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Just Eat à Lyon : « Une autre forme d’esclavage des livreurs, avec une jolie couverture marketing »

À Lyon, 400 livreurs ont été embauchés chez Just Eat dès février 2021. Rencontre avec des coursiers salariés qui ont perdu leur enthousiasme.

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Les livreurs Just Eat sont venus signaler être en grève pour la manifestation interprofessionnelle du 5 octobre. ©LS/Rue89Lyon

Ce mardi 5 octobre, avant de rejoindre le cortège de la manifestation interprofessionnelle avec des livreurs de Deliveroo et Uber Eats, six des salariés de Just Eat se sont donnés rendez-vous un peu plus loin sur le cour Gambetta, devant les locaux lyonnais de l’entreprise. Ludovic Rioux, délégué syndical de la CGT livreurs de Lyon explique :

« On va leur annoncer qu’on est en grève. Tous les six, on est censés commencer le boulot à midi. Mis à part les nouveaux qui commencent leur période d’essai, je pense qu’on est 7 ou 8 seulement prévus pour cette heure là, ça nous donne de l’impact. »

Les livreurs Just Eat de Lyon entrent dans les locaux de Just Eat à Lyon.Photo : LS/Rue89Lyon

À peine entrés dans les locaux, les livreurs sont apostrophés par le directeur de l’antenne lyonnaise :

« Si je comprends bien, vous considérez avoir les mêmes conditions de travail que chez Uber ou Deliveroo ? »

Un cortège lyonnais regroupant Just Eat, Uber Eats et Deliveroo

Les salariés en grève refusent la comparaison, et pointent un salaire trop faible et l’absence de primes de risques pour les livreurs. L’un d’eux illustre :

« Dimanche il pleuvait, il n’y avait que nous comme livreurs dans les rues : Les livreurs Uber Eats et Deliveroo sont restés chez eux. Les patins des vélos freinent mal sous la pluie et un de nos livreurs a eu un accident. On souhaite une prime de pluie. »

Le directeur martèle :

« Nous sommes dans les clous de la législation française. »

Il souligne aussi la difficulté pour l’antenne de Lyon de faire bouger les choses à l’échelle nationale avant de leur souhaiter une bonne manifestation.

Une fois la manifestation interprofessionnelle rejointe, les livreurs forment un groupe d’une vingtaine de personnes rassemblées derrière une banderole « Livreurs unis, à la conquête de nos droits ». Et c’est au son des klaxons stridents des vélos électriques que le groupe avance, derrière la camionnette CGT.

Même s’ils veulent témoigner d’un front uni contre « la précarité globale » à l’œuvre dans leur profession, les livreurs des plateformes qui rémunèrent à la tâche et sous statut d’autoentrepreneur font face à des problématiques différentes des salariés de Just Eat.

Just Eat se pose en chevalier blanc des livreurs de Lyon

Alors que l’entreprise Deliveroo et trois de ses ex-dirigeants ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris en septembre dernier pour « travail dissimulé », Just Eat boit du petit lait. Là où Deliveroo, Uber Eats et Stuart proposent un travail à la tâche et aux revenus incertains, sans mutuelle, arrêt maladie, ou possibilité de prétendre au chômage, Just Eat salarie ses livreurs avec un CDI et toutes ses garanties pour, en théorie, les mêmes conditions de travail.

Sur son site, Just Eat insiste sur le salariat et les conditions sociales qui en découlent. Une stratégie de communication qui a le mérite de stimuler l’embauche mais aussi d’assurer la réputation « éthique » de la plateforme :

« Tu es payé·e à l’heure. Tu gagnes donc de l’argent, même lorsque tu attends une commande. »

Les livreurs de Just Eat, Deliveroo et Uber Eats manifestent ensemble à Lyon mardi 5 octobre.Photo : LS/Rue89Lyon

La marque Just Eat, héritière d’une des premières plateformes françaises de livraison à domicile, Allo Resto, a été rachetée en 2020 par l’entreprise TakeAway.com. À Lyon, Just Eat considère avoir presque rempli son objectif affiché d’embaucher « 400 livreurs » : 389 coursiers sont en effet passés par Just Eat depuis début 2021. Mais seulement 60 sont encore en activité. L’entreprise le justifie ainsi :

« Beaucoup exercent le métier de livreur en parallèle d’une autre activité ; nous avons par exemple beaucoup d’étudiants qui travaillent comme livreurs pour avoir un complément de revenu en parallèle de leurs études. Durant les périodes de congés ou de rentrées, nous voyons donc des vagues de départs, notamment chez les jeunes. »

Pour certains ex-travailleurs des plateformes qui rémunéraient à la tâche et sous statut autoentrepreneur, obtenir un contrat salarié a réellement été salvateur.

Daniel (prénom d’emprunt) a 31 ans, il est arrivé en France avec sa famille il y a un peu plus d’un an. À Lyon, le seul emploi qu’il a trouvé était celui de coursier pour Uber Eats :

« Ce n’était vraiment pas bien. Il y a beaucoup trop de pression. Tous les jours j’avais peur de ne pas faire suffisamment de commandes pour gagner ce qu’il faut d’argent pour faire vivre ma famille. »

Daniel ajoute :

« Si je tombais malade, je n’avais pas de congé maladie. C’était vraiment tout pour ma pomme. »

Daniel a été embauché à Just Eat en février dernier, il travaille 35 heures par semaine, rémunéré au Smic. C’est peu. Ce qui pousse ce père d’une petite fille à rester dans l’entreprise : le contrat de travail. Le CDI lui a permis de trouver un logement, là où son statut d’autoentrepreneur précaire refroidissait agences et propriétaires. Il ajoute :

« J’ai aussi pu contracter un prêt à la banque, pour acheter un véhicule. »

Les livreurs de Lyon doivent fournir et entretenir leurs outils de travail

Mais Daniel pointe d’importantes difficultés qui rappellent les pratiques des plateformes concurrentes, dont Just Eat souhaite pourtant se démarquer.

« Pour moi le problème le plus important, c’est le matériel. À Just Eat, on est obligés de rouler à vélo, avec nos vélos. C’est seulement quand on fait plus de 24 heures par semaine qu’on a le droit de demander à colouer un vélo électrique à l’entreprise. »

« Colouer » un vélo ? En effet, les coursiers qui souhaitent utiliser un vélo électrique doivent payer le tiers de sa location à une entreprise partenaire de Just Eat, VelyVelo. Ceux-ci voient donc tous les mois 36 euros déduits de leur salaire.

Un des livreurs de Just Eat, à Lyon, à côté de son vélo électriquePhoto : LSRue89Lyon

La location de vélo par les employés est considérée comme un avantage en nature offert par l’entreprise, car les livreurs peuvent utiliser le vélo en dehors de leurs heures de travail.

Les livreurs doivent aussi payer le rechargement de leur batterie :

« Après le travail, je monte la batterie de mon vélo dans mon appartement et je la fais charger toute la nuit. »

Daniel ajoute :

« Je suis tout le temps connecté à Internet pour mon travail, on reçoit nos consignes de livraisons via une application. Mes dépassements de forfait, je les paye aussi de ma poche. »

Interrogé à ce sujet, Ludovic Rioux, responsable de la CGT livreurs de Lyon dénonce les indemnités des livreurs Just Eat :

« L’indemnité kilométrique est en dessous du minimum conventionnel : on a 6 centimes par kilomètre parcouru. Pour les indemnités téléphoniques c’est 2 centimes par heure de travail. C’est dérisoire. »

Just Eat dépend de la convention collective nationale des transports routiers et activités auxiliaires qui fixe à 0,13 centimes l’indemnité par kilomètre parcouru à titre professionnel.

Les salariés gagnent aussi 25 centimes de bonus à la course. Ludovic Rioux ironise :

« Mais ça va, ce n’est pas précaire, à la 250ème course, on passe à 50 centimes. »

« À chaque panne, je suis en congé sans solde »

Daniel a le sentiment de devoir « payer son outil de travail ». Un vélo électrique dont il est par ailleurs mécontent :

« En moyenne, je tombe en panne trois ou quatre fois par mois. »

Les conséquences des pannes répétées de ces vélos électriques se font ressentir :

« Quand je tombe en panne, j’accroche mon vélo, je signale sa position à Just Eat, et ils me mettent en congé sans solde jusqu’à ce qu’ils l’aient réparé ou qu’on m’en prête un autre, mais ma journée est fichue. »

Sur la fiche de paie, des heures de congé sans solde sont en effet déduites de son salaire presque tous les mois.

Just Eat précise que des vélos électriques de prêt sont proposés aux livreurs :

« Nous remédions à cette situation en tenant à disposition des vélos de prêt dans notre hub, pour aider les livreurs à rester en activité en cas d’avarie, sans compromis sur leur sécurité. »

« Les mots « mutuelle » et « salaire fixe » m’ont fait rêver »

Elias a 25 ans, titulaire d’un CAP cuisine, lui aussi a d’abord travaillé pour Uber Eats pendant un an, avant de s’engager chez Just Eat de mars à juin 2021 :

« Ils ont dit les mots « mutuelle », « salaire fixe », ça m’a fait rêver. »

Il a alors troqué son scooter pour un vélo, qu’il a entièrement payé, car son contrat de 15 heures ne lui permettait pas de bénéficier de la possibilité de « colouer » un vélo électrique.

« Quand j’ai eu mes premières casses de matériel, j’ai vraiment ri jaune. Changer la chaîne, le dérailleur, les freins, au bout d’un moment, ça chiffre. Surtout que pendant les jours de réparation, je n’étais pas payé. »

Le vélo électrique d’un des livreurs de Just Eat, à Lyon.Photo : LS/Rue89Lyon

« On gagne deux fois moins que chez les concurrents »

Concernant les vélos non-électriques de remplacement en cas de problème, Elias affirme :

« À ma connaissance, il n’y en a que deux pour tout Lyon. Moi, ils m’ont seulement proposé un minuscule VTT. Je mesure deux mètres… »

Interrogée au sujet du coût engendré par l’achat d’un vélo personnel ainsi que des dépenses de réparation, Just Eat s’est justifiée :

« Si nous n’imposons pas l’utilisation d’un vélo spécifique, c’est d’abord parce qu’une grande majorité de livreurs nous a indiqué préférer utiliser son propre vélo. Jusqu’ici, une allocation de 6 centimes par kilomètre leur était versée afin qu’ils puissent entretenir leur véhicule. »

Just Eat a ajouté qu’une revalorisation de l’indemnité kilométrique était envisagée, sans donner de montant ou de date précise.

Des livreurs Just Eat, Deliveroo et Uber Eats à la manifestation interprofessionnelle du 5 octobre à Lyon.Photo : LS/Rue89Lyon

Pour Elias, ces indemnités étaient insuffisantes, et il ne lui a fallu qu’un mois pour qualifier l’entreprise d’« Uber déguisé » :

« Just Eat est une énorme arnaque, tu gagnes deux fois moins que chez les concurrents alors que tu n’as pas la flexibilité des horaires ou la possibilité de refuser certaines commandes. C’est une autre forme d’esclavage, avec une jolie couverture marketing. »

« Les plateformes profitent des situations précaires des livreurs »

Les livreurs sont payés au minimum légal, et les indemnités ainsi que les bonus à la commande sont trop faibles d’après les salariés :

« Les bons mois, je gagnais le triple chez Uber Eats ; et comme j’étais en scooter, j’allais plus vite et je me fatiguais moins. Chez ceux qui paient à la tâche, plus les distances à parcourir sont grandes, mieux tu es rémunéré. Pour Just Eat, j’ai déjà fait des trajets Confluence/Sainte-Foy-lès-Lyon en vélo pour des sommes vraiment faibles. »

Elias ajoute :

« Je ne dis pas qu’Uber Eats, Stuart ou Deliveroo sont mieux, au contraire. Je dis seulement que ces plateformes sont toutes les mêmes : elles profitent des situations précaires des livreurs. »

Elias travaillait chez Just Eat tous les soirs et tous les week-ends. Il gagnait alors un peu moins de 500 euros par mois pour un contrat de 15 heures de travail par semaine.

« J’avais des dépassements de forfait et des réparations régulières à faire sur mon vélo, et ça grignotait ma paye déjà ridicule. »

Elias n’avait d’ailleurs pas choisi de travailler tous les week-ends, c’est l’entreprise qui lui aurait imposé :

« Je faisais des bornes et des bornes, sans m’arrêter et sur des horaires imposés, qu’il pleuve, qu’il vente et souvent je recevais un petit message de Just Eat pour me dire d’aller plus vite. »

En effet, même si les livreurs n’ont pas accès à leurs évaluations, leurs performances et donc leur rentabilité sont tout de même évalué à chacun de leurs trajets. Khalid, un coursier de 25 ans chez Uber Eats raconte ne pas avoir validé la période d’essai de deux mois chez Just Eat :

« Just Eat m’ont dit que je n’étais efficace qu’à 83% et que ce n’était pas assez pour me garder. Pourtant, chez Uber Eats, qui me donne accès en direct à mes évaluations de performances, je suis à 96%. »

Les critères d’évaluation de l’entreprise ne sont pas connus dans le détail mais reposent sur une moyenne des notes données par les consommateurs et les restaurateurs, ainsi que sur la productivité en termes de commandes prises par les employés.

Les livreurs Just Eat sont venus signaler être en grève pour la manifestation interprofessionnelle du 5 octobre.Photo : LS/Rue89Lyon

Elias poursuit :

« En plus, contrairement aux autres plateformes, on ne peut pas refuser une course, même si elle nous semble dangereuse. »

C’est parfois la boule au ventre que les coursiers de Just Eat empruntent certaines rues lyonnaises. Daniel aussi en témoigne :

« Je ne me sens pas en sécurité sur certaines routes comme la montée de la boucle (Caluire) ou la montée de Choulans (Lyon 5è), et je ne peux pas le signifier à mon employeur. »

Interrogé à ce sujet, Just Eat a assuré être à l’écoute des inquiétudes de ses salariés :

« Lorsqu’un livreur témoigne son inquiétude quant au secteur de livraison qui lui est attribué, il a la possibilité d’en discuter avec ses superviseurs qui mettront en œuvre la meilleure solution. »

« À Lyon, Just Eat fait le minimum du minimum »

Ils sont nombreux à avoir ressenti de la désillusion après s’être faits embaucher chez Just Eat. Comme avec les autres plateformes, il est très difficile pour les employés de faire entendre leurs difficultés à la hiérarchie. D’après Elias :

« On fait remonter les problèmes aux chefs, ils disent qu’ils vont voir ce qu’ils peuvent faire, et il ne se passe jamais rien. »

Des coursiers de Just Eat ont souhaité désigner un délégué syndical pour défendre leurs intérêts : Ludovic Rioux, le responsable de la CGT livreurs à Lyon. Refus de la direction. Just Eat nous explique ce refus, en se cantonnant à l’application stricte du code du travail :

« La loi requiert que l’entreprise ait atteint le quota de 50 salariés depuis 12 mois ou plus […] et que le représentant syndical ait 12 mois d’ancienneté au sein de l’entreprise. C’est pour ces raisons-là uniquement, qui relèvent du droit du travail français, que nous avons dû contester la nomination d’un représentant de la section syndicale. »

Les livreurs de Just Eat, Deliveroo et Uber Eats lors de la manifestation interprofessionnelle à Lyon du 5 octobre.Photo : LS/Rue89Lyon

En attendant « l’élection d’un comité social et économique au mois de novembre 2021 » promis par la direction en application de la loi, sont organisées des « tables-rondes ouvertes à tous permettant à chacun de faire remonter les difficultés rencontrées sur le terrain ».

Pour le cégétiste Ludovic Rioux, c’est insuffisant :

« C’est quand même un comble, de la part d’une entreprise qui se revendique « éthique » de toujours faire le minimum du minimum, imposé par le code du travail, et de proposer des dispositifs non-contraignants pour essayer de garder la face. »


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