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La curieuse défense des policiers de la BAC de Lyon face à Arthur Naciri

Ce jeudi 22 septembre étaient jugés deux policiers de la BAC de Lyon. Devant une salle comble, ils ont témoigné pour la première fois sur les faits de violence qu’ils sont accusés d’avoir commis à l’encontre du jeune Arthur Naciri, en décembre 2019. Récit.

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Tribunal de Lyon extrême droite

C’était un procès attendu depuis très longtemps. Ce jeudi 22 septembre, deux policiers de la brigade anti-criminalité (BAC) comparaissaient devant le tribunal correctionnel de Lyon. Le premier, le brigadier M, était accusé d’avoir exercé des violences volontaires sans incapacité temporaire de travail (ITT), en sa qualité de personne dépositaire de l’autorité publique. A ses côtés, l’agent P était présent pour des violences similaires, commises cette fois-ci avec une arme et ayant entrainé une ITT de 21 jours. A la suite d’une enquête, notamment, menée par l’IGPN, tous deux étaient présentés comme les responsables du passage à tabac ayant littéralement « brisé les dents » d’Arthur Naciri il y a près de trois ans.

Renvoyé et reporté à quatre prises, ce procès se faisait attendre depuis le 10 décembre 2019. Ce jour-là, Arthur Naciri, 23 ans au moment des faits, avait été victime d’un matraquage de la part de plusieurs policiers en marge d’une manifestation contre la réforme des retraites. Grâce aux photos révélées par Rue89Lyon et via des vidéos tournées ce jour-là, une enquête avait pu être menée.

Un travail de longue haleine repris en détail ce jeudi 22 septembre 2022, devant une sixième chambre remplie à bloc avec d’un côté, les proches du jeune homme ; de l’autre, ceux des policiers mis en cause. De quoi donner à l’audience une tension toute particulière.

Affaire Arthur Naciri : des images accablantes présentées à la salle

« Asseyez vous messieurs, je crains que le dossier ne soit assez long », intime la présidente.

Gros avantage de ce dossier : une masse de photos et de vidéos considérable. Ce jeudi après-midi, la présidente commence donc par reprendre l’ensemble de l’enquête avec les déclarations faites par les prévenus et les différents procès verbaux dressés.

Sur la télévision, la juge fait défiler les images d’Arthur Naciri, la bouche ensanglantée. Puis, les vidéos prises par deux amateurs ce jour-là. À l’heure des manifestations contre la loi de sécurité globale, l’affaire avait montré l’importance de pouvoir filmer les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions.

« S’il n’y avait pas eu le téléphone portable et la vidéo, M. Naciri n’aurait rien pu prouver », rappelle Thomas Fourrey, avocat de la partie civile.

Pour les policiers de la BAC de Lyon, Arthur Naciri était « un élément perturbateur, pas une menace »

Puis, les deux policiers de la BAC de Lyon sont appelés à la barre. Dans un langage technique et travaillé, les deux agents tentent d’expliquer pourquoi le jeune homme s’est retrouvé dans cette situation, de l’avis de tous, anormale.

« Mon action physique est venue écarter un perturbateur venu gêner dans une situation de crise », indique le brigadier M.

Âgé d’une quarantaine d’années et de loin le plus costaud des deux agents à la barre, c’est le brigadier M qui a tiré Arthur Naciri vers le groupe, avant que le jeune homme ne soit entouré de policiers et mis à terre. Selon le policier, son objectif n’a jamais été d’interpeller le jeune homme qui n’a commis aucune infraction : « Il était un élément perturbateur, pas une menace. » Le but, de base, aurait été de mettre de côté Arthur Naciri. Puis, celui-ci « résistant », le brigadier n’aurait eu d’autre choix que de l’amener à terre, ne sachant « pas quoi faire d’autre pour [se] protéger [lui-même] ».

Une explication qui semble peu convaincre le tribunal. « On ne voit pas trop comment ce jeune homme aurait pu se débattre », s’étonne la présidente. Puis, rapidement, les débats s’attardent sur le comportement du brigadier M après cette action. Pourquoi ne pas avoir stoppé les collègues qui frappaient le jeune homme quand l’agent M s’est lui même mis en retrait ? Pourquoi ne pas leur avoir dit d’arrêter ? N’ayant aucune raison d’être interpellé, Arthur Naciri n’aurait jamais dû être traité de la sorte… « De loin, j’ai cru qu’ils étaient en train de faire une maîtrise au sol », tente le policier. Il indique également avoir réalisé un signe de main à la fin de la scène pour intimer à ses collègues d’arrêter. Une explication qui laisse le tribunal dubitatif.

« Si c’était à refaire, je suis sûr qu’Arthur Naciri ne passerait pas devant moi »

Alors, le brigadier M reprend une défense que son avocat, Laurent-Franck Liénard, avait esquissée lors d’un précédent renvoi, en février 2021. Le responsable n’est pas dans la salle, non. Il y a un mouton noir chez les policiers, et personne ne le connaît.

« Quand j’ai vu à mon retour que le manifestant était parti, je me suis rendu compte que quelqu’un avait fait une bêtise. Depuis trois ans, je justifie la bêtise de quelqu’un d’autre », déclare M.

Cette ligne sera celle de la défense tout au long du procès. Oui, il y a eu dysfonctionnement policier « majeur » . Oui, ce qui s’est passé est « illégitime », pour reprendre les mots de l’avocat des agents de la BAC, spécialiste de ce type de dossiers.

« Mais je ne sais toujours pas comment M. Naciri a perdu ses dents, indique Laurent-Franck Liénard. Et ce n’est pas faute d’avoir cherché ! »

Droit dans ses bottes, le brigadier M de la BAC de Lyon conteste avoir fait autre chose que son devoir. « Si c’était à refaire, le referiez-vous ? » lui demande l’avocat de la victime, Thomas Fourrey. « Si c’était à refaire, je suis sûr que votre client ne passerait pas devant moi », risque M, agacé, avant de se reprendre : « Je ne le ferai pas. » Lui comme son collègue assurent ne pas connaître le policier coupable.

« On voit le tonfa dans la bouche d’Arthur Naciri »

Pas de quoi convaincre les proches d’Arthur Naciri, loin de là. « Nous sommes certains que c’est vous qui avez porté le coup », lâche l’avocat Thomas Fourrey. Photos à l’appui, il tente de confondre le brigadier M. « Est-ce que vous vous reconnaissez sur cette image ? Avec le pantalon gris ? »

En reprenant une à une les images des deux vidéos tournées par des témoins, le père d’Arthur est persuadé d’avoir identifié l’agent M comme responsable du coup de tonfa (une matraque télescopique) ayant brisé la mâchoire de son fils. Pour lui, pas de doute, une image montre M avec sa matraque à la main, des traces de dents dessus.

« On voit le tonfa dans la bouche de mon client », marque Thomas Fourrey, photos en main. Selon lui, le brigadier M était totalement en position pour asséner le coup ayant fait « exploser » la bouche d’Arthur. Ce faisant, il demande une requalification des accusations envers le policier, afin que soit prise en compte cette nouvelle pièce dans le dossier. De ce fait, il innocente, en partie, l’autre policier présent, l’agent P.

« Je n’aimerais pas être à votre place, à me dire que c’est mon collège qui va payer à ma place », grince Thomas Fourrey à son intention.

« On peut frapper un homme à cinq et le laisser la gueule en sang sans l’interpeller ? »

Aux côtés du brigadier M, son collègue, l’agent P, ne bronche presque, pas. Il lance à peine deux regards inquiets en direction de son avocat. Les vidéos ont démontré qu’il avait donné au moins cinq coups de tonfa à Arthur Naciri. L’agent P parlait de deux à trois coups dans sa déclaration initiale.

Le policier est formel. Dans un contexte de manifestation et de tensions, il a cru à une interpellation. Selon lui, ses coups de matraques ont toujours été réalisés vers les jambes. A aucun moment il n’a touché de visage. Son but : neutraliser Arthur Naciri.

« Nous avions eu un message qui annonçait une arrivée de « black bloc » et nous avions essuyé des projectiles », avance-t-il pour remettre du contexte à « l’interpellation ». Quand on lui répond que les images ne montrent pas de tensions, il lâche, à moitié dans sa barbe : « dans la vidéo, il n’y a pas tout… »

En réponse, l’avocat d’Arthur Naciri monte dans les tours : « Mais il est où le danger ? » Tout au long des débats, revient la question de connaître le degré exact de tensions au moment des faits. Côté défense, elle est mise en avant pour expliquer l’interpellation. Côté partie civile, on parle d’une baisse des tensions lors de cette fin de manif. Quoi qu’il en soit, l’erreur lors de l’intervention est plus que caractérisée.

« Donc, on peut frapper un homme à cinq et le laisser la gueule en sang sans l’interpeller ? », poursuit Thomas Fourrey.

Dans sa plaidoirie, l’avocat demande à ce que soit caractérisée « une scène unique de violences. » Son argument ? Si personne n’est clairement identifié, tout le monde doit payer.

« Quand ça se passe à Vénissieux, on ne cherche pas à savoir qui est responsable », tacle-t-il.

« Pourquoi n’y a-t-il que deux policiers aujourd’hui au tribunal ? »

Reste que, malgré les photos, malgré les vidéos et les témoignages… La défense peut jouer sur un certain « flou ».

« La semaine dernière, j’ai chuté, raconte Laurent-Franck Liénard dans un début de plaidoirie quelque peu surréaliste. Si je n’avais pas mis ma main devant ma bouche, je me serai fracassé la mâchoire. »

Le jugement a été rendu au tribunal de Lyon.Photo : PL/Rue89Lyon

Puis l’avocat reprend : est-ce que les dents sont tombées lors de la chute ? Lors d’un coup de poing ? Un coup de tonfa ? Qui devrait être vraiment à la barre aujourd’hui ? Pas de doute, il y a des manques importants dans ce procès.

« Quand le commandant de police voit M. Naciri la bouche en sang et ne fait rien, la première faute est là, rappelle-t-il. Autre chose, vous parlez de « la meute » responsable des faits. Pourquoi n’y a-t-il que deux policiers aujourd’hui au tribunal ? »

Dans un numéro d’équilibriste avec le droit, il renvoie la responsabilité du jugement au tribunal administratif et non au pénal. En passant par le tribunal administratif, Arthur Naciri aurait déjà pu être indemnisé de ses 20 000 euros de frais dentaires. Au passage, il accuse le jeune homme d’avoir fait « un doigt d’honneur » à un policier, une demi-heure avant les faits.

Affaire Arthur Naciri : un délibéré attendu en novembre

Autant d’incertitudes qui rendent l’issue du procès peu lisible. Les policiers seront-ils condamnés dans cette affaire ? Pour quel motif ? Face à une interpellation « incompréhensible », le procureur a requis dix mois de prison assortis d’un sursis pour les deux agents de la BAC de Lyon, logés à la même enseigne.

Une demande qui semble avoir convaincu Arthur Naciri. Soulagé à la sortie du procès, le jeune homme a paru heureux de pouvoir faire entendre sa voix, remerciant plusieurs fois les juges de « prendre au sérieux » sa situation.

Après quatre heures de procès, la sixième chambre s’est vidée. Les proches des policiers sont sortis par la porte arrière du tribunal, quand la partie civile passait par l’entrée, évitant des tensions comme lors du dernier renvoi de l’affaire, en avril. Le délibéré de cette affaire sera donné le 24 novembre au tribunal correctionnel de Lyon.


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