Décembre 2021, place Gabriel-Péri, dans le quartier de la Guillotière (Lyon 7e). L’activité illicite s’y est intensifiée, les prises de position radicales aussi ; des camions de CRS y sont désormais postés toute une partie de la journée. La Guillotière, ce quartier cosmopolite de Lyon qui, historiquement, est un point de rendez-vous des nouveaux arrivants, constitue le dossier le plus chaud sur le bureau de Grégory Doucet. Le maire de Lyon a même décidé de le traiter sur un mode « projet », qu’il pilote lui-même, sollicitant sur un mode transversal plusieurs de ses adjoint·es.
Quels sont les ménagements envisagés (ou écartés) ; quels dispositifs de sécurité déployés et pour combien de temps ; quel travail sur l’image du quartier ? Nouveaux éléments de réponse dans l’entretien ci-après, réalisé en décembre 2021.
« Au moment du déconfinement, on a vu se développer le trafic de cigarettes et le marché à la sauvette sur la place Gabriel-Péri »
Rue89Lyon : Le premier communiqué qui a montré chez vous un positionnement politique, depuis votre élection, a été publié tout récemment, sur la venue de CNews accompagné de l’élu RN Jordan Bardella, place Gabriel-Péri. Grégory Doucet, est-ce que vous vous attendiez à ce que le sujet de la Guillotière devienne aussi central dans votre début de mandat de maire de Lyon ?
Grégory Doucet : Oui, je suis à Lyon depuis assez longtemps pour assez bien connaître le quartier de la Guillotière et j’ai des amis qui y habitent. J’ai bien vu qu’à la faveur des confinements-déconfinements, s’y sont intensifiées certaines activités, notamment illicites. On a vu se développer le trafic de cigarettes de contrebande et le marché à la sauvette a pris une ampleur importante.
Honnêtement, je pensais même que ça allait être pire, et pas seulement à la Guillotière. Il y avait une telle pression avec les confinements. Je m’attendais à ce qu’il y ait plus de volonté de relâchement. Finalement, oui il y a eu ici et là une recrudescence de l’utilisation des mortiers, des rodéos, des voitures brûlées, mais pas au point qu’on aurait pu craindre compte tenu de la pression des confinements.
Que ce soit sur le déficit de présence policière ou sur les questions d’urbanisme, on en avait conscience avant d’être élus. C’est la raison pour laquelle on a vite décidé, avec les deux maires des 3e et 7e arrondissements, de lancer une concertation sur la Guillotière. Très tôt, certains groupes qui se disent « énervés » ont posé des diagnostics très tranchés sur la place. Rappelons que tout ça s’est fait en pleine crise sanitaire, on n’a donc pas pu réunir les gens physiquement et ça n’a pas facilité la communication et la baisse des tensions.
La Guillotière est traitée sous l’angle de la problématique sécuritaire par l’ensemble de la presse nationale. Quel discours sur la sécurité vous semble pertinent à tenir ?
En arrivant, on a fait le constat qu’il y avait un déficit de plusieurs centaines de policiers sur la zone de défense et de sécurité sud-est dans laquelle se trouve Lyon. Il en manquait plus de 200 pour Lyon. Il y a aussi un déficit de policiers municipaux : il y en a 365 en principe pour la Ville de Lyon mais ça fait des années que l’effectif diminue. Fin octobre, il y en avait 302.
Il n’y a pas assez de policiers nationaux non plus, c’est pour ça que je suis allé voir Gérald Darmanin [ministre de l’Intérieur, ndlr]. Il a répondu favorablement tout de suite et s’est engagé à ce qu’on ait 300 policiers nationaux en plus sur trois ans.
Sur cette place Gabriel Péri, on a des problématiques de flux et on a une problématique d’occupation d’un espace public de manière privative. On a certaines personnes qui, et en plus pour des activités illicites, occupent cet espace public et empêchent d’autres personnes d’en bénéficier. Et comme il y a énormément de flux de personnes sur cette place avec le tramway, le métro et les commerces, il y a des conflits d’usages.
« En tant qu’écologiste, casser n’est pas naturel. Dans le Clip, on a des mètres carrés qui servent aujourd’hui, avec des logements, des bureaux… »
La PPI [programmation pluriannuelle d’investissements, voir encadré ci-après] de ce mandat ne mentionne pas un projet que Gérard Collomb a souvent évoqué et souhaitait faire pour régler en partie les problèmes de la place Gabriel Péri : la démolition du bâtiment du Clip qui, depuis 1994, coupe en deux la Guillotière, la séparant du quartier Moncey, et enclave peut-être aussi la zone. Que va-t-il advenir du Clip ?
Il y a plusieurs scénarios possibles : la destruction du petit Clip, du grand, ou bien des deux, ou la conservation du Clip et sa réhabilitation. Dans tous les cas on ne peut pas laisser ses façades dans cet état-là.
On a conscience que le sujet du Clip n’est pas traité depuis des années. C’est hallucinant d’avoir ce bâtiment qui ne fait pas fini en plein cœur de la ville ! Derrière, l’aménagement de la place Ballanche n’a pas permis au quartier de respirer véritablement comme ça aurait dû être le cas.
Rue Paul Bert, on a aussi un certain nombre de bâtiments qui ont besoin d’être remis en état.
Le Clip ne sera donc pas forcément détruit ?
En tant qu’écologiste, casser n’est pas naturel. Dans le Clip, on a des mètres carrés qui servent aujourd’hui, avec des logements, des bureaux… Ils sont plutôt bien situés, à un endroit extrêmement bien desservi par les transports.
Décider de le casser pour recréer de l’espace public, ça peut sembler une option séduisante dit comme ça, mais gagner de la place sur une place, est-ce que c’est la bonne option ?
La destruction totale des deux bâtiments du Clip, c’est 35 millions d’euros. Derrière, un aménagement même simple va forcément encore coûter plusieurs millions d’euros. Si je détruis le Clip mais que je ne peux pas construire deux écoles… Quel est le meilleur choix pour la ville ?
Est-ce qu’on préfère construire deux écoles pour répondre aux besoins de certains quartiers, notamment dans le 7e, le 8e et le 9e ? Ou est-ce que je fais moins de places en crèches ?
Ce ne sera pas sur ce mandat dans tous les cas ?
Non, ce ne sera pas sur ce mandat. Le processus d’acquisition du bâtiment va prendre plusieurs années. Il faut aussi associer un certain nombre d’acteurs de la Métropole en cas de démolition par exemple.
On a déjà donné à la SACVL la consigne de racheter progressivement les lots du Clip, pour qu’on puisse ensuite arbitrer sur l’utilisation finale. J’attends de savoir combien coûterait sa réhabilitation.
« Ce que j’ambitionne, c’est de pouvoir mettre un service public dédié à la jeunesse sur cette place »
En dehors des aspects sécuritaires et d’urbanisme, que pouvez-vous faire pour apaiser le climat, place Gabriel Péri ?
Moi, ce que j’ambitionne, c’est de pouvoir mettre un service public sur cette place. J’aimerais voir là un service public dédié à la jeunesse. Aujourd’hui, il n’y a pas de lieu très clairement identifié pour les jeunes de 15 à 25 ans qui ont un projet, qui s’interrogent sur leurs études… Partout en France, c’est quelque chose qui est peu pris en compte par les villes.
Une mission locale, en quelque sorte ?
Non, j’ai travaillé en mission locale et ce n’est pas la même chose : les jeunes qui en poussent la porte, en général, ont terminé leurs études et ont besoin d’accompagnement. Là, je parle de quelque chose de beaucoup plus ouvert. Mais ça reste à construire, en fonction de l’avenir du Clip aussi.
À partir de début 2022, on va travailler à un plan pour la jeunesse, qui n’existe pas aujourd’hui. C’est d’autant plus important, à la sortie d’une crise sanitaire et à une époque où la jeunesse a encore plus de raisons d’être victime d’éco-anxiété. Se préoccuper de son avenir aujourd’hui, c’est pas simple quand on est jeune. Regardez ces phénomènes où certains ne veulent pas avoir d’enfants. Je pense qu’il faut aider les jeunes à se projeter.
Il y a aussi la question de déplacer l’arrêt de tramway qui occupe le centre de la place Gabriel Péri.
Les rames de tramway vont être allongées, donc les quais devront l’être aussi. On va avoir plus de gens dans les rames, puis qui descendent et qui montent, dans un espace où on a déjà une problématique de gestion des flux. J’attends une étude du Sytral [syndicat mixte gestionnaire des transports en commun de Lyon] pour savoir si, techniquement, on peut déplacer uniquement le quai de la direction Sud-Nord.
Si on déplace les deux arrêts de tramway, on transforme complètement le cours de la Liberté. On est obligé de raser tous les platanes… Et ça, ça ne va pas. Mais déplacer un seul côté, ça permet de récupérer de l’espace sur la voirie dédiée à la voiture : c’est envisageable mais on ne sait pas encore si c’est possible techniquement pour que le tramway tourne.
Si on valide ce déplacement, les travaux seront faits au moment de ceux prévus pour rallonger les quais, donc plutôt en 2023.
« À la Guillotière, depuis le début de l’année 2021, il y a eu 4000 interpellations et 75 incarcérations »
Les gens qui viennent à Guillotière savent et apprécient le fait qu’il s’agit d’un quartier cosmopolite. Mais vous parliez d’une privatisation de l’espace public par de l’activité illicite. Qu’est-ce qu’on fait de ça ?
Aujourd’hui, les commerçants de la Guillotière sont extrêmement satisfaits de la présence des CRS, la maire du 7e arrondissement de Lyon a déclaré qu’elle ne serait pas éternelle et que ce n’était pas une solution pérenne. Qu’est-ce que vous pouvez faire ?
J’ai vu des représentants des commerçants il y a une dizaine de jours. S’ils sont apaisés du fait de la présence des cars de CRS quotidiennement l’après-midi et le soir et de la police municipale le matin, ils ont tout à fait conscience que ce n’est pas souhaitable de le pérenniser. Même pour le commerce, ce n’est pas très bon. Les cars de CRS n’attirent pas le chaland.
On a besoin de traiter les phénomènes de fond, et ça ne veut pas dire mettre un grand coup de balai.
Avant les cars de CRS, je faisais passer la police municipale deux fois par jour et il y avait aussi des interventions de la police nationale, quotidiennement.
Depuis le début de l’année 2021, il y a eu 4000 interpellations et 75 incarcérations. Il n’y a pas d’autres quartiers de la métropole de Lyon où il y a une telle réactivité et présence.
Alors, pourquoi n’arrive-t-on pas à bout des activités illicites sur la place ?
Il y a une très grande complexité et une diversité des publics. On a des usagers de la place qui vendent des cigarettes de contrebande, qui vendent des médicaments psychotropes, qui vendent des fringues récupérées dans les bacs un peu partout dans la ville, qui viennent parce qu’ils savent qu’il y a des réseaux et que c’est un moyen de se faire des contacts.
On a des gens qui pourraient intégrer des parcours d’insertion classiques s’ils étaient accompagnés, mais ils sont un peu piégés dans ces réseaux. Il y a des jeunes types, beaucoup de jeunes Algériens, qui revendent des cigarettes mais certains voudraient faire autre chose mais ils sont dans des réseaux.
C’est dans vos colonnes que l’un d’entre eux a témoigné, pour dire qu’il aimerait faire autre chose s’il en avait la possibilité. Je n’en fais pas des victimes, attention, mais c’est la réalité.
« On a aussi des problématiques d’addiction sur la place Gabriel Péri. Qu’est-ce qu’on fait, on les balaie pour qu’ils aillent consommer plus loin ? Ce n’est pas une solution »
Qu’est-ce qu’il faut alors ? Un accompagnement social ?
Cet accompagnement existe déjà et il a été renforcé. On a plusieurs équipes de médiation et d’accompagnement social, notamment à destination des revendeurs à la sauvette. Mais ça se fait à bas bruit, pas de manière aussi ostentatoire que la présence policière. Il y a Pause Diabolo, l’ATF, on travaille aussi avec le centre social Bonnefoy.
On va utiliser le dispositif Tapaj [travail alternatif payé à la journée] pour proposer aux personnes toxicomanes des travaux rémunérés.
Un rapport doit être rendu au niveau métropolitain sur la présence de mineurs marocains sous l’emprise de la drogue. Est-ce une partie du problème de la Guillotière et que pouvez-vous en dire ?
On a aussi des problématiques d’addiction sur la place. Qu’est-ce qu’on fait, on les balaie pour qu’ils aillent consommer plus loin ? Ce n’est pas une solution.
On est sur des problématiques qui sont assez lourdes, il ne suffit pas de mettre un travailleur social en face et c’est réglé. Même les professionnels n’avaient pas nécessairement tous les outils, c’est pour ça qu’on est allés vers ce dispositif Tapaj. C’est une corde de plus à l’arc des travailleurs sociaux.
« Je ne veux pas qu’on dise de la Guillotière de Lyon que c’est comme les 4000 à La Courneuve ou Clichy-sous-Bois Montfermeil »
Dans le contexte de la campagne présidentielle, Lyon sera observée comme le prototype d’une ville tenue par des écologistes, comme le laboratoire de ce que vous pouvez déployer en termes de politiques publiques. Cette pression impacte-t-elle vos actions ?
C’est le cas depuis un an et demi ça déjà, vous n’avez pas remarqué ? [rires]
Vous êtes allé chercher une chargée de mission, technicienne, Anne-Laure Chantelot. Elle vient du 93 : doit-on voir un parallèle entre la banlieue parisienne et le quartier de la Guillotière à Lyon ? Quelle est la plus-value dans le fait qu’elle soit passée par ce territoire, pour Lyon ?
Vous parlez à quelqu’un qui a grandi en banlieue parisienne. Parler du « 9-3 » c’est stigmatisant. On a eu plusieurs candidatures, de différents horizons, mais elle aurait pu venir d’autres départements, du 44 ou du 62, pour moi ça n’aurait rien changé. Elle vient avec une expérience de gestion de situations complexes qui amènent à faire de la coordination multi-partenaires. C’est ça, la compétence qu’on cherchait.
« Les phénomènes de privatisation de l’espace public m’insupportent »
Comment parler de la Guillotière sans stigmatiser justement ? Vos adversaires politiques essaient de vous pousser à ça.
Ayant moi-même grandi en banlieue, je suis très vigilant à ce qu’on ne tombe pas dans les travers de la stigmatisation. C’est aussi un de mes objectifs avec les quartiers de la Guillotière et de Moncey.
Je ne veux pas qu’on dise de la Guillotière à Lyon que c’est comme les 4000 à La Courneuve ou Clichy-sous-Bois Montfermeil. Non, ce sont des problématiques qui sont particulières.
Mon objectif, ce n’est pas du tout de faire de la Guillotière – comme d’autres quartiers de Lyon, la Duchère ou Mermoz – des lieux où se concentreraient toutes les difficultés. Je ne les ignore pas, mais je veux aussi qu’on puisse les regarder en se disant que c’est d’une richesse incroyable.
Comment peut-on utiliser cette force, s’appuyer dessus pour faire de ce quartier un endroit où on a envie d’aller, pour ce qu’il possède de diversités ? Comment on valorise ça sans mettre la poussière sous le tapis, parce les phénomènes de privatisation de l’espace public m’insupportent.
Pour moi, c’est ça qui n’est pas normal mais il pourrait se passer la même chose place Carnot ou place Bellecour, on réagirait aussi.
« On ne peut pas installer ad vitam æternam des policiers en statique toute la journée. On est dans une situation exceptionnelle »
Beaucoup de vos adversaires politiques veulent vous taxer de laxisme concernant la situation de cette place Gabriel Péri.
Les déclarations à la volée, y compris de l’équipe municipale précédente, qui nous disent qu’il n’y a qu’à faire ceci ou cela… Je veux bien qu’on me donne des conseils, mais pas des leçons sur ce sujet. La situation sur ce quartier n’est pas nouvelle. L’état de la façade du Clip, ce n’est pas une affaire récente, ça fait au bas mot quatre mandats que ça traîne.
J’ai décidé de faire de la situation sur le quartier Guillotière – Moncey un projet, que je pilote moi-même. J’ai mis en place un comité de pilotage où j’ai mis quasiment la moitié de mon exécutif. Tout ça m’occupe déjà beaucoup de temps même si on ne l’a pas forcément donné à voir.
Je ne stigmatise pas ni je n’ignore les problématiques. Les incivilités, je sais les qualifier, les phénomènes de délinquance aussi, je regarde les chiffres régulièrement.
Je sais que la présence massive de polices est nécessaire, j’ai commencé par-là dans notre échange, parce qu’elle fait partie du mécanisme de prévention. Mais on ne peut pas installer ad vitam æternam des policiers en statique toute la journée. On est dans une situation exceptionnelle.
A très court terme, on va réoccuper l’espace public différemment. Pendant la Fête des lumières, on va installer des food trucks sur la place Gabriel-Péri. On veut aussi faire de cette place un espace où les gens en profitent pour aller se restaurer. Les commerçants ont prévu des animations dans la foulée et on fera aussi une opération de piétonisation temporaire sur le nord de la rue de Marseille.
Au premier trimestre 2022, les travaux pour enlever les places de stationnement vers la place Raspail vont commencer et on prévoit de piétonniser le nord de la rue de Marseille. On veut redonner de l’espace pour d’autres publics.
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