Felipe est originaire de Valence dans la Drôme (26) et a habité à Lyon par intermittence depuis ses dix-huit ans. Après quatre années de fac qui l’ont laissé perplexe, il voyage six ans avant de rentrer en France. Et se lance dans une formation d’aide à la personne en alternance, à Paris.
C’est au cours d’une de ses marches quotidiennes dans la ville qu’il a une révélation.
« À Paris, je faisais des horaires de fou, je passais beaucoup de temps dans les transports… J’ai commencé à marcher des heures dans la ville en rentrant chez moi, pour me coucher en ayant fait quelque chose d’autre que travailler. »
Au détour d’une de ses longues marches, à la tombée du jour, Felipe bute sur un sac poubelle entrouvert devant une boulangerie.
« Elle était pleine à craquer de pains impeccables, encore très bons. »
Felipe se sert, et réfléchit. Le lendemain, à chaque fois qu’il passe devant un magasin d’alimentation, il en ouvre les poubelles. Chacune est remplie d’aliments encore consommables. Il rentre chez lui son sac à dos plein à craquer.
« On m’avait dit qu’un quart de la nourriture produite était jetée, je n’y croyais pas vraiment. En écumant la ville, j’ai découvert que c’était vrai. »
En quelques soirs de récupération, Felipe a déjà rempli son frigo et ses placards pour plusieurs semaines. Il continue ses balades et cette fois-ci collecte pour distribuer aux sans-abri.
« Les épiceries bio, elles laissent beaucoup de nourriture sur leur trottoir. Les grands supermarchés en revanche, ils cadenassent leur poubelles, il y en a même qui disposent des bouts de verre autour des bennes pour empêcher la récupération. »
À Lyon, la récupération comme mode de consommation principal
Après un an à Paris et quelques autres voyages, Felipe retourne à Lyon. Il s’établit dans le quartier Croix-Rousse (1er arrondissement) et reprend ses habitudes de récupération dans les poubelles.
« C’est partout pareil. Il faut surtout aller voir du côté des magasins bio et des boulangeries. »
Felipe croise régulièrement d’autres personnes pendant ses collectes, il discute un peu avec eux mais le contact n’est pas toujours facile. L’aide-soignant cherche des compagnons de récupération.
« J’ai découvert l’associatif, c’est vraiment chouette. Ce n’est pas exactement la même chose que ce que je faisais avant, on ne fouille pas dans les poubelles. C’est plutôt qu’on récupère les invendus ensemble. »
Felipe prend une part active dans deux associations de récupération : Les Éco-Charlie de Lyon ainsi que DLC Lyon (acronyme pour Détournement Libre de Consommable).
Avec les Éco-Charlie, Felipe part chaque semaine en vélo chercher les légumes invendus dans des magasins bio partenaires. Puis, il retrouve les autres associatifs pour partager équitablement le fruit de leur récolte.
Avec DLC, il récupère les invendus de grandes surfaces discount :
« On y va en voiture, les quantités de nourriture sont monstrueuses, il faut des coffres pour tout transporter. »
Comme il s’agit cette fois-ci de produits transformés, parfois issus de la production animale, les associatifs sont particulièrement attentifs à la fraîcheur des aliments.
« Là je remplis mon sac de randonnée de produits, j’essaye d’en prendre qui ne nécessitent pas de devoir cuisiner et je vais les donner à des sans-abri. En ce moment, je vais souvent en donner au bidonville à côté de l’IUT Feyssine [à Villeurbanne, le reportage a été réalisé début juillet, ndlr]. »
DLC distribue aussi à des associations de solidarité.
« Je ne m’habille qu’avec de la récupération à Lyon »
Avec son travail d’aide-soignant, Felipe n’est pas toujours disponible aux horaires de récolte. Quand c’est le cas, il repart s’approvisionner “à la sauvage” comme il aime le dire.
« Cela va faire quatre ans que je n’ai pas “fait les courses”, mais il y a quelques petites choses que je suis obligé d’acheter, comme le papier toilette. Les rasoirs et le dentifrice j’en trouve dans les poubelles. »
Et les vêtements ? Par exemple, Felipe arbore un sac de randonnée rouge qui semble à la fois solide et neuf.
« Ce sac aussi vient des poubelles. C’est incroyable ce qu’on peut trouver. Dans le 6e arrondissement de Lyon, j’ai trouvé de belles chemises qui avaient été jetées. Maintenant je vais au travail sapé comme un bourgeois ! »
Qu’en est-il des loisirs ?
« J’avoue que je ne vais pas beaucoup au théâtre, ou au cinéma. Mes activités associatives me prennent beaucoup de temps. Je lis beaucoup, j’utilise les “boîtes à lire” et j’échange mes vieux bouquins contre d’autres vieux bouquins. »
Felipe fait tous ses déplacements dans la ville en vélo, même pour distribuer des kilos de nourriture de l’autre côté de Lyon.
L’aide-soignant n’a au final qu’une seule dépense incompressible : son loyer. Son appartement sous les toits situé au cœur des pentes de La Croix Rousse (Lyon 1er) lui coûte 340 euros par mois avec les charges.
« J’aime mon appartement. C’est petit et il y fait chaud l’été mais je suis à un quart d’heure de mon travail. Et je peux y faire de la trompette sans déranger mes voisins. »
Au début, Felipe vit mal la dépendance que représente à ses yeux ce loyer à payer, mais il a déjà vécu en squat et ne souhaite pas réitérer l’expérience pour une longue période.
« Vivre en squat, c’est un combat permanent où tu peux te faire voler tes trucs, te faire dégager à tout moment. Tu ne peux pas vraiment choisir avec qui tu vis, des fois, il y a de la drogue. Donc je paye un loyer, au final j’aime beaucoup mon appartement. »
« Des gens croient que je suis sans-abri »
Quand il fait de la récupération, il arrive que Felipe subisse des regards noirs de la part des commerçants. Mais en général, personne ne l’embête. La plupart détournent les yeux.
« Il y aussi des personnes qui veulent me donner de l’argent parce qu’ils croient que je suis sans-abri. Ils ont toujours l’air un peu étonnés quand je leur dis que j’ai une maison, un salaire et que je n’aime juste pas le gaspillage. »
Felipe avoue n’avoir jamais porté trop d’attention à ce qu’on peut penser de lui. Rêveur dégingandé et très souriant il semble en effet n’obéir qu’à ses propres règles :
« Du temps où j’étais à la fac, ma vie manquait de sens, tout me semblait un peu faux, superflu, je me sentais en-dehors du monde. »
En revanche :
« Je ressens des émotions fortes quand je vois les richesses de ce monde à la poubelle. J’ai déjà vu des ananas par dizaines qui pourrissent aux ordures. Ils ont traversé la terre en cargo et finissent comme ça. Ça me rend malade. »
Felipe a conscience que la plupart de ses amis auraient des difficultés à vivre comme lui :
« Je ne crie pas non plus sur les toits que je vis de récupération. Ce n’est pas une source de fierté. Même quand mes amis ont voulu m’accompagner, ils n’ont pas su vaincre un sentiment de malaise. »
« Si on utilise des mots anglais pour décrire une pratique c’est qu’elle devient « cool » »
Pourtant, d’après Felipe, cette pratique qui suscitait de la gêne suscite aussi un intérêt, devient une curiosité presque « à la mode ».
« Depuis un an, il y a des personnes qui viennent me voir et qui me disent que je suis “freegan”, que je fais du “dumbster diving”. Je suis pas expert, mais j’ai l’impression que si on utilise des mots anglais pour décrire une pratique c’est qu’elle devient “cool”, non ? »
C’est notamment le parcours de vie de Felipe qui l’a poussé à vivre différemment. Il fait des études de géographie et de sciences politiques à Lyon avant de tout balancer, à la fin de son master 1.
« J’ai ciré les bancs de la fac pendant quatre ans. J’ai l’impression de n’avoir rien appris. J’ai clairement fait ces études pour rassurer mes parents. »
Il poursuit :
« Quand on m’a demandé de me projeter dans ma vie professionnelle, c’est là que je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose d’autre. Je me sentais tellement ignorant. »
Alors Felipe décide d’apprendre via des expériences plus concrètes :
« Pendant un an, j’ai vécu chez des amis, c’était sympa mais ça ne remplissait pas le frigo. J’ai fait un service civique. Je redorais le blason d’une grosse entreprise d’énergie pour un salaire de misère. Ce n’était pas génial non plus. »
Felipe travaille quelques temps comme bénévole aux Petits Frères des Pauvres de Grenoble avant de s’envoler vers de nouvelles aventures, cette fois-ci internationales.
La Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Inde, le Népal…
Muni de son seul sac à dos, il part pour six années à l’étranger. Les trois premières en Nouvelle-Zélande et en Australie.
« Je bossais dans la construction, les métiers manuels. C’était vraiment bien. En Nouvelle-Zélande, ces métiers là sont valorisés. En Australie, les chantiers participent au pillage des ressources des indigènes. Alors je suis parti. »
Cette fois-ci, cap sur l’Inde et le Népal. Felipe a mis de l’argent de côté, il décide donc de faire du bénévolat.
« J’en avais assez de ne penser qu’à moi. J’ai bossé pour des ONG, souvent dans l’aide à la personne. Je me suis senti vraiment bien, utile. »
Après trois ans, Felipe décide finalement de revenir en France.
« Si je restais un an de plus, je pense que je restais toute ma vie. Je voulais me reconnecter avec ma famille. »
« Mes conditions de travail m’ont dégoûté »
Rentré en France, il décide de se former à l’aide à la personne. Il trouve une formation en alternance à Paris pour passer l’équivalent du diplôme d’aide soignant. Il travaille dans un établissement pour personnes en situation de polyhandicaps.
« Ça a été la claque. Des horaires pas possibles dans des conditions vraiment dures. Au début, tu te demandes pourquoi les gens font autant la gueule dans le métro. Au bout d’un mois, toi aussi tu fais la gueule, parce que toi aussi, ta vie c’est ‘métro boulot dodo’. »
À la fin de cette année éprouvante, Felipe retourne à Lyon et travaille comme aide soignant intérimaire.
« Je bossais dans des maisons de retraite un peu trash. La façon dont sont traités les gens y est répugnante. On te demande de faire des gestes répétitifs et un peu violents avec des personnes déboussolées, délaissées. Ça m’a dégoûté. »
Après un an, il repart en voyage, cette fois-ci en Angleterre.
« J’ai passé beaucoup de temps avec des hippies qui essayaient d’éduquer leurs gamins par eux-mêmes, en autarcie. C’était vraiment bien. »
Il retourne à Lyon, pour travailler de nouveau en maison de retraite.
« C’était vraiment frustrant, il y avait les mêmes problèmes de fond que quand j’étais en intérim. Tu n’as pas les moyens de faire correctement ton travail, alors c’est un enfer. Tu ne traites pas bien les gens, pas aussi bien que tu aimerais car on te demande d’enchaîner les patients. C’est dur. »
Alors Felipe roule sa bosse, encore. Cette fois-ci, il va jouer de la musique quelques mois à Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne, puis part un mois faire du maraîchage. Il retente une dernière fois de s’établir entre Rhône et Saône, cette fois-ci avec succès.
« J’ai trouvé un job dans un établissement qui s’occupe de personnes qui sortent d’hôpital psychiatrique. J’y suis depuis trois ans. C’est moins crade que tous les établissements dans lesquels j’ai travaillé jusqu’ici. C’est quand même pas la joie, les patients ont des troubles lourds et on est en sous-effectifs, souvent un pour seize patients. »
Aujourd’hui, Felipe se sent bien à Lyon et envisage d’y rester encore quelques temps. Il met environ 1000 euros de côté chaque mois pour s’acheter notamment de nouveaux instruments de musique.
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