PS) du Bataillon français, le voici en train de vivre le pire de ce qu’on lui a décrit. Horrifié, il se sent comme un sous-officier parti pour la première fois au feu après des années d’école militaire. Les punaises sur les cartes d’état-major sont devenus des hommes de chairs et d’os mis à vif par la violence des combats.
Du même coup, son expérience confirme toutes ses thèses. Oui, les Pelotons de Sécurité sont violents. Non, leur violence n’est pas celle d’une bande de sauvages. Elle est éveillée, entraînée, utilisée. Ce sont des techniciens qui savent frapper pour faire mal, pour terroriser, ou parfois pour tuer.
Au départ, il y eut des actes de violence isolés et jamais assumés, comme l’affaire Idriss Benhadj. Ce jeune homme d’origine marocaine avait eu le seul tort de croiser queue de cortège de la retraite aux flambeaux du 15 août organisée par les Jeunesses Oropotamiennes, les JO. La vie d’Idriss s’était terminée ce jour-là au fond de l’eau. Il y avait eu de gros orages dans les montagnes dans les jours qui précédaient. Les tourbillons du fleuve étaient particulièrement forts. Idriss ne savait pas nager.
Le soir même, Domitien était apparu à la télé régionale avec une mine d’enterrement savamment composée. Comme d’habitude, il en avait fait un peu trop. Il avait juré ses grands dieux que les jeunes voyous coupables de ce crime odieux subiraient un châtiment terrible mais juste. Ses paroles avaient même été suivies d’actes : le Bataillon Français avait collaboré avec la police nationale pour retrouver les coupables (1). En deux jours, ils étaient sous les verrous et publiquement révoqués des rangs des JO. La presse unanime, régionale et nationale, avait salué l’intégrité absolue dont avait fait preuve le Bataillon. Mickaël Furtif a compris depuis que ceci n’est que l’application d’un principe de base du Bataillon : se désolidariser systématiquement de tout auteur de violence ou de barbouzerie qui se ferait démasquer (2), même et surtout s’il a agi sur ordre.
À cette époque, Mickaël Furtif était journaliste politique pour Le Télégraphe, le quotidien régional le plus lu dans les troquets d’Oropotamie. Ni lui, ni ses collègues n’avaient le temps ou les moyens de creuser quoi que ce soit. Les effectifs de la rédaction avaient fondu, et sa fonction se limitait à faire le compte-rendu minimal des faits du jour pour mieux les oublier le lendemain. De ce fait, la rédaction en chef n’avait même pas à se poser la question de savoir si elle était complaisante ou pas à l’égard du pouvoir régional d’extrême droite. Un greffier est-il suspect de prendre partie ? Non, il prend des notes, c’est tout.
Malgré le confort rare de son contrat à durée indéterminée, Mickaël Furtif supportait de moins en moins cette situation. Jusqu’au jour où, à la machine à café, son collègue en charge des faits divers lui parle du nombre de plus en plus important de disparitions inexpliquées chez les syndicalistes et les milieux de gauche (3). La même semaine, on lui avait parlé de ce très lucratif marché de la sécurité au Conseil régional qui recrutait à tour de bras : siège de la Région, lycées, gares… Tout revenait toujours à la même société, Épervier sécurité.
L’envie d’enquêter devenait trop forte pour Mickaël. Il décida de prendre un congé sabbatique afin de travailler sur un livre d’enquête. Dans les mois qui suivirent, il se mit donc à rencontrer un maximum de protagonistes : syndicalistes, militants de gauche, anciens membres du Bataillon Français considérés comme des traîtres et des félons, fonctionnaires débarqués de la Région…
Bien sûr, c’est à ce moment que ses ennuis commencèrent. Au départ, il n’y avait que quelques signes auxquels il n’a pas prêté attention. Ce fut sa compagne, Isabelle, qui le lui fit remarquer : certains jours, le courrier passait deux fois à une demi-heure d’intervalle (4). Parfois, certaines lettres postées dans la même ville mettaient une dizaine de jours à parvenir, et elles arrivaient quelque peu gondolées, comme si elles avaient été passées dans un endroit très humide, ou bien ouvertes à la vapeur…
Au fil de son enquête, les témoins devenaient de plus en plus difficiles à convaincre. Pour obtenir une information, il a d’abord dû s’engager oralement, puis par écrit à ne pas divulguer l’identité de sa source. Puis les témoins demandaient de plus en plus de précautions : rencontres dans des lieux publics uniquement, sur recommandation expresse d’une personne de confiance… Mickaël avait de plus en plus l’impression d’évoluer en plein roman d’espionnage.
Cependant, ces informations de plus en plus difficiles à obtenir devenaient de plus en plus intéressantes.
Ces fameux agents de «sécurité régionale», les Oropotamiens s’étaient habitués à les croiser non seulement dans les lycées, les gares, le siège de la Région, mais aussi dans leurs environs, de plus en plus visibles. On commençait aussi à les voir assurer la sécurité des événements sportifs ou culturels subventionnés par le conseil régional. Ils assuraient le service d’ordre des manifestations politiques du Bataillon Français, et en venaient à parader devant les salles où les autres partis se réunissaient. Le glissement était très progressif, mais le mélange des genres était total.
Selon les sources de Mickaël, l’appel d’offres auquel avait répondu Épervier sécurité qui embauchait tout ce petit monde (5), lancé dès l’accession au pouvoir de Domitien, était particulièrement tordu. C’était du sur-mesure. Or, son dirigeant, Jacques de la Colombière, était un proche de Domitien. Cet homme très discret était le représentant d’une longue lignée de noblesse d’épée, ancien chef du treizième bataillon de parachutistes de choc (6).
C’est quand Mickaël a commencé à chercher dans cette direction que les menaces se sont faites plus précises. La double distribution du courrier a commencé à devenir franchement immonde : balle de fusil d’assaut, photo de son fils sur le chemin de l’école… Des types suspects ont commencé à rôder autour de sa maison. Malgré l’affolement de ses proches, Furtif ne pouvait plus décrocher. Il fallait qu’il finisse son bouquin, avant que le pire n’arrive.
C’est alors que son chemin croisa celui de Patrick Touilleur, un repenti du Bataillon. En ces temps d’euphorie électorale du Bataillon Français, les repentis et les rats quittant le navire étaient bien rares. Cependant, Touilleur n’avait pas le profil du vertueux Batailloniste : le soir, on pouvait le croiser à l’Arc-en-Ciel ou au Spartacus, les boîtes licencieuses de la capitale régionale. Cela lui avait valu pas mal de menaces, jusqu’au jour où, au petit matin, six membres de la «sécurité régionale» lui étaient tombés sur le râble. Bilan: trois semaines d’incapacité temporaire. On lui avait fait savoir que ça aurait pu être bien pire (7). Trois jours plus tard, sur son lit d’hôpital, Touilleur apprenait son exclusion du Bataillon pour «déviationnisme idéologique». Mais Touilleur avait été membre du Conseil Supérieur du parti, et il avait des documents.
C’est pourquoi en cette froide matinée d’hiver, c’est avec un épais dossier sous le bras que Touilleur était arrivé au rendez-vous fixé avec Mickaël Furtif à la brasserie Gérard. Il en a notamment extrait un petit livret à l’écusson noir, bleu, blanc et rouge du Bataillon, barré de la mention «Confidentiel niveau CS2». Sur ce document, les cadres du Bataillon avaient eu l’imprudence de mettre par écrit leur vrai programme. Pas l’eau tiède diffusée par Jeanne-Marie avec ses références bidon à Jaurès et ses trémolos gauchistes. Non, c’était là le vrai programme qui serait appliqué dans l’ordre, mesure par mesure, après une éventuelle accession au pouvoir.
« Préalable : les Pelotons de Sécurité infiltrés déclenchent des émeutes dans les banlieues.
Mesure n°1 : dissoudre l’Assemblée Nationale, décréter l’état d’urgence, nommer une assemblée constituante.
Mesure n°2 : fusionner police, gendarmerie, armée. Placer des hommes de confiance à l’état-major.
Mesure n°3 : placer les conseils régionaux, généraux, intercommunalités sous tutelle de l’Etat.
Mesure n°4 : mettre tous les opposants fichés sous surveillance. Si possible, les pousser à la faute.
Mesure n°5 : Créer les délits d’expression. Établir un bureau de censure. Utiliser les médias publics pour diffuser les messages de référence…»
La feuille de route continuait ainsi pendant plus de trente pages, détaillée avec une minutie obsessionnelle. A la parcourir, on percevait qu’une sorte de névrose collective avait dû animer ses auteurs. Ils en avaient probablement débattu avec ardeur, pris à une sorte de jeu de rôle malsain, chacun s’imaginant ministre de l’Intérieur, de la Défense ou de l’Identité Nationale.
Autant dire que Furtif, qui croyait en la thèse d’un agenda caché du Bataillon Français, avait exulté. Il allait pouvoir, tant qu’il était encore temps, publier son bouquin, et faire de grandes révélations. Il salua chaleureusement Touilleur, l’assura machinalement qu’il ferait preuve de la plus grande discrétion, et hâta le pas vers son bureau.
Mais c’est le soir même, alors qu’il rentrait chez lui en longeant l’un des gigantesques chantiers du grand quartier en rénovation, qu’une Citroën C6 gris métallisé s’arrêta brusquement à sa hauteur, et qu’il y fut comme happé.
Aujourd’hui, il se demande si depuis il s’est écoulé une heure ou trois jours. Il se demande encore si Touilleur ne s’était pas payé sa tête. La seule chose tangible, c’est cette douleur insupportable, et derrière le mur, cette voix de Mireille Mathieu qui ne l’est pas moins :
«Donnez-nous mille colombes
Et des millions d’hirondelles
Faites un jour que tous les hommes
Redeviennent des enfants.»
FIN
Ceci est une fiction, mais…
1 – En 1995, Brahim Bouarram avait été poussé dans la Seine par deux jeunes participants d’un défilé organisé par le Front National. Le parti avait coopéré avec la police pour retrouver les coupables.
2 – Un rapport parlementaire aborde la question des «supplétifs» skinheads du service d’ordre du FN, le DPS. Ainsi, après le drame évoqué plus haut, «M. Bernard Courcelle, directeur national du DPS, a fait procéder à une enquête interne et a décidé de coopérer avec la brigade criminelle. Il a fourni aux enquêteurs des indications qui (…) leur ont permis d’identifier l’auteur des faits, Mickaël Fréminet, et les trois individus qui l’accompagnaient. Lors du procès devant la Cour d’assises de Paris, deux de ces complices ont déclaré avoir participé à plusieurs reprises à des services d’ordre du Front National. (…) Il faut bien noter également qu’ils se trouvaient dans des cars affrétés par le Front National pour aller à Paris.»
3 – «Un bon gauchiste est un gauchiste à l’hôpital !» proclame une note interne du GUD, le syndicat étudiant d’extrême droite, datée d’août 2011 révélée par Rue89. La même note envisage par ailleurs d’organiser des formations avec Bruno Gollnisch.
4 – Selon le même rapport parlementaire, «les techniques de collecte de l’information, que les témoins attribuent, sinon au DPS, du moins au Front National, sont classiques. M. Michel Soudais, journaliste à Politis : » A la fin de l’été 1997, j’ai pu constater de visu, alors que j’avais déjà remarqué que le courrier arrivait avec quelques jours de retard, que le courrier tombait deux fois dans ma boîte aux lettres, à une demi-heure d’intervalle. J’ai interrogé la factrice qui m’a assuré qu’elle n’était pas passée une demi-heure auparavant. Il s’agit d’une vieille technique : on prend le courrier, on l’inspecte et on le remet dans la boîte au moment où le facteur passe. Ces incidents se sont déroulés à un moment où […] j’étais également très sollicité à la suite de la publication de mon livre pour donner des conférences, notamment par des associations antiracistes et par des partis politiques (PS, RPR, …) en manque d’information sur le Front National « . La même technique aurait été utilisée à l’égard de Mme Christiane Chombeau, journaliste au Monde, qui a en outre reçu des courriers variés émanant de membres de l’extrême-droite à son adresse personnelle, pourtant non diffusée.»
5 – Selon le rapport parlementaire cité précédemment, faisant référence à un rapport des Renseignements Généraux, il existait des liens étroits entre les membres du service d’ordre du FN et certaines sociétés de sécurité dirigées par des militants d’extrême-droite. Parmi ces derniers, certains auraient exercé des responsabilités au sein du Front National.
6 – Selon le rapport parlementaire cité précédemment, les mouvements d’anciens parachutistes constituaient aussi des viviers de recrutement pour le Front National.
7 – Le 29 août 1995, Jean-Claude Poulet-Dachary, ancien légionnaire, directeur de cabinet et adjoint du maire Front National de Toulon, M. Jean-Marie Le Chevallier, a été retrouvé mort dans sa cage d’escalier, le visage écrasé et la boîte crânienne enfoncée. La justice n’a pas établi de lien entre l’assassin et le FN. A contrario, le maire a cherché à en faire une récupération politique à son avantage en laissant entendre que c’était là l’œuvre d’opposants politiques.
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