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« On est à la limite des températures supportables par les poissons du Rhône »

Aujourd’hui, entre la dérogation accordée mi-juillet à la centrale nucléaire du Bugey pour rejeter de l’eau plus chaude qu’à l’ordinaire et le réchauffement climatique qui impacte la température du Rhône, les poissons comme les autres espèces aquatiques sont en difficulté dans le fleuve. Certaines pourraient carrément disparaître, comme ce fut le cas de nombreux mollusques durant la canicule de 2003.

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Le fleuve Rhône et ses poissons n'échappent pas aux impacts du réchauffement climatique.

Rue89Lyon a interviewé Martin Daufresne, directeur de recherche à l’Institut nationale de recherche pour l’alimentation, l’agriculture et l’environnement (INRAE) et directeur adjoint de l’unité RECOVER, qui travaille sur les risques environnementaux sur les écosystèmes aquatiques et forestiers. En 2004, il a soutenu sa thèse à Lyon, qui portait sur l’évolution des structures de communautés de poissons du fleuve Rhône autour de la centrale du Bugey.

Le fleuve Rhône et ses poissons n’échappent pas aux impacts du réchauffement climatique. Wikimedia Commons

Rue89Lyon : En 2004, vous avez fait votre thèse sur le Rhône. Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ?

Martin Daufresne : Je travaille sur l’écologie thermique, c’est-à-dire les liens entre écologie et température, l’impact du réchauffement climatique sur les organismes aquatiques, principalement d’eau douce : de leur écosystème jusqu’à leur physiologie. Par exemple, quel impact la température de l’eau peut-elle avoir sur des organismes à sang-froid et en particulier sur le fonctionnement de la mitochondrie qui permet de produire de l’énergie ?

La centrale nucléaire du Bugey a obtenu une dérogation mi-juillet pour rejeter dans le Rhône de l’eau plus chaude que d’habitude, malgré la canicule. Quelles peuvent être les conséquences sur les poissons du Rhône ?

C’est difficile de vous répondre car on touche aux limites de nos connaissances. L’écologie, ce n’est pas vieux, et l’écologie thermique encore moins. Aujourd’hui, on arrive à des niveaux de température qu’on avait jamais vus ou très rarement sous nos latitudes. Quand on approche de 30°C ou plus, c’est quand même assez rare. Les études sont basées sur une eau qui est plutôt entre 10°C et 20°C. On est aux frontières des limites de température supportables par les poissons du Rhône.

Au niveau de la centrale du Bugey, il y a une trentaine d’espèces. Une dizaine d’entre elles comme le goujon ou la bouvière vont supporter mais pas trop longtemps. Toutes les autres seront en zone de résistance autour de 30°C : leur physiologie va se dégrader, elles vont arrêter de se nourrir, moins se déplacer… Les plus faibles vont mourir quand même. Les poissons peuvent à la rigueur s’échapper. Si le rejet de la centrale du Bugey se refroidit au niveau de la confluence avec l’Ain, ça fait quand même une grosse distance. Le problème, c’est les mollusques, les invertébrés et les plantes qui eux ne vont pas pouvoir y échapper.

La vandoise est un des poissons menacé par le réchauffement de l’eau du Rhône. Wikimedia Commons / Akos Harka

Rejet de la centrale nucléaire du Bugey dans le Rhône : « Les poissons peuvent à la rigueur s’échapper (…). Le problème, c’est les mollusques, les invertébrés et les plantes qui eux ne vont pas pouvoir y échapper ».

Au-delà des poissons, quelles seront les conséquences sur les mollusques du Rhône ?

La canicule actuelle aura certainement des effets similaires à celle de 2003. Pendant la canicule de 2003, l’eau de la Saône était à plus de 25°C pendant 75 jours, entre juin et août. Les espèces de mollusques ont été divisées de moitié, et certaines ont complètement disparu. Celles qui restaient avaient une densité bien moindre. Malgré quelques étés un peu plus frais dans les années 2010, les mollusques de la Saône n’ont jamais pu retrouver leur état d’avant 2003. Les mollusques servent de substrat à certaines espèces, de nourriture, ils filtrent l’eau. Les cadavres de mollusques favorisent l’eau turbide, et le développement de bactéries, dont les cyanobactéries qui sont toxiques.

En dehors de ces dérogations ou des périodes de canicule, avez-vous constaté une modification des espèces de poissons du Rhône à cause du réchauffement climatique ?

Nous avons des données sur les conséquences du réchauffement climatique pour le Rhône sur les 40 dernières années. Il y a eu des modifications au niveau de la structure des communautés d’espèces. Les méridionales se sont développées, au détriment des septentrionales qui ont disparu ou presque, comme la vandoise.

Il en résulte une diminution de l’équitabilité, c’est-à-dire la manière dont est partagée l’abondance entre les espèces. Avant, toutes avaient une part plus ou moins égale, aujourd’hui seules deux ou trois espèces ont les plus grosses parts. Ça signifie une baisse de la biodiversité. Pour les espèces méridionales qui se développent bien, la taille moyenne des poissons a été divisée par deux depuis les années 70-80. Les grosses espèces rapetissent aussi, ou investissent beaucoup dans la reproduction. Ce sont des stratégies de défense.

Le silure, lui, s’en sort bien pour l’instant même si on sait que théoriquement il devrait entrer en zone de résistance au-delà de 30°C.

C’est compliqué de quantifier les conséquences du réchauffement de l’eau du Rhône sur les poissons car on ne peut pas expérimenter les extrêmes pour des raisons éthiques et légales. On est aidés en partie pour ça par EDF qui finance un programme pour connaître la capacité d’adaptation des poissons aux fortes températures de l’eau. Les recherches auront lieu autour des centrales du Bugey et de Tricastin. Elles devraient durer trois ou quatre ans et déboucher sur une thèse.

« On ne pourra pas échapper au réchauffement, mais on peut mieux gérer les liens entre climat terrestre et aquatique »

Quelles seraient les solutions pour protéger les poissons du Rhône contre ce réchauffement ?

Il faut déjà accroître nos connaissances sur l’écologie thermique en général. Ça signifie qu’il faut plus de moyens, plus de postes dans la recherche et qu’on lui laisse plus de liberté pour qu’elle soit proactive. Le réchauffement, on ne pourra pas y échapper mais on peut mieux gérer les liens entre climat terrestre et aquatique. Par exemple, on pourrait favoriser l’ombrage et éviter de nettoyer les berges. Sur le Rhône ça ne va pas changer grand-chose mais ça peut avoir un impact sur les petits cours d’eau. On pourrait aussi travailler sur la gestion des débits : quand on relâche l’eau d’un barrage, on peut utiliser les vannes en profondeur, où l’eau est plus fraîche…

Déjà au début des années 2000, quand vous travailliez sur le Rhône, vous alertiez sur l’impact du réchauffement climatique. Que pensez-vous de la prise de conscience qu’il semble y avoir depuis cet été ?

Quand je faisais ma thèse sur le Rhône, entre 1999 et 2003, les gens me demandaient si le réchauffement climatique ça existait vraiment. Vingt ans plus tard, j’ai l’impression de répéter le même message d’alerte. Aujourd’hui, il y a eu des prises de conscience mais la vitesse de prise de conscience est bien moins rapide que la vitesse des changements que j’observe depuis vingt ans. La canicule de 2003 a été un premier cap, et l’année 2022 aura marqué les consciences. Le problème, c’est qu’on oublie assez vite. Je suis surpris qu’on soit surpris par ce réchauffement, ces tempêtes… On alerte dessus depuis les années 70. Les dérogations octroyées aux centrales nucléaires sont un bon exemple. Il y a toujours une bonne raison à ça, mais est-ce qu’on favorise le court ou le long terme ? A quel point est-on prêts à prendre des décisions qui détruisent notre environnement ? Est-on prêts à avoir de l’eau verte, qui sent mauvais et pleine de cyanobactéries aux portes de Lyon ?


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Photo : PL/Rue89Lyon

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