À ses débuts, Bizarre ! s’est montée comme une association de promotion des cultures urbaines et du rap pour l’agglomération de Lyon. En 2016, la Ville de Vénissieux a proposé de mettre a disposition un lieu dédié et de transformer l’association en régie autonome personnalisée. Avec le théâtre de Vénissieux, Bizarre ! fait alors partie de La Machinerie : une structure juridique et administrative qui gère les deux équipements et dont la Ville de Vénissieux est le principal subventionneur.
Le lieu, situé à une centaine de mètres au sud de l’arrêt de tramway Joliot-Curie-M. Sembat, dans un décor pour le moins industriel, est reconnaissable de loin, avec sa façade colorée, réalisée par le street artiste OSRU (autrement appelé Solal Immediato).
Le bâtiment regroupe un grand nombre d’espaces sur une zone ramassée : un plateau de création de 160 m² dédié à la danse est aux espaces numériques, un espace multimédia de 35 m² entièrement dédié à la création vidéo et sonore, des locaux de répétitions avec une cabine d’enregistrement, et surtout, une salle de concert de 200 m² qui peut accueillir 390 personnes debout.
C’est dans ce lieu qui croise de nombreux professionnels et savoir-faire que Zoé Salamand, Grégoire Potin et Maïa Boumpoutou ont accueilli Rue89Lyon.
« Le gros de notre travail n’est pas d’être une salle de concert de rap de la métropole de Lyon, mais plutôt d’accompagner les artistes »
Rue89Lyon : Qu’est-ce qui vous a séduits dans le projet ?
Grégoire Potin : Quand on se penche sur la programmation de Bizarre !, on voit qu’on a seulement une vingtaine de levers de rideaux par an. En réalité, le gros de notre travail n’est pas d’être une salle de concert, mais plutôt d’accompagner les artistes, d’aller stimuler la créativité chez les jeunes. En Suisse, où j’étais auparavant, ça existait assez peu et ça me manquait dans mon travail.
Zoé Salamand : Comme on travaille avec la Ville de Vénissieux, une partie de mon job consiste à soutenir l’action culturelle sur le territoire. Je fais notamment de l’éducation artistique dans les classes ; je vais régulièrement dans les établissements scolaires avec des artistes, en ce moment avec le rappeur L’Officier Zen par exemple, pour des sessions créatives avec les élèves.
Parfois, quand je vois un lycéen qui a beaucoup de potentiel, je lui propose de candidater dans nos programmes. On a vraiment une action en synergie avec le territoire.
« À Bizarre ! des connections entre beatmakers et rappeurs se font au quotidien »
Quels types d’accompagnements proposez-vous ?
Grégoire Potin : Il existe déjà le forfait basique, sans direction artistique de notre part, pour utiliser nos studios. Pour celui-ci, c’est un peu « premier arrivé, premier servi » car on est vraiment pas cher, nos tarifs sont en lien avec le pouvoir d’achat des vénissians. Ensuite, on a deux types de dispositifs, pour les amateurs et pour les professionnels.
Zoé Salamand : Je m’occupe des dispositifs pour les amateurs et il y a d’abord les ateliers, qui sont un peu un moyen de repérage. On accueille entre 10 et 12 personnes pour pratiquer un peu soit le rap soit la soul pendant cinq séances, qui se concluent par une session d’enregistrement. Ça permet de faire ses premiers pas dans la pratique, et ça peut déboucher sur un autre type d’atelier plus intermédiaire : « Le Labo ». Là, c’est neuf séances avec des répétitions générales parce que, l’objectif final, c’est d’aller sur scène pour un concert ouvert au public.
Il y a finalement le dispositif « La Relève », où on choisit cinq projets amateurs avec des esthétiques et provenances diverses qui peuvent s’apporter mutuellement.
Grégoire Potin : Par exemple, la rappeuse KLM a participé au « Labo », puis au « Plan B » [dispositif professionnalisant de Bizarre !].
Zoé Salamand : Il y a aussi Malix, qui a été repéré dans le collège Elsa Triolet [à Vénissieux], qui a participé au « Labo », pour finalement passer de l’autre côté et faire la promo de « La Relève ».
Grégoire Potin : On est une petite équipe et Bizarre ! est un lieu de vie où se croise beaucoup de professionnels, il y a donc forcément une synergie qui se crée. Tout le monde identifie les artistes qu’on suit, professionnels ou amateurs. Il y a des connections entre beatmakers et rappeurs…
« Il n’y a pas d’objectif lucratif pour Bizarre ! : on ne fait pas partie de l’industrie du rap »
Quels sont vos dispositifs à destination des professionnels ?
Grégoire Potin : Il faut se dire que les amateurs qu’on suit vont déjà commencer à avoir des demandes pour qu’on les aide à passer professionnels : comment fait-on pour signer en label, répondre à une interview… Nous, on représente une première réponse.
Ensuite quand on parle en réalité plutôt de dispositifs professionnalisants : il n’y a pas d’objectif lucratif à Bizarre !. Il n’y a pas d’enjeu financier entre nous et les artistes, on ne fait pas partie de l’industrie de la musique. On peut faire s’entraîner gratuitement un artiste dans notre salle, sans contrepartie. Si on décide de le programmer en première partie d’un concert par exemple, il sera payé.
Quand un label entre dans le jeu pour un artiste qu’on suit, c’est la fin de l’action de Bizarre !. Alors, évidemment, on le conseillera toujours si il ou elle en a l’envie, mais on n’est plus directement acteur du décollage de l’artiste.
C’est notre objectif final : les artistes qui sortent de Bizarre ! doivent pouvoir rencontrer des partenaires. C’est valorisant d’avoir des groupes qui se font signer par des labels, qui font la Une de gros médias.
Notre dispositif professionnel s’appelle « Plan B ». Le B est pour Bizarre !. Chaque année, en mai, on reçoit des candidatures pour accompagner des artistes sur douze mois. L’année dernière on en a reçu 90. On garde toujours six projets musicaux et une compagnie de danse. On les aide sur l’aspect pratique en mettant à leur disposition les studios, parfois en proposant des coachs. On organise aussi des sessions pour aborder la gestion administrative, la communication, le statut d’intermittent : c’est une formation très complète.
« À Bizarre ! on propose nos artistes rap de la région de Lyon à des scènes de repérages français »
Concrètement, au bout d’un an avec Bizarre !, avec quoi partent vos artistes ?
Maïa Boumpoutou : Une expérience variée, du réseau, une posture professionnelle… On a un rôle de prescripteurs sur le territoire. On essaie de mettre en avant nos talents avec différents projets. Par exemple, on sort des capsules vidéos inédites à la sauce Colors [une chaîne youtube qui compte presque 6 millions d’abonnés et propose les prestations de talents dénichés dans de nombreux pays, ndlr], avec tous les artistes qui participent au dispositif Plan B.
Grégoire Potin : On propose nos artistes à des scènes de repérages français. Le premier dispositif français, Buzzbooster, a d’ailleurs été initié à Lyon, par la Lyonnaise des Flows [un label lyonnais historique, ndlr]. C’est un concours annuel en deux temps qui réunit dix régions, et une quinzaine de structures.
On va notamment y envoyer Li$on, Svudvde, Sixnueve, Oso… Ils se produiront devant une centaine de professionnels du rap. Tejdeen a participé au Plan B puis a été lauréat régional de BuzzBooster. Aujourd’hui, il a signé chez un tourneur. Son EP est même il y a quelques semaines.
Il y a aussi les Inouis du Printemps de Bourges, c’est le même principe que BuzzBooster, mais toutes esthétiques musicales confondues. Par exemple, Lazuli a été sélectionnée pour s’y produire.
« On essaye de ne pas avoir la vision d’une salle qui n’accueille qu’un public de centre ville »
Quel public accueilliez-vous à vos concerts ?
Grégoire Potin : On essaye de ne pas avoir la vision d’une salle qui n’accueille qu’un public de centre ville. La programmation est très variée : en automne, on organise une battle de rap qui a évolué avec son audience. Là, c’est surtout un public masculin de trentenaires.
D’autres fois on laisse des labels vénissians comme BD Records programmer les artistes et, là, on reçoit au moins 80% de Vénissians, souvent jeunes.
Sur certains concerts on observe qu’on accueille un public lyonnais similaire à celui du Sucre ou du Ninkasi pour voir des artistes comme Moussa ou Joana qui font du hip hop assez hybride.
On n’est pas dupes sur les publics qu’on touche. C’est pour ça qu’on veut qu’il y ait des classes des lycées du territoire qui viennent aux concerts de Bizarre !. Ou encore des groupes des centres de loisirs de la ville. On veut que tout le monde se sente bien en passant la porte.
Zoé Salamand : Surtout que le public hip hop écoute énormément de choses, très variées. On essaye souvent de faire des « co-plateaux » qui ne sont pas évidents en termes d’esthétiques pour mélanger et stimuler les publics. Pour l’instant ça n’a jamais loupé, enfin je n’en ai pas l’impression.
Avez-vous une politique de parité ou de quotas dans vos programmations comme vos dispositifs ?
Grégoire Potin : On ne met pas de tête d’affiche féminine pour mettre une tête d’affiche féminine. Il n’y en a pas besoin. Lala &ce, Chilla, Lazuli : il suffit d’ouvrir les yeux pour voir qu’il y a énormément de rappeuses talentueuses. On est complètement paritaire pour notre finale de BuzzBooster, et ça s’est fait naturellement.
Zoé Salamand : Le travail se fait en amont. Quand j’interviens dans les classes de collège et de lycée, c’est là que j’observe que les filles se sentent exclues, qu’elles se censurent. Là, c’est mon rôle de ne pas les lâcher, de leur prendre la main, parfois même de les pousser à candidater pour l’un ou l’autre de nos dispositifs.
Grégoire Potin : En revanche, je remarque quand même que 80% des artistes dans les catalogues nationaux proposés aux programmateurs sont des hommes, ce n’est pas représentatif de la réalité des territoires. Autre exemple : à Lyon, il y a de plus en plus de femmes qui participent à nos open mic [scène ouverte, ndlr].
« S’il y a une histoire de #metoo ou quelque chose dans ce genre sur un rappeur, ça dégage »
Vous essayez d’encourager une production musicale lyonnaise vertueuse à de multiples égards. Est-ce que cela peut rentrer en conflit avec certains rappeurs ?
Grégoire Potin : Déjà, si il y a une histoire de #metoo ou quelque chose dans ce genre sur un rappeur, ça dégage. J’attends que la justice intervienne avant de ré-envisager la programmation d’un artiste.
Zoé Salamand : Je pense qu’on peut trouver des rappeurs représentatifs de partout, sans qu’ils soient problématiques dans leurs sons. Pour autant, il y a un vrai jeu de personnage avec le hip hop, représentatif à la fois d’une mouvance et d’un quotidien, on ne va pas arrêter de s’y intéresser même si il peut parfois être un peu choquant.
Grégoire Potin : Ce n’est pas grave qu’un rappeur clive ou soit cru, s’il y a une vraie proposition artistique. On veut être fidèle à nos valeurs, mais sans lisser quoi que ce soit. Je trouve que, pour l’instant, on y arrive bien.
« Les gens de Lyon sont partout dans le rap français »
On entend souvent que le rap lyonnais a du mal a dépasser les frontières de la région, quelle est votre analyse ?
Zoé Salamand : Lyon ça pète aussi, ça dépend d’où on met son curseur. Lapwass a eu une énorme influence nationale avec l’Animalerie par exemple. On n’a pas notre Orelsan ou notre Nekfeu mais quand on regarde les salles parisiennes, il y a tous les soirs des lyonnais qui s’y produisent : Tedax Max, L’Allemand, Sasso sans parler de ceux qu’on a déjà cités…
Maïa Boumpoutou : Si on devait faire un parallèle : les lyonnais dans la scène rap française sont comme les suédois dans la pop internationale ; tu ne le sais pas forcément, mais ils sont partout.
Grégoire Potin : A Lyon, on a plein de singularités en plus, on est une ville pionnière du rap, notamment dans la drill française par exemple. Menace Santana, Ashe 22, la F sont… lyonnais.
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