Rue89Lyon : Quand des transports se développent, comment expliquez-vous le fait qu’ils s’accompagnent de projets de rénovation et donc d’une gentrification des quartiers concernés ?
Antoine Lévêque : « Ça illustre bien la façon dont on représente aujourd’hui le problème des quartiers en France. Quand je dis « le problème des quartiers en France », je fais référence à la thèse de Sylvie Tissot, qui montre comment ce problème a été construit en même temps que l’on sortait des politiques keynésiennes. Il ne s’agit plus d’investir, de donner des équipements à des classes populaires, mais plutôt de remédier à un problème qui est défini en terme d’exclusion sociale et auquel la mixité sociale et ethnique est devenue la solution privilégiée.
À partir des années 1980, dans tous les projets que j’ai étudiés, on propose de faire de l’infrastructure en banlieue pour renouveler la population, pour attirer des classes moyennes européennes.»
Selon vous, la solution privilégiée aujourd’hui pour améliorer les conditions de vie dans les banlieues est d’y favoriser la mixité sociale ?
« Et ethnique. La Guillotière par exemple, sous le feu de l’actualité, est un quartier qui est resté populaire malgré 50 ans de politiques publiques visant à en sortir les classes populaires. Il y en a quand même beaucoup moins aujourd’hui avec la gentrification.
Je me suis beaucoup intéressé à l’arrivée du métro à la Guillotière (en 1991) pour comprendre la politique plus globale du Sytral dans les quartiers populaires de l’agglomération. En 1981, un rapport est rédigé sur le projet d’une nouvelle station sur la ligne D. Une station à Saxe-Gambetta est nécessaire pour croiser la ligne B qui existait déjà. Or, la station Guillotière était beaucoup trop proche selon les ingénieurs. Il fallait creuser pour passer sous le Rhône, il y avait des contraintes…
L’agence d’urbanisme intervient alors à ce moment-là. Elle indique que le lieu de vie dans ce quartier-là est la place Gabriel-Péri et qu’il y aurait tout intérêt à faire une station là. Pour vendre ça aux élus, l’agence d’urbanisme réalise une cartographie de la part d’immigrés dans chaque immeuble de la Guillotière en reprenant un seuil symbolique de 15 %, au-delà duquel on comprend qu’il y en aurait trop, ce seuil étant directement issu des politiques coloniales (voir Fatiha Belmessous).»
« Un scénario indique que l’arrivée du métro à la Guillotière pourra avoir des effets sur l’éloignement des classes populaires et des immigrés »
L’arrivée d’une station de métro à la Guillotière était donc pensée comme un moyen de modifier la sociologie de la place Gabriel-Péri et du quartier ?
« L’agence d’urbanisme a proposé trois scénarios. Le troisième dit que la construction de la station de métro à Guillotière pourra peut-être alimenter une promotion immobilière avec des effets sur le changement de la population et l’éloignement des classes populaires et surtout des immigrés.
Pour bien comprendre le contexte, quatre ans auparavant, le préfet et certains responsables parlent de « colonisation » du centre de Lyon par les familles immigrées.
En matière de transports, même si ce n’est pas dit ainsi sur la place publique dans le centre de Lyon mais plutôt en banlieue, il est déjà politiquement acceptable de dire qu’amener un métro ou un tram est fait pour renouveler la population et les activités.
Ce que je montre dans ma thèse, c’est que le transport devient à partir des années 1980 une politique de peuplement.»
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