Février 2014, Kéletigui Sylla, 14 ans, est laissé seul à la Gare Part Dieu (Lyon 3e) au milieu du défilé quotidien des valises à roulettes. Après un vol de 7h depuis Conakry, capitale de la Guinée, il a prit le train pour rejoindre Lyon. Durant ce long voyage, il est escorté par un passeur qu’il ne le reverra plus. « Il m’a laissé dans un arrêt de bus en disant qu’il partait acheter un sandwich, j’ai attendu deux heures puis je suis resté là », nous raconte-il, dix ans plus tard dans le parc Louis-Dupic à Vénissieux.
Kélé, désormais âgé de 25 ans, colle parfaitement au schéma attendu de « l’intégration ». Pourtant, depuis le 11 mars il est sous le coup d’une seconde Obligation de quitter le territoire français (OQTF). Depuis il reçoit de nombreux soutiens. Une pétition lancée dans la foulée dénonce un « acharnement » à son encontre et a recueilli 4800 signatures. Ses soutiens voient dans cette OQTF les conséquences concrètes de la loi immigration dite « loi Darmanin » votée en décembre 2023 qui facilite l’expulsion des étranger·ères en situation irrégulière.
« J’ai l’impression de revivre un cauchemar », soupire ‘Kélé’.
Le 25 mars, une lettre pour demander sa régularisation, signée par 44 personnalités issues de la culture a été envoyée à la préfète du Rhône, Fabienne Buccio. Les signataires, ayant connu le jeune homme, soulignent également son « intégration exemplaire ».
De Conakry à Lyon, le parcours d’errance de Kélé
Assis sur un banc du parc, l’air calme et apaisé de Kélétigui ne laisse rien transparaître de la difficulté de son parcours.
Après le divorce de ses parents, il part vivre avec son père à Conakry. À l’âge de 12 ans, des difficultés financières les obligent à quitter leur appartement. Du jour au lendemain, ils se retrouvent tous deux à la rue. « Il voyait que cette situation n’était plus supportable, ça l’inquiétait tellement qu’il est parti chercher une solution. Mais après son départ, je n’ai jamais eu de nouvelles », raconte ‘Kélé’.
Livré à lui-même, le garçon cire les chaussures des passant·es contre un peu d’argent. C’est ainsi que ‘Kélé’ fait la connaissance d’un passeur qui lui promet de l’amener en France. Ce dernier lui fabrique un faux passeport et un nouvel âge, 28 ans. Il est pourtant mineur lorsqu’il arrive à la gare Part-Dieu, en 2014.
S’en suit alors deux mois d’errance, à la recherche d’un lieu où se réfugier à Lyon. « J’ai rencontré d’autres jeunes à la rue sous le tunnel de Perrache. On dormait là-bas. J’ai pu raconter ma situation », se souvient-il. On lui conseille de se rendre à Forum réfugiés pour faire évaluer sa minorité. Il parvient alors à se procurer son acte de naissance.
En avril, ‘Kélé’ est ensuite pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (Ase). Lorsqu’il se remémore les mois passés au foyer de l’enfance à Bron, son visage s’égaye.
« Ça m’a complètement changé, j’ai commencé à construire quelque chose. Malgré ma souffrance, j’avais un but dans la vie », raconte t-il.
Il évoque d’un air nostalgique « les parties de foot », « les week-ends en vacances » et le lien fort qui l’unit avec ses éducateurs et éducatrices. En septembre, il entre à l’École de production à Gorge de Loup (Lyon 9ème) pour préparer un CAP mécanique. Le début d’une nouvelle vie, pensait-il.
À Lyon, Kélé enchaîne les difficiles procédures administratives
Un mois plus tard, ‘Kélé’ est convoqué par les forces de l’ordre pour passer des tests osseux. Ce dispositif très fortement contesté lui donne plus de 18 ans. C’est à ce moment que la police aux frontières (PAF) découvre l’existence du faux passeport. Tout est remis en question raconte Kélé : « Ils disaient même que mon acte de naissance était falsifié ». Pour ses soutiens, c’est un prétexte pour le renvoyer dans son pays natal.
En octobre 2014, tout s’enchaîne très vite. Après un jugement en comparution immédiate pour l’usage du faux passeport, ‘Kélé’ est envoyé deux mois à la prison de Corbas. « C’était très violent de vivre ça à 15 ans, c’était comme si le ciel me tombait dessus », confie t-il, le regard un peu ailleurs. À sa sortie, il est conduit au centre de rétention administratif (CRA).
Avec le soutien du collectif Réseau Éducation sans Frontières (RESF69 Jeunes), ‘Kélé’ est libéré au bout de quatre jours mais reçoit sa première OQTF. Finalement, après diverses procédures judiciaires, celle-ci est annulée par le tribunal administratif.
Soutenu par plusieurs collectifs dont il est désormais membre, ‘Kélé’ poursuit ses études et obtient son CAP puis un Bac professionnel en 2018. En parallèle, il consacre tout son temps libre au monde artistique : il entre à la chorale « Les Chant’Sans Pap’Yé » et s’initie au théâtre au sein de la « Compagnie Waninga ».
À côté, il participe aux ateliers d’écriture de l’Association « Dans tous les sens » à Vaulx-en-Velin, et publie un recueil de poésie intitulé « Écrire sans arrêt ». Une passion qui l’anime encore aujourd’hui, même si le jeune homme ne s’en vante pas. Humble, il évite de s’étendre sur ses activités. En tout cas, son ancrage dans le milieu culturel lyonnais lui attire beaucoup de soutiens.
Une expulsion qui viendrait balayer dix ans d’intégration à Lyon
Au cours de ses études, Kélé se blesse gravement. D’un geste timide, le jeune homme remonte la manche de sa veste. « J’ai du mal à accepter cette cicatrice, c’est encore un traumatisme », lâche t-il, en regardant son avant-bras.
Quand il parle de cet accident, sa voix se fait basse. « À l’école, je ressentais beaucoup de stress et de pression quand on devait polir les pièces [de mécanique, ndlr], la cadence de travail était très dure. Un jour, mon chiffon s’est coincé dans une grosse machine et mon bras est parti avec », confie t-il, difficilement.
Après une greffe du nerf, et de multiples allers-retours à l’hôpital, ‘Kélé’ doit changer de voie. Alors, il reprend ses études et s’oriente vers un BTS Commerce qu’il obtient en 2023. Son objectif ? Décrocher un CDI dans l’entreprise où il a effectué son stage de fin d’année. Là-bas, on lui promet une embauche… À condition qu’il soit régularisé. « C’était très dur parce que j’étais persuadé d’avoir ce travail. Ça c’était si bien passé », confie t-il, d’une voix teintée de tristesse.
« Beaucoup me disent que je suis courageux, patient et que je n’abandonne jamais. J’ai tellement vécu de choses, je pense que ça fait juste partie de la vie », relativise Kélé.
Malgré tout, la fatigue est là. Pour gagner sa vie, il fait quelques petits boulots à droite, à gauche. Garde d’enfants, jardinage, ménage… En parallèle, il poursuit depuis 2018 ses démarches administratives pour obtenir une régularisation. Le 11 mars 2024, il apprend que son dossier a été (une nouvelle fois) refusé. Dans sa boîte aux lettres, à Vénissieux, la préfecture lui envoie la seconde OQTF. Cette fois-ci elle est accompagnée d’une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF) d’une durée de 24 mois.
« La préfecture le traite comme un délinquant qui a fraudé. Il n’y a pas un mot sur ce qu’il est devenu en dix ans. C’est d’une mauvaise foi hallucinante », s’indigne Armand Creus, du collectif de soutien à Kélé.
« Je compte tout donner »
Malgré les déboires administratifs et ses problèmes de santé, qui nécessitent un suivi en France, Kélé n’abandonne pas. Il explique ne rien regretter de ses choix. « J’ai toujours eu des gens qui m’ont entouré en France. En Guinée, j’étais abandonné », s’émeut Kélé.
De son côté, la préfecture maintient sa ligne. Sollicitée, elle n’a pas répondu en détail à nos questions. Elle nous a seulement indiqué que « cet individu se maintient sur le territoire français depuis 2014, malgré plusieurs procédures administratives et judiciaires, dont des OQTF ».
« Si on me laisse encore une chance ici, je donnerais tout de moi-même parce que j’aime ce pays. Je ne veux pas rester pour rester, je compte tout donner. »
En attendant, ses soutiens restent mobilisé·es et organisent une soirée d’information mi-mai.
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