« Qu’est-ce que vous cherchez ici ? C’est simplement la précarité et le système D. Quoi d’autre ? »
Un jeudi matin, 9h30, sur la place Gabriel-Péri, ancienne place du Pont. À la sortie de l’arrêt de métro Guillotière, à côté du magasin Casino, les premiers « vendeurs » ont déjà pris place dans leur marché à la sauvette.
Téléphones portables, lunettes de soleil, câbles, tournevis… Sur de grands draps, ils présentent une multitude de produits. À leurs côtés, quelques vendeurs de cigarettes tournent pour trouver de potentiels clients, des paquets dans la veste ou à la main.
Décrié par la droite et appelé « marché sauvage », appelé « marché de la misère » par la mairie écologiste, les lieux accueillent en grande partie des travailleurs sans papiers. Régulièrement, l’opposition au maire, au sein du conseil municipal, se sert de ce lieu pour pointer le supposé « laxisme » de la mairie de Lyon en matière de sécurité. Dans le brouhaha de ce marché illégal, ils lui reprochent de laisser se développer le trafic de drogue et ses « commerçants » illégaux.
Ce jeudi de début juillet, les lieux sont encore calmes.
« C’est souvent plus plein le week-end », indique Nasser, un vendeur de 30 ans.
Arrivé en France il y a un an et demi, cet Algérien a commencé à vendre des câbles, chargeurs de téléphone, etc., il y a 10 mois. Son prix : trois euros pièce, négociable.
« Quand tu n’as pas le choix, tu viens ici », lâche-t-il seulement. Sans papiers, il attend des nouvelles de la préfecture pour régulariser sa situation.
« J’ai eu un récépissé de l’administration française. Mais cela ne me permet pas de travailler légalement. »
À côté de lui, un vendeur albanais est dans la même situation. « Ce travail, ce n’est pas du travail », note Nikol. Assis, l’air exténué, il dit avoir 50 ans. Il en fait bien plus. Dans un français balbutiant, il explique souffrir d’une hernie discale et d’hypertension. Il dit également avoir des problèmes avec le « nerf sciatique ».
« Je n’ai pas de finances, ni d’argent. Et il faut bien que je paie mes médicaments. »
Au marché de Guillotière : « Comment tu manges ? Comment tu payes le loyer ? »
« Des Roumains, des Albanais, des Algériens… Il y a toutes les nationalités ici, commente Orkia, une habitante du 3e arrondissement de Lyon, voisine du marché, âgée de 55 ans. Généralement, je passe par là en allant à Lidl. Parfois, je m’arrête pour acheter quelque chose. »
Historiquement quartier d’accueil de l’immigration à Lyon, la Guillotière reste, via la Place du Pont, un lieu de brassage de différentes populations, dans la misère.
D’abord méfiants, beaucoup de vendeurs ont accepté de répondre à nos questions, même si certains préfèrent rester discrets. « Désolé, je ne préfère pas, indique un vieux monsieur, un peu gêné. Je suis là parce que je n’ai pas le choix. »
Parmi eux : certains ont des plans de colocation ou sous-location. D’autres dorment à la rue.
« De temps en temps, je dors sous le pont à Jean-Macé, parfois ailleurs. Voilà, c’est la merde », pose Mehdi, un Tunisien d’une trentaine d’années, vendeur de tournevis.
Ce jour-là, le jeune homme a rendez-vous à la préfecture à 14 h pour sa demande de droit d’asile. Un joint à la main, lunettes de soleil sur le nez, il semble perdu.
« Je n’aime pas être ici. Mais j’ai besoin d’une solution ! Comment tu manges, autrement ? Comment tu payes un loyer ? »
Marché illégal : « Est-ce qu’il vaut mieux vendre des cigarettes ou de la drogue ? »
Pour lui, comme pour d’autres, cette manière de travailler non-déclarée est la seule façon de survivre. Régulièrement, ils mettent en avant la situation catastrophique dans leur pays d’origine.
« J’ai perdu mon père et ma mère lors de la guerre », explique Foday, un jeune homme de 23 ans, venant de Sierra Leone.
En anglais, il retrace son calvaire migratoire. Celui-ci est passé par l’Algérie, la Lybie « bien sûr », la Méditerranée puis l’Italie avant d’arriver en France. La préfecture veut le renvoyer en Italie. Il s’y refuse. « Il n’y pas de racisme en France », affirme-t-il. Chez les voisins italiens, il se faisait traiter de « négro », raconte-t-il. Il a peur d’avoir des problèmes en y retournant.
Dans son sac, Foday montre plusieurs documents qu’il veut montrer à la préfecture pour soutenir sa cause. Parmi eux, un ticket dépasse pour un rendez-vous avec un psychologue.
« La situation est intenable avec le passage des flics », grince Mehdi. Pour lui : mieux vaut vendre des tournevis que de la drogue.
« Est-ce qu’il vaut mieux voler ou vendre des cigarettes ? », ajoute en écho un vendeur de paquets de Marlboro.
La légalisation ? Une réponse, pour une partie du marché
« La police vient tous les jours, on est habitué. Ceci dit, c’est normal, on reste illégal, remarque Bertrand, un vendeur de lunettes de soleil, un peu plus loin. Mais ils pourraient nous laisser une chance. »
Régulièrement, ce trentenaire fuit la police. Parfois, il parvient à récupérer sa marchandise. Parfois, il doit la laisser. « C’est le risque du métier. » Souvent, il se retrouve nez-à-nez avec les forces de l’ordre quand celles-ci sortent de la bouche de métro.
Mais les marchands ont l’habitude.
L’après-midi de notre reportage, une descente de 90 policiers mettant côte à côte police municipale et nationale (lire par ailleurs l’encadré) a eu lieu pour arrêter les dealers et marchands à la sauvette sur les lieux. Alors les « commerçants » illégaux laissent leur marchandise sur des draps.
« Si jamais la police passe, on ferme les draps. Et on remballe », indique le vendeur.
À côté de ses collègues d’infortune, le profil de ce trentenaire détonne. Dans la légalité, il a travaillé pendant sept ans dans des agences d’intérim avant de venir sur le marché.
« C’était trop physique et j’avais envie de monter mon entreprise, indique-t-il. J’ai observé comment cela se passait ici, et je suis venu. »
Calme, il essaie d’analyser la situation de façon posée, sans mettre de côté les difficultés liées au trafic de drogue ou aux violences. Il a entendu parler des rumeurs de légalisation du marché à la sauvette (lire par ailleurs). Une solution qui lui plairait bien.
« On payerait un peu pour l’emplacement, et je pense que ça arrangerait tout le monde, propriétaires de papiers ou non, assure-t-il. Mais attention, ce n’est que mon opinion. »
« Moi, j’aimerais bien payer mes impôts en France »
En face, il nous présente un de ses collègues, également partisan d’une légalisation. Celui-ci est en pleine vente.
« Je te jure, c’est ta pointure, cousin », lance-t-il à un client, une chaussure à la main. Sur son « étal », une chaussure de chaque paire est présentée. L’autre se trouve dans des valises, à l’abri des regards. À 42 ans, Thierry est venu travailler sur le marché il y a deux mois car il est « débrouillard. »
« Je ne vole pas, je ne vends pas de drogue, je travaille », marque-t-il.
Débouté du droit d’asile, ce Camerounais se bat pour rester en France. Il présente son fonctionnement : chaque dimanche, il se rend au marché aux puces de Vaulx-en-Velin. Là-bas, il assure acheter des produits, pour les revendre ensuite à la Guillotière. Plusieurs autres vendeurs disent passer par Vaulx-en-Velin pour nourrir le marché. Pour certains, la marchandise provient de poubelles.
« Il faut que je trouve mon pain. J’ai laissé mes quatre enfants au Cameroun. » Pour dormir, il occupe le salon d’un « ami » contre une partie du loyer.
À ce moment de l’entretien, des voix s’élèvent à la sortie du marché en face du supermarché Casino. Des hommes sont à deux doigts d’en venir aux mains. Ils sont mis de côté par une partie des vendeurs.
« C’est pour ça que ce serait une très bonne chose de légaliser les lieux. Moi, j’aimerais bien payer mes impôts en France. »
Marché de Guillotière : une place en quête de solution
Sûr d’être dans son bon droit, il donne son identité, son âge et se prête même au jeu de la photo. Une chose qui fait bondir certains de ses collègues. Ces derniers viennent le sermonner. « Je n’ai rien à me reprocher ! », pousse le Camerounais.
Un autre vendeur nous intime de ranger l’appareil photo.
« Ce n’est pas contre toi. Mais, on ne sait jamais trop qui peut passer par là. Il vaut mieux faire attention à ne pas se faire voler », nous glisse-t-il avant de reprendre sa vente.
Une heure après le début du reportage, la physionomie des lieux a changé. De nouveaux visages sont apparus, d’autres se sont volatilisés. L’après-midi, le marché se dispersera le temps de l’intervention des forces de l’ordre laissant derrière lui ses marchandises et son lot de déchets. Neuf procédures pour vente à la sauvette, avec saisie auront lieu. Une manière « d’occuper le terrain » pour les forces de l’ordre de façon (très) temporaire.
Quelques heures plus tard, d’autres vendeurs feront leur apparition, remplaçant les derniers départs. Ce faisant, ils donnent raison à Grégory Doucet (EELV). Le maire de Lyon aime à répéter que les difficultés autour de cette place ne seront pas réglées par la seule répression. Visiblement, ce dernier exemple lui donne raison.
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