« La retraite avant l’arthrite », « Bientôt en télétravail à l’Ehpad », « La retraite à 64 ans, on en reparlera quand il faudra porter quelque chose de lourd », les Lyonnais et grand-Lyonnais ont fait preuve d’une dérision amère sur les pancartes qu’ils arboraient dans la rue, ce jeudi 19 janvier.
La manifestation qui a démarré aux alentours de midi à la Manufacture des Tabacs et qui s’est achevée place Bellecour (Lyon 1er) un peu avant 15 heures a vu passer une foule particulièrement hétéroclite. Défilant par corps de métiers ou par appartenances syndicales, jeunes et moins jeunes ont emboîté le pas de l’intersyndicale, s’opposant au recul de l’âge de la retraite à 64 ans.
Les traditionnelles prises de parole de début de manifestation ont été écourtées, « il y a trop de monde », a expliqué un délégué syndical CGT aux alentours de midi, alors que l’imposant cortège de manifestants emboîtait le pas à la bannière intersyndicale.
On pouvait lire sur celle-ci « Tous et toutes ensemble contre l’allongement de la durée de cotisation, contre le report de l’âge légal de départ en retraite ! » surmontée des drapeaux de l’intersyndicale au complet : CGT, CFDT, CFTC, CGC, Solidaires, FSU, FO, UNSA, CNT, UNEF, FAGE.
Une réforme des retraites qui a particulièrement mobilisé à Lyon
Quelques mètres après s’être engagée sur le cours Albert Thomas, la banderole intersyndicale s’est faite doubler par un groupe arborant fièrement leurs gilets jaunes, et, pour quelques-uns, leurs drapeaux français. Ils ont rapidement été rejoints par une cinquantaine de personnes, scandant des slogans antifascistes. Les deux groupes ne se sont pas mélangés.
Des fumigènes et autres torches à main ont été allumés tout le long de la manifestation, par le cortège de tête mais aussi par les différents syndicats.
Aux fenêtres des appartements et bureaux du cours Gambetta, bon nombre de personnes ont témoigné leur solidarité avec les grévistes et manifestants.
L’événement s’est achevé dans le calme tandis que la rumeur d’une nouvelle journée de mobilisation bruissait déjà chez les grévistes, galvanisés par le nombre de personnes venues manifester :
« Il y avait encore des personnes qui défilaient au niveau de la rue Garibaldi alors qu’on était déjà à Bellecour ! », s’est exclamé l’un d’eux.
Pour l’intersyndicale du Rhône, cette première journée de mobilisation est donc un succès. Pour rappel, la grande manifestation contre la réforme des retraites de 2019 avait vu défiler entre 21 000 et 35 000 personnes, selon les différentes estimations. Un chiffre qui n’a plus jamais été atteint par la suite.
La police s’est tenue à bonne distance des manifestants. Sur le parcours, la vitrine d’une banque a été dégradée, bris de verre et tags anarchistes à la clé. Selon la préfecture, il n’y a pas eu d’incidents » nécessitant une intervention dans le contexte d’une manifestation ».
En marge de l’événement, toujours d’après la préfecture, 18 interpellations ont été effectuées, dans le Vieux Lyon, à la suite d’une agression commise contre une patrouille de la police municipale.
« C’est quoi la vie qu’on prépare à nos jeunes ? »
Reconnaissables par leurs casques pourvus de lampes frontales, un groupe d’une trentaine d’égoutiers a suivi de près le camion de la CGT. Philippe est l’un d’eux, syndiqué à la CGT, il assure que les quatre pôles d’égoutiers couvrant les 59 communes de la métropole de Lyon se sont mis en grève :
« Et on recommencera autant de fois qu’il faudra ! », tempête t-il.
Âgé de 56 ans, Philippe travaille depuis ses seize ans. Il a d’abord été couvreur zingueur avant de passer trente ans dans les égouts de la métropole. « Dans le noir, l’humidité et les odeurs pestilentielles, le dos courbé », énumère t-il. Il raconte des conditions de travaille éprouvantes, le développement de douleurs chroniques avec l’âge :
« Beaucoup d’entre nous se plaignent de gros maux de tête, on a le dos abîmé. »
Pourtant ce n’est pas son cas qui inquiète le plus Philippe :
« Déjà que nous on est très mal payés et on finit cassés, j’ai peur pour les jeunes générations. Les primes et augmentations que j’ai touchées en début de carrière ont presque toutes disparues, et maintenant on veut repousser l’âge de la retraite. »
Avant de conclure, cinglant :
« C’est quoi la vie qu’on prépare à nos jeunes ? »
Dans l’industrie, « peu de personnes arrivent à la retraite en bonne santé »
En blouses grises de travail, trois techniciens en plasturgie ont fait la route depuis le Beaujolais pour marcher aux côtés des Lyonnais et Lyonnaises. Camille a 54 ans, il s’estime chanceux d’avoir pu faire grève, contrairement à certains de ses collègues qui ne peuvent pas se permettre de perdre une journée de salaire. Il fustige le projet de réforme des retraites qu’il considère absurde :
« Si encore on garantissait l’emploi, mais il faut voir le taux de chômage à 54 ans : beaucoup se font virer sous prétexte qu’ils ne sont plus assez productifs. »
Comme beaucoup de manifestants interrogés, il s’inquiète de ne pas pouvoir « profiter » de sa retraite et de ses petits 1200 euros de pension :
« Peu de personnes arrivent en bonne santé à la retraite. Notre métier limite notre espérance de vie. »
Dans son usine, Camille travaille debout et fait des gestes répétitifs, tout en respirant du plastique. Il doit soulever des charges importantes, jusqu’à 12 kilos de cartons, qui finissent par le « casser » comme il le dit. Il refuse d’être fataliste et énonce les nombreuses alternatives à ce projet de réforme des retraites :
« Il y a d’autres manières de trouver de l’argent : il faut taxer le capital, rétablir l’impôt sur la fortune…»
À Lyon, « Avec la réforme des retraites, ce seront les enfants qui feront les lacets aux ATSEM »
Un gilet orange sur le dos, Johanna est venue défiler aux côtés de deux collègues Agent territorial spécialisé des écoles maternelles (ATSEM). Sa journée type, elle l’énonce sans broncher : Dix heures de travail par jour avec seulement 30 minutes de pause, « et pour des tâches toujours plus nombreuses ! ». Elle énumère :
« On fait de l’animation, on est aussi agents de cantine, assistantes de l’enseignant, aides ménagère… »
À Corbas comme ailleurs, Johanna dénonce une « double pression », car elle doit répondre aux attentes de deux patrons, l’Éducation nationale ainsi que la municipalité :
« On a une double casquette, on doit travailler sur les temps périscolaires et scolaires. Malgré ce rôle indispensable, nous sommes concertées en dernier et on ne prend pas en compte notre avis. »
À l’instar de Philippe et Camille, les ATSEM déclarent aussi développer de nombreux problèmes de santé en travaillant : arthrose, tendinites, problèmes de dos :
« Et surtout les migraines ! Nous travaillons constamment dans le brouhaha. Les classes sont surchargées, et nous devons aussi nous occuper des enfants en situation de handicap qui n’ont pas d’AESH » détaille Johanna.
Elle blâme aussi ses conditions matérielles de travail, pensées uniquement pour les enfants de moins de 5 ans :
« Tout est à leur taille, comme si c’était évident que nous n’avions pas besoin d’outils à la nôtre. Si on prolonge l’âge de départ à la retraite de deux ans, à la fin, ce seront les enfants qui feront nos lacets. »
« À 59 ans escalader la grande échelle, c’est compliqué »
Visibles de loin, les sapeurs pompiers professionnels étaient aussi mobilisés durant cette manifestation. En uniformes et le casque à la main, quatre d’entre eux se sont relayés tout le temps de l’événement pour porter un cercueil à taille humaine, sur lequel était dessiné un casque en flamme.
Rémy travaille à la caserne de Rillieux-la-Pape. Délégué syndical à Sud, il se fait la voix de ses collègues :
« On en est au point où l’enjeu des sapeurs pompiers aujourd’hui ce n’est plus d’être un retraité solvable, mais d’être un retraité vivant. Notre espérance de vie est de 10 ans inférieure à la moyenne. »
Comme toute sa profession, Rémy s’expose à de nombreux risques, notamment de développer des maladies à cause de la combustion de produits chimiques. Un risque jusqu’ici pris en compte par l’État, qui lui permettait de quitter l’uniforme à 57 ans. La réforme l’obligerait, lui et ses collègues, à partir 2 ans plus tard.
« À 59 ans courir dans les escaliers, escalader la grande échelle ou intervenir comme on l’a fait à Vaulx-en-Velin le 16 décembre dernier, c’est compliqué. »
Selon Rémy, les sapeurs pompiers cumulent largement plus de 1 607 heures travaillées par an, avec des périodes de nuit et de garde où ils doivent travailler durant 24h d’affilée. Père de trois enfants, il a divorcé il y a quelques années :
« Il y en a plein ici dans le même cas [divorcés ndlr], c’est à cause de notre rythme de vie. »
Réforme des retraites à Lyon : « On demande toujours aux mêmes de trimer »
Un peu plus loin dans le cortège, ce sont les enseignants et éducateurs qui battent le pavé, comme Sylvie qui fait partie des 42% de grévistes de l’Éducation nationale. Cela fait 37 ans qu’elle forme les générations de demain, d’abord en tant qu’institutrice, puis aujourd’hui comme CPE dans un lycée professionnel.
Fille d’ouvriers, Sylvie n’a pas eu le temps de voir ses parents vieillir. Ils sont partis tôt, épuisés par une existence de dur labeur. Alors pour Sylvie, pas question de remettre en cause la retraite durement acquise en 1981 :
« On demande toujours aux mêmes de trimer pour boucher les trous dans les caisses de l’État.
Moi j’ai travaillé tout le temps, même pendant le Covid. Combien de temps travaillent ils, eux, à Bercy ? »
Un peu désabusée, elle craint que le jusquauboutisme du Président de la république ne fasse aboutir son projet de réforme des retraites. Cependant, pas question de rester chez elle à ressasser sa colère :
« Ceux qui luttent ne sont pas sûrs de gagner, mais ceux qui ne luttent pas ont déjà perdu. »
Quelques dizaines de mètres plus loin, pas loin du cortège LFI, des panneaux « Banlieue Vénissieux” attirent le regard. Sous l’un d’eux se trouve Emilie Kara, membre de l’association France Banlieues. Surveillante dans un collège REP+ aux Minguettes et livreuse Deliveroo, elle rappelle ceux et celles que la réforme des retraites risque de fragiliser le plus, à Lyon :
« Les banlieues sont les plus touchées par le chômage, avec notamment de la discrimination à l’emploi, des carrières hachées, des mi-temps… Les jeunes ne peuvent pas se permettre de faire des études car ils ont besoin de revenus donc ils n’ont que des emplois précaires et difficiles, et leur espérance de vie est plutôt courte. »
« Les mères qui prennent des mi-temps pour élever leurs enfants seront encore plus fragilisées »
Emilie en est l’exemple, elle ne cotise qu’avec son emploi à temps partiel en tant que surveillante en REP+. Son travail de livreuse, elle le fait sous le statut d’auto-entrepreneur :
« On n’a pas de retraite, ni même de sécurité sociale alors qu’il y a beaucoup d’accidents. On avait demandé la CDIsation des livreurs à Deliveroo mais en France cela n’a pas été accepté. »
Emilie est aussi mère de famille, et rappelle les conséquences d’un allongement de la durée des cotisations sur les femmes qui doivent s’occuper de leurs enfants avec peu de moyens :
« Ça coûte aussi cher de faire garder ses enfants que de perdre un salaire donc les mères prennent un mi-temps ou arrêtent de travailler pour s’en occuper. Quand j’ai eu mes enfants j’ai fait un mi-temps comme assistante maternelle pour continuer à avoir un revenu et à les garder en même temps. »
D’après la militante, la réforme touchera davantage les plus pauvres, les plus précaires, celles et ceux qui possèdent le plus de freins à l’emploi et qui sont retranché•es dans les banlieues des grandes villes. Mais mobiliser les personnes des banlieues reste difficile pour Emilie :
« On perd des journées de salaires alors que c’est déjà compliqué de vivre. Aussi, les personnes des banlieues ne se croient pas crédibles, elles pensent que leur voix ne compte pas car on n’est jamais représentés. Moi je suis là parce que je me dis que même si on ne nous donne rien, on prendra nous même notre place. »
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