Pendant deux heures, elle a écouté la réunion publique avec attention. Habitante de Pierre-Bénite, Stéphanie, une jeune mère de famille, ayant participé à une enquête des journalistes de l’émission Vert de Rage sur la pollution aux perfluorés (lire par ailleurs), est venue chercher ses résultats. Dans ceux-ci, elle va pouvoir constater la présence de produits chimiques, en lien avec l’activité des usines Arkema et Daikin, dans son corps.
Si elle a l’air inquiète, cette jeune mère de famille cherche à n’en rien laisser paraître. « Dans la Vallée de la Chimie, on est exposé à tout un cocktail de polluants. Si l’on peut en identifier ne serait-ce qu’un, c’est déjà beaucoup ». Comme elle, elles sont 13 à avoir participé aux travaux de l’équipe de France TV.
« J’étais consciente qu’en habitant ici, on était potentiellement exposé à des produits toxiques. J’ai trouvé l’idée intéressante. »
Peut-être ne s’attendait-elle pas à de tels résultats. Ce mardi 10 mai, le journaliste d’investigation de l’émission, Martin Boudot, a présenté les résultats de cette enquête menée sur un an. Dans le lait de ces jeunes mamans, l’équipe a trouvé des taux records de perfluorés, ces polluants éternels aussi appelés les « PFAS ». Leurs bébés absorberaient en moyenne 120 nanogrammes par kilogramme de poids corporel par semaine. En comparaison, l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) recommande de ne pas dépasser un taux de 4,4.
Pour obtenir ces résultats, l’équipe de France Télévision a travaillé avec le professeur néerlandais Jacob de Boer. Dans l’eau, l’air et le sol (lire dans l’encadré ci-dessous), les membres de l’équipe ont trouvé les traces de ces perfluorés dont certains classés comme particulièrement toxiques.
Ainsi, le « PFOA », un de ces composés synthétiques, est présent dans des proportions problématiques. Dans l’air, sa présence est quatre à huit fois plus élevée que les valeurs références du programme des Nations Unies pour l’environnement. De même, sur le stade de Pierre-Bénite, la concentration en « PFUnda », un autre perfluoré quatre fois plus toxiques, est jusqu’à 83 fois supérieure à la norme acceptée.
Considérées comme dangereuses pour la santé et cancérigène, ces substances ont été interdites par l’Union européenne en 2020. Selon la direction d’Arkema, interrogée par le Progrès, ces dernières ne sont plus produites à l’usine. Une déclaration contredite par ces résultats.
A côté de l’usine Arkema de Pierre-Bénite : éviter de manger des légumes du jardin
« Pour l’instant, je déconseille aux personnes de manger des légumes des jardins environnant l’usine, s’inquiète le professeur Jacob de Boer. Idem pour les œufs qui viendraient de poules du secteur. »
Ce dernier est effaré par les découvertes faites autour de l’usine Arkema de Pierre-Bénite et, en règle générale, au sud du Rhône. La présence de perfluorés dans le canal à la sortie de l’usine est 36 400 fois plus élevée qu’une eau « étalon » pris en amont de l’usine. On y retrouve trois PFAS utilisés par Arkema et deux par l’usine voisine, Daikin.
Or, une partie de ces substances se retrouvent directement dans nos robinets. Selon l’équipe d’investigation, les stations d’épuration, récupérant l’eau du Rhône, ne traitent pas cette pollution. Des extraits faits du côté de Ternay montrent des concentrations en PFAS de plus de 200 ng par litre. À Grigny, ces dernières sont toujours supérieures à 100 ng/l. En comparaison, l’eau des Lyonnais, venant de bassins en amont de l’usine, connaît une concentration de 50 ng/l. Interrogé à ce propos, le professeur s’étonne qu’aucun filtre ne soit mis en place sur les robinets pour éviter de mauvaises surprises.
« Tous les échantillons d’eau du robinet provenant des champs captant du Rhône dépassent la norme pour 20 PFAS, indique le journaliste Martin Boudot. Au total, 200 000 personnes sont concernées. »
Les perfluorés : une pollution dangereuse pour le système immunitaire
Le scandale est de taille. Utilisés pour leurs propriétés anti-taches ou anti-graisses, les perfluorés inquiètent depuis plusieurs années.
« Il y a dix ans, l’EFSA ne les jugeait pas si dangereux. Mais, après plusieurs travaux, les doses de concentration maximales recommandées ont été réduites par mille », constate le professeur.
A faible dose, ils peuvent être responsables d’atteintes du système immunitaire. A plus forte, les perfluorés peuvent entraîner une augmentation du taux de cholestérol, poser des problèmes de grossesses ou encore amener à des cancers de la thyroïde.
« Sans aller jusqu’au cancer, la thyroïde pourrait être moins active chez les personnes exposées », indique le professeur Jacob de Boer.
Il s’agit d’être prudent. Sans déconseiller aux mères d’allaiter leurs enfants, il émet des réserves importantes sur le sujet.
« Peut-être privilégier des périodes de six mois à deux ans pour le premier enfant », conseille-t-il seulement.
De même, le professeur préconise la fermeture de lieux particulièrement exposés, comme le stade de foot de Pierre-Bénite, et, bien évidemment, l’arrêt du rejet par l’industrie chimique de ces substances toxiques.
Pollution d’Arkema à Pierre-Bénite : les industriels et l’Etat ciblés
En ligne de mire : la production des usines d’Arkema et de Daikin à Pierre-Bénite. Ces usines, spécialisées dans la fabrication de produits dérivés de la chimie du fluor et producteur de caoutchouc, sont responsables de cette pollution, selon l’enquête réalisée.
« Nous avions été un peu sécurisés par la direction d’Arkema. On se sent trahis, s’alarme Thierry Mounib, président de Bien Vivre à Pierre-Bénite. Des questions se posent : est-ce que l’on peut continuer à vivre là-bas ? Est-ce qu’on doit fermer le terrain de foot ? »
Les interrogations soulevées par ces découvertes sont multiples. A quand remonte cette pollution ? Quelles seront ses conséquences exactes ? Les champs prenant leur alimentation en eau dans le Rhône pourraient-ils être contaminés ? etc.
Les responsables de cette situation ? L’usine et l’Etat, qui a laissé faire. Par arrêté, le préfet du Rhône a autorisé l’usine à continuer de fonctionner.
La préfecture prête à comparer ses résultats à l’étude
Présent le soir même, un représentant de la Dreal (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) a tenté de défendre les services de l’Etat en évoquant les nombreux contrôles effectués sur le site. Comme nous l’avions écrit, la Dreal intervient une dizaine de fois sur l’année de façon programmée ou inopinée. A la suite des informations transmises par l’équipe de journalistes, deux nouveaux contrôles ont été réalisés. Un troisième devrait avoir lieu sur l’usine Daikin.
Visiblement consciente du caractère explosif de ces révélations, la préfecture est revenue sur le sujet par communiqué dans la soirée de mardi.
« Les services de l’État prennent très au sérieux les risques liés aux rejets des industriels qu’ils contrôlent, et n’ont de cesse de les faire diminuer. À ce titre, ils vont mettre en place très prochainement une surveillance approfondie des rejets de perfluorés. Sur la base de cette surveillance, dont les résultats pourront être comparés à ceux de l’étude présentée lors de la réunion publique de ce soir quand celle-ci sera transmise dans le détail à l’administration, l’inspection des installations classées se rendra auprès de chaque exploitant et s’attachera à encadrer les rejets des substances concernées. »
Dans la foulée, la Métropole de Lyon a également réagi à « ce constat préoccupant pour la santé des habitants ». Tout en rappelant, à son échelle, son travail pour lutter contre les polluants chimiques, elle note son peu de (réel) pouvoir en la matière. « La lutte contre ce fléau sanitaire (…) doit avant tout passer par l’élargissement des normes et des réglementations nationales et européennes », indique-t-elle. Indirectement, elle appelle donc l’Etat à agir.
Pollution d’Arkema à Pierre-Bénite : « Ras-le-bol de la priorité donnée à l’économie sur la santé ! »
Pour l’instant, pas de quoi convaincre les associations venues en nombre pour écouter les résultats.
« Ras-le-bol de la priorité donnée à l’économie sur la santé. A chaque fois que nous faisons remonter ces problèmes, nous nous heurtons aux géants industriels et à la préfecture », s’est énervée Edith Oresta du réseau Environnement santé et membre du collectif Notre affaire à tous.
Cette dernière plaide pour que les services de l’Etat prennent le problème dans sa globalité :
« Il faut que l’on arrête de séparer les questions de santé publique des risques environnementaux. Les deux sont liés ! »
Pour l’heure, l’absence d’une réglementation claire sur les perfluorés en France semble freiner les possibilités d’actions. Une mesure européenne devrait cependant être mise en place pour réguler l’usage de ces produits à partir de 2026.
De potentielles études pour voir les conséquences dans le sang
D’ici là, le professeur Jacob de Boer préconise de poursuivre les recherches en effectuant des tests sanguins pour connaître l’impact exact de cette pollution sur la population. Objectif : donner aux habitants de Pierre-Bénite, voisins d’Arkema, mais aussi aux habitants au sud de Lyon, une information transparente sur les risques possibles.
Quoi qu’il advienne, Stéphanie ne partira pas. « Il faut que l’on se batte pour avoir de bonnes conditions de vie, là où on est », marque la mère de famille.
« Quand je vois les réactions ce soir, je suis plutôt contente. Cela fait toujours du bien de voir qu’il y a des associations qui agissent et même des élus locaux, même s’ils sont aussi en campagne » (voir ci-dessous).
Ce jeudi soir, l’émission Envoyé spécial reviendra sur cette enquête. Le documentaire de « Vert de Rage » ne devrait paraître qu’en octobre prochain. L’espoir de Stéphanie : que cette pression médiatique fasse bouger les lignes.
[Mise à jour le 13 mai à 23h] Confirmation de la pollution aux perfluorés par la préfecture du Rhône
Quelques jours seulement après cette soirée de mardi, la préfecture du Rhône a communiqué, ce vendredi soir, sur des premiers résultats de contrôles qui tendent à confirmer l’enquête de nos confrères :
« Des contrôles des eaux du Rhône et des rejets des industriels Arkema et Daikin, dont certains inopinés, sont réalisés par la DREAL, avec l’appui de laboratoires agréés, depuis mars dernier. Les premiers résultats d’analyses d’une partie des rejets incriminés montrent que les concentrations en 6:2 FTS (acide-2-perfluorhexylethane-1-sulfonique, qui est le principal PFAS utilisé par l’exploitant) dans les rejets aqueux du site Arkema sont du même ordre de grandeur que celles présentées par l’enquête journalistique ».
La préfecture annonce qu’elle publiera d’autres résultats lorsqu’ils seront connus.
On apprend dans ce même communiqué que des campagnes de mesures ont été réalisées depuis 2017 dans le bassin Rhône-Méditerranée au sujet de cette pollution aux perfluorés :
« Elles ont permis de détecter au moins une fois une partie de ces composés [14 PFAS – dont leurs produits de dégradation PFOA et PFOS], dans plus de la moitié des stations de contrôles du bassin, principalement dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes et PACA. »
La préfecture promet, de nouveau, la signature prochaine d’ »arrêtés prescrivant une surveillance renforcée des PFAS dans les process des usines Arkema et Daikin et leurs rejets liquides ».
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