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Mais pourquoi Ainay a-t-il la réputation d’être le quartier des nobles à Lyon ? 

[Série – Mais pourquoi ?] Du prestige noble et bourgeois lyonnais des XVIIIè et XIXè siècles, il est le reliquat. Encore aujourd’hui, le quartier Ainay, dans le 2e arrondissement est reconnu comme haut lieu des familles nobles de Lyon. Une image d’Épinal ?

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Quai Maréchal Joffre

« La meilleure société l’habite, et j’y vis moi-même depuis trente-huit ans. On ne le quitte guère quand on y est né. » En fier représentant d’une noblesse enracinée, Calixte, personnage créé sous la plume de Jean Dufourt en 1926, accueille et initie un ami parisien au quartier Ainay dans Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise. Au gré de ruelles étriquées, le narrateur du roman est escorté. Il observe, apprend, reste interdit mais éberlué, tant par l’austérité de rues où seules les robes noires longent les murs et où jamais l’on ne fait la fête, que par une aristocratie dont les codes et la manière empruntée de se saluer lui échappent.

Dans les récits de Jean Dufourt, comme dans ceux d’autres romanciers bourgeois du XXè siècle, l’image d’Ainay (2è arrondissement de Lyon) est figée. Faite de couvents, d’hospices, de maisons d’éducation religieuses et d’appartements bourgeois aux imposants porches, elle est surtout peuplée des habitants de bonne condition, pour la plupart issus des strates supérieures de la société de l’Ancien Régime.

Cette représentation de la noblesse et de la bourgeoisie d’Ainay, qui a longtemps eu cours, est aujourd’hui un peu désuète mais imprime toujours les esprits… et les scores de la présidentielle. C’est là qu’Eric Zemmour, fervent défenseur de l’identitarisme chrétien, a fait ses meilleurs résultats dans la ville, avec 19,5% des suffrages exprimés au premier tour dans le bureau de vote de la rue Condé. De là à y voir une survivance de la noblesse lyonnaise ? Rien n’est moins sûr.

Ainay, berceau du catholicisme à Lyon

Avant de se muer en repère d’aristocrates, Ainay est avant tout un des bastions originels de la religion catholique. Selon la légende, c’est là, entre le Rhône et la Saône, qu’aurait coulé le sang des premiers chrétiens de Gaule, en 177. On en trouve la trace dans les écrits de l’historien Eusèbe de Césarée (IVè siècle) :

« Les sévices innombrables que leur infligeait la foule entière, ils les supportèrent généreusement : ils furent insultés, frappés, traînés par terre, pillés, lapidés, emprisonnés ensemble ; on leur fit subir tout ce qu’une multitude déchaînée a coutume de faire contre des adversaires et des ennemis. »

Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique

Digne des épisodes les plus romanesques de la série à succès Game of Thrones, la réalité de ces événements reste pourtant à prendre avec des pincettes. S’il est plausible que des martyrs aient été persécutés, car à cette époque du règne de Marc Aurèle, le catholicisme n’est pas une religion reconnue et ses fidèles sont persécutés, il faut garder en tête que les historiens de l’ère antique, comme Eusèbe de Césarée, ont tendance à romancer leurs écrits. D’ailleurs, la source sur laquelle se repose l’auteur n’a jamais été retrouvée en entier.

Il n’en n’a toutefois pas fallu plus pour cimenter la mémoire d’Ainay autour de ce mythe, et ce, jusque dans la pierre de l’abbaye Saint-Martin, consacrée au XIIè siècle. Elle est l’un des vestiges les plus anciens du quartier et aurait été bâtie, selon l’évêque Grégoire de Tours (VIè siècle), à l’endroit précis où les corps châtiés ont été retrouvés.

Le quartier Ainay s’est construit autour de son abbaye qui date du XIIè siècle.Photo : ZC / Rue89Lyon

Durant les siècles qui suivent, seules des communautés chrétiennes investissent la Presqu’île en se faisant les passeuses de mémoire de ces martyrs. C’est d’ailleurs elles qui sont à l’origine d’un culte à part entière vers 860 et de la création d’un « Jour des Miracles » en leur honneur, une fête durant laquelle une immense procession remontait les rives de la Saône au son d’hymnes et de cantiques.

Installation d’une noblesse en quête de sens  

Il faut véritablement attendre le XVIIIè siècle avant que les élites catholiques lyonnaises ne s’implantent à Ainay. Dès le XVIIè siècle, ils lui préfèrent Bellecour. L’ambiance du quartier, à l’époque, est a posteriori dépeint de façon piquante par le lexicographe et éditeur français Pierre Larrousse, dans son Grand dictionnaire universel du XIXè siècle :

« La société de Bellecour se compose de tous ceux qui appartiennent à la noblesse, très nombreuse à Lyon et dans les environs. Tous ses membres vivent entre-eux, hostiles aux idées de leur temps, pétris d’intolérance, prosternés devant le trône et l’autel. L’inintelligence, la morgue, l’exclusivisme, naturels aux aristocraties tombées dans une décadence définitive, sont encore augmentées chez eux par l’étroitesse et les petites passions de l’esprit de province… »

Pierre Larrousse, Grand dictionnaire universel du XIXè siècle, tome X, Paris, Grand dictionnaire universel, 1873.

Des mots certes caustiques, mais qui n’ont pas été choisis au hasard. Ils mettent le doigt sur une réalité qui dévaste l’aristocratie des XVIIè et XVIIIè siècles : une profonde crise nobiliaire. En partie due à la pression foncière, elle se manifeste par une dilution des repères chez les nobles qui perdent de leur superbe et dont le discours sur la hiérarchie sociale se trouve remis en question à cette période. Bientôt, leurs privilèges sont abolis en 1789. Puis l’Ancien Régime, fondé sur une société d’ordres (clergé, noblesse, Tiers Etat), se solde en 1791. Quelle place pour l’aristocratie ? Quel rôle social jouer désormais ?

Tant de questions qui submergent les nobles, traumatisés au lendemain de la Terreur (1793-1794) et qui font face au naufrage d’un monde de valeurs dont ils se sont faits les chantres. Dans ce contexte, la noblesse de Bellecour opère un repli sur Ainay, qui devient la nouvelle forteresse du traditionalisme lyonnais au XIXè siècle. Les aristocrates en font le « conservatoire de la mémoire contre-révolutionnaire », d’après l’historien Bruno Dumons, avec une obsession : regagner en réputation. Une réputation tellement ancrée qu’elle survit encore aujourd’hui.

Une identité catholique d’Ainay qui devient plus bourgeoise que noble à Lyon

Processions, vénérations des reliques des corps saints martyrisés et brûlés sont les symptômes d’un regain de dévotion des nobles. Loin de n’être que religieux, ces actes d’adorations se comprennent avant tout comme la marque d’un profond rejet du pouvoir politique établi. Par le culte des martyrs de Lyon, les nobles se reconnaissent eux-mêmes en martyrs d’un Empire, celui instauré par Louis-Napoléon Bonaparte en 1852. De là, naît véritablement l’image d’Ainay comme haut-lieu de l’aristocratie et du catholicisme.

Ainay existe avant tout pour et par sa paroisse aux XVIIIè et XIXè siècles. S’y nichent les organisations catholiques les plus éminentes : certains journaux, comme La Croix de Lyon ou l’Écho de Fourvière, certaines œuvres charitables, comme l’Institution des jeunes filles incurables fondée par Adélaïde Perrin ou certaines œuvres de jeunesse telles que les Scouts de France.

Pour autant, au fil du temps, cette identité empreinte de catholicisme n’induit plus forcément le caractère noble des habitants d’Ainay. « Il y a véritablement toute une partie de la population qui est issue de la bourgeoisie monarchiste, intransigeante et romaine, à l’image des Lucien-Brun et Joseph Rambaud au XIXè siècle », précise à Rue89Lyon le chercheur Bruno Dumons. Une bourgeoisie en grande partie héritière des riches familles d’industriels lyonnais de la soie.

Le mythe du quartier Ainay noble persiste à Lyon

De ce temps noble, que reste-t-il ? « Plus grand chose » si l’on en croit Bruno Dumons. « Il subsiste quelques relents lors de la messe de 10h30 à Ainay, mais globalement le quartier est devenu semblable à beaucoup d’autres centre-villes « métropolisés » ». Seules les façades de certains appartements huppés témoignent encore d’un temps faste : fenêtres entourées de têtes de lions, balcons en encorbellement et portes imposantes. Mais entre 1906 et 1954, ils ont été délaissés par leurs ménages nobles. Leur présence passe de 63 à 47% d’après l’historien.

Des appartements huppés sur le quai Maréchal Joffre.Photo : ZC / Rue89Lyon

Un phénomène que Bruno Dumons analyse comme le résultat de la « pression immobilière qui a poussé les vieilles familles de tradition à quitter le quartier, souvent à contre-cœur, pour faire place à l’habitat de couples parisiens fortunés, aux locations touristiques et à la fête estudiantine. »

En effet, en quinze ans, le prix du m² à l’achat « est passé d’environ 3000 euros à 6000 euros » selon Thomas Bonnet, manager de l’agence Century 21. Cette hausse s’explique en grande partie par une offre incapable de répondre à une demande croissante dans le centre-ville lyonnais. À celle-ci s’ajoutent d’autres facteurs qui ont contribué au départ de l’aristocratie lyonnaise.

« Les injonctions de ravalement de façades ont fini par étouffer certaines familles nobles. Quand vous avez 200 à 250m² d’appartement, le ravalement peut vous coûter entre 25 000 et 30 000 euros. Bien trop pour des familles qui n’ont par la trésorerie. Or, les vieilles familles lyonnaises ne l’ont plus forcément à cause des donations et des successions. Elles ont vu leur patrimoine divisé et en ont laissé pour partie à l’État. Certaines avaient investi dans d’autres logements pour sauver leur peau mais d’autres n’ont pas anticipé et ont dû vendre», explique Thomas Bonnet.

Le profil des habitants du 2è arrondissement a bien évolué. Selon les données de l’INSEE, la population a globalement baissé de 10% entre 1982 et 2014. Elle s’est aussi bien rajeunie. On compte environ 33% de personnes âgées de 18 à 29 ans, contre 26% à Lyon.

Cela ne veut pas dire que ces jeunes entrants dans la vie active ne sont pas fortunés, bien au contraire. En réalité, d’après Thomas Bonnet, « les jeunes qu’on voit arriver sont des cadres supérieurs, des chefs d’entreprises, des médecins, qui ont un apport financier des parents ». La mixité sociale reste donc toujours faible à Ainay, même si de la noblesse d’autrefois ne « reste plus aujourd’hui qu’une mémoire, voire un mythe, qui se transmet encore entre générations », selon Bruno Dumons.

Quelque cent ans après l’écrit de Jean Dufourt, si la société la plus aisée investit encore les murs du quartier, ceux qui ne quittait guère Ainay après y être nés, ont dû le déserter.


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