C’est la mine soucieuse que Mourad (le prénom a été modifié) aborde la nouvelle qui est entrée dans sa vie il y a un peu moins d’un mois : la présence supposée d’amiante dans les murs et les sols de son appartement.
L’informaticien de 43 ans est marié et père de trois enfants. La petite famille vit dans un T3, au 12 de la rue Gabriel-Fauré, sur le plateau des Minguettes, à Vénissieux. Mourad a toujours vécu dans ce quartier, et ses deux parents habitent à moins de 50 mètres :
« Les Minguettes, ce n’est pas fou. Cependant, ma sœur et moi tenons à rester dans le quartier, car nos deux parents sont handicapés et ont besoin de nous. »
Le père de Mourad, ancien carreleur, a perdu la vue tandis que sa mère souffre d’arthrose aggravée aux genoux. Le vieux couple habite au 10 rue Gabriel-Fauré, à côté de chez Mourad :
« Ils sont aussi concernés par cette histoire d’amiante. »
Aux Minguettes, « je pensais qu’on nous aurait dit si il y avait un risque d’amiante »
Une « histoire » qui a ébranlé l’existence tranquille de la petite famille. En témoigne la salle de bain de Mourad, éventrée sur son côté droit, manifestation de l’arrêt soudain des travaux de rénovation. Le lavabo a disparu, et on peut apercevoir le mur en béton, à nu, ainsi que le passage de toute la tuyauterie. Mourad explique :
« C’était autour du 5 juin. Une voisine m’a rapporté la confidence d’un des personnels d’Alliade Habitat. Il lui a raconté qu’il y avait de l’amiante dans les sols et les murs des cuisines ainsi que des salles de bain des appartements. »
Le locataire raconte avoir été sceptique :
« C’est connu que chaque locataire fait des travaux dans son appartement pour l’améliorer. Par exemple, mes parents ont fait poser une cuisine en kit, nous, on a refait les sols car l’ancien était abîmé. Je pensais qu’ils [Alliade Habitat] nous auraient dit si c’était risqué. »
Il faut dire qu’au moment où la voisine vient lui souffler cette rumeur, deux ouvriers s’affairent tranquillement dans sa salle de bain, dans le cadre de la rénovation du parc des logements sociaux d’Alliade :
« Je ne voulais pas y croire. »
C’est le lendemain que le père de famille est convaincu par l’information. Il découvre un courrier anonyme long d’une trentaine de pages dans sa boîte aux lettres. En prélude de celui-ci, un papier libre titre en rouge vif « MISE EN DANGER PAR ALLIADE ET ARCHITECTE », suivi par de nombreuses accusations à l’encontre du bailleur social. Chaque accusation est écrite en majuscules et suivie de nombreux points d’exclamations.
Aux Minguettes, « des travaux à risque d’exposition à l’amiante »
Ce qui alarme le père de famille, ce sont les feuilles qui suivent cette première missive. Il s’agit d’un rapport de l’entreprise ATSI 3D reprenant parfois une autre étude précédente menée par Sigma Expertises, intitulée « études préliminaires, réhabilitation des bâtiments Fauré et Gorki », datée du 23 août 2021. Contactées par Rue89Lyon, les deux entreprises n’ont pas encore donné suite.
On peut y lire :
« Le bâtiment Fauré observe peu de présence d’amiante impactant le programme travaux [sur les parties communes ndlr], la problématique amiante principale réside dans les revêtements de sols des parties privatives. »
Suivi de :
« Une incertitude demeure au niveau des revêtements de sol dans les pièces humides des logements visités. En effet, certains logements sont concernés par la présence d’amiante dans les dalles de sols et la colle bitumeuse et d’autres non. »
Le rapport assure qu’il n’est pas nécessaire de mener d’opération de désamiantage sur le chantier qui concerne les parties communes. En revanche, une dizaine de pages plus tard, l’étude conclut :
« Nous avons retenu les travaux à risque d’exposition à l’amiante suivants : recouvrement des revêtements de sol sur palier, recouvrement des revêtements de sols pour salle de bain, cuisine, WC, dépose/repose des équipements sanitaires, sécurisation des joints de fractionnement en façade, percements spécifiques pour les lots électricité et plomberie. »
Les deux entreprises estiment le surcoût du désamiantage « dans une fourchette allant de 10% à 15% des coûts globaux de l’opération ».
« Les ouvriers étaient en train de bricoler, en short et tee-shirt »
À la lecture de ces mots, Mourad raconte avoir senti son cœur bondir dans sa poitrine :
« Je me suis précipité dans ma salle de bain où les ouvriers étaient en train de bricoler la plomberie, assis sur les sol aux dalles fraîchement arrachées, en short et tee-shirt. »
Il raconte avoir brandi le rapport d’experts devant les artisans ébahis :
« Même eux ont voulu partir sur le champ quand ils ont compris, ils ont eu très peur. On ne leur avait jamais parlé d’amiante. »
Mourad, qui est en télétravail ce jour-là, tente tout de suite de joindre son bailleur social, Alliade Habitat, dans l’espoir d’être rassuré :
« Ça sonne dans le vide, encore et encore. »
« À ce jour, on n’a encore reçu aucun courrier de démenti »
Il écrit alors un mail dans la catégorie « demande d’informations » sur la plateforme d’Alliade. Sa demande sera clôturée deux semaines plus tard, sans qu’il n’ait reçu la moindre précision. Il se rappelle :
« On est nombreux à avoir tenté d’appeler au secours cette semaine-là. Le courrier anonyme était dans cinq à huit boîtes aux lettres de chaque bâtiment de l’allée. »
Mourad tient au courant ses voisins dans les heures qui suivent. En une journée, l’angoisse étreint tous les habitants des 10, 11 et 12 de la rue Gabriel-Fauré :
Mohammed (le prénom a été modifié) a 27 ans, il habite au numéro 10. Il a été mis au courant du risque d’amiante par une voisine, le même jour que Mourad :
« Franchement, on a peur. À ce jour, on n’a encore reçu aucun courrier de démenti, rien. »
L’inquiétude grandit dans les appartements. Le mercredi 22 juin, Mourad reçoit un mail d’invitation pour le lendemain à une réunion organisée par son bailleur social. Pensant enfin y trouver une réponse à ses interrogations, il s’arrange avec son patron pour poser son après-midi. Le jour J, il se rend dans le 8e arrondissement de Lyon, dans les locaux d’Alliade Habitat. Il raconte être tombé des nues :
« Je n’avais pas eu le temps d’en discuter avec les voisins. On a découvert sur place qu’on était seulement six. Ils nous ont dit qu’ils n’avaient pas la place d’accueillir tout le monde. »
Aux Minguettes, « j’ai le droit de savoir si il y a de l’amiante chez moi »
La réunion est dans un premier temps l’occasion d’aborder la souffrance causée par la période de travaux. Très vite, Mourad aborde le sujet de l’amiante :
« Ils nous ont dit qu’il n’y avait aucun risque, mais ils ne nous ont pas dit qu’il n’y avait pas d’amiante, ils ont dit que c’était de toutes petites doses, peu dangereuses. Pourquoi ne nous l’avoir jamais dit alors ? Pourquoi le rapport qu’on a reçu dans nos boîtes aux lettres a dit qu’il fallait désamianter ? »
La fébrilité fait trembler la voix du père de famille. Il raconte que l’un des représentants d’Alliade Habitat lui a proposé de venir regarder sur son ordinateur des études postérieures à celle d’août 2021 :
« Je ne suis pas bête, je ne voulais pas regarder les études vite fait sur l’ordinateur, je voulais les avoir dans la main, pour les montrer à des personnes qui s’y connaissent, éventuellement à un avocat. C’est mon droit. »
Mourad raconte avoir insisté pour que ces rapports lui soient donnés. Il lui aurait été promis qu’il les recevrait dans les jours suivants. Bon élève, il a donc attendu plusieurs jours avant de leur envoyer une relance. Il a réceptionné une seule page d’un rapport qui semble en compter 154 si on suit la pagination indiquée au bas du document. Il s’agit d’un croquis de l’étage de Mourad produit par Sigma Expertises et daté du 8 décembre 2021, que la rédaction a pu consulter. Il y est noté que les « matériaux et produits ne contiennent pas d’Amiante après analyse » ou « matériaux ne contenant pas d’Amiante sur justificatif ».
« J’ai l’impression qu’on nous ballade »
Mourad ne fait pas confiance à cette seule page. Il relance donc son bailleur social et demande à consulter l’intégralité de l’analyse. Il reçoit deux feuilles situées 60 pages plus loin dans la même étude. Difficile de savoir si l’aire géographique du document s’applique à l’appartement de Mourad, cela n’est pas indiqué. On peut seulement y voir un petit tableau qui liste les différents matériaux d’un logement. Devant chacun, il est noté : « Fibres d’amiante non détectées ».
Le père de famille ne comprend pas pourquoi on ne lui a pas envoyé l’analyse en entier, pourquoi on ne lui a pas mieux expliqué comment la déchiffrer :
« Les informations sont contradictoires. D’abord, on comprend qu’il y a de l’amiante, puis on nous dit que certes, il y en a, mais pas beaucoup, et finalement, on nous dit qu’il n’y en a pas du tout. Je veux une seule chose : être fixé. J’ai l’impression qu’on nous ballade. »
De la même façon, Pierre Millet, adjoint PCF à la ville de Vénissieux chargé du logement, développement durable et Grand projet de Ville, s’est voulu rassurant auprès de Mourad qui lui a envoyé plusieurs mails de sollicitation. Au lendemain de la réunion, il lui a écrit :
« Tous les bailleurs savent traiter les chantiers pour l’amiante. Quand il ne s’agit que de traces dans les colles par exemple, il y a un surcoût technique, mais cela reste faisable. C’est parfois plus compliqué, il faut intervenir en logement vide… Mais ce sujet est très connu et… contrôlé. »
Dans son mail, Mourad évoquait le fait que les morceaux de sols arrachés dans les salles de bain ont été stockés pêle-mêle dans les locaux à vélos, dans les cours des immeubles, décuplant l’inquiétude des locataires au sujet de l’amiante. Pierre Millet lui a répondu :
« Parfois, des intervenants, souvent en sous-traitance, peuvent ne pas respecter toutes les règles, du travail ce qui concerne les salariés, mais aussi de sécurité, ce qui concerne tout le monde. La propreté du chantier, et notamment la gestion des matériaux est importante, et vous avez raison de signaler les anomalies, ce qui permet à la coordination de chantier de suivre les différents intervenants. »
« C’est dans vingt ans qu’on saura si on a le cancer »
Mourad est partagé à la réception de ce mail. Il se réjouit d’avoir eu une réponse, mais déplore un manque d’explications claires au sujet des risques encourus par les locataires comme par les travailleurs :
« Ma femme et mes enfants étaient dans l’appartement pendant les travaux. C’est dans vingt ans qu’on saura si on a le cancer. »
Il soupire :
« On souhaiterait tous qu’ils nous envoient des documents sérieux, qu’ils soient transparents. Ils empirent leur cas à faire les choses à moitié. Si il n’y a rien, aucune trace d’amiante, qu’ils envoient un vrai rapport complet à chaque locataire, daté, situé, et qu’ils prennent le temps de nous expliquer cette histoire. »
Contacté par Rue89Lyon, le bailleur social Alliade Habitat se défend d’avoir dissimulé quoi que ce soit, et reproche au corbeau qui a envoyé les courriers anonymes d’avoir mésinformé :
« Le rapport qui est arrivé dans les boîtes aux lettres est une étude préliminaire où seulement cinq logements ont été visités. Normalement, seules les entreprises devaient avoir accès à ce document. »
Le bailleur social assure qu’un diagnostic a été effectué appartement par appartement, au vu et au su des habitants. Alliade Habitat ne considère pas avoir tardé à réagir quand les habitants l’ont sollicité à ce sujet :
« Il a d’abord fallu recueillir les informations, vérifier qu’on ne s’était pas trompés, tout revoir avec l’entreprise AMO amiante. On peut garantir qu’il n’y a vraiment pas beaucoup d’amiante dans les appartements qui sont en travaux aujourd’hui. »
Aux Minguettes, « l’angoisse au sujet de l’amiante est montée très vite »
Alliade Habitat déplore la présence régulière de déchets durant la période de travaux mais assure qu’aucun de ceux-ci ne contient de l’amiante :
« Les quelques cloisons qui contenaient de l’amiante ont été retirées et emmenées selon la procédure définie par l’Inspection du travail. »
Le bailleur social assure qu’il n’avait aucune obligation de donner les documents stipulant que l’appartement de Mourad ne contient pas d’amiante, et qu’il l’a fait par volonté de rassurer :
« L’angoisse au sujet de l’amiante est montée très vite et nous voulons tout faire pour tranquilliser les habitants. Il y a un peu plus d’amiante dans les bâtiments rue Gorki [prochaine étape de la rénovation urbaine, ndlr] et cette fois-ci nous organiserons une réunion publique pour rassurer avant le début des travaux. »
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