Le Sucre est le nom de la boîte perchée car située en rooftop, au dessus de la Sucrière, à Confluence (2e arrondissement de Lyon). L’établissement qui peut accueillir jusqu’à 600 personnes s’est rapidement fait une solide réputation avec une programmation éclectique (plus souvent électro) et des soirées éditorialisées, présentées comme inclusives, comme par exemple la fameuse “Garçon sauvage” et ses drag queens en guest stars.
Cédric Dujardin en est le directeur depuis 2013. Lors de notre rencontre, il est accompagné de Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et en partie de Nuits Sonores, le festival lyonnais de musiques électroniques et indépendantes qui doit se tenir en juillet prochain.
Pour Cédric Dujardin, le fait que le Sucre soit une structure appartenant à un ensemble plus vaste, les a aidés à traverser la crise :
« On a la chance d’être un gros groupe, on a une structure administrative assez forte. On a rapidement pu suivre les annonces quotidiennes. On a mis en place une cellule de veille des aides et on a fait un PGE [prêt garanti par l’Etat, ndlr] et instauré le chômage partiel. »
Pour lui, il n’était pas question d’immobiliser brutalement toute la machine :
« On a gardé du travail pour l’équipe administrative. On a aussi continué à faire travailler les équipes de communication, pour entretenir le lien avec le public et effectuer le remboursement des places. »
« C’est une grande fierté de n’avoir licencié personne »
Les semaines étaient épuisantes :
« Je n’ai jamais autant travaillé de ma vie. Culture Next c’est 41 personnes. Elles me demandaient : ‘qu’est-ce qu’on va faire?’. C’est une grande fierté de n’avoir licencié personne. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
L’argent ne rentre plus dans les caisses du Sucre, mais il continue de sortir :
« Très vite, on a bloqué les charges. On a dit à notre bailleur qu’on ne pouvait pas payer notre loyer, et on a essayé de stopper nos dépenses. Les dépenses fixes n’ont jamais été prises en charge par l’Etat. On a eu l’espoir avec les assurances, mais c’est une grosse bataille qu’on n’a pas gagnée. La pandémie n’est pas considérée comme un cas de force majeure. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
Pour Cédric Dujardin, la fuite de capitaux est énorme :
« On a eu 98% de pertes. Nos leviers financiers, c’est notre billetterie, notre deuxième ressource c’est le bar, la troisième c’est la privatisation du lieu, la quatrième ce sont les partenariats. Tout ça a dû être mis à l’arrêt. »
Il détaille :
« Les charges fixes de la structure sont aux alentours de 25 000 euros par semaine. On a eu un petit peu d’argent qui est rentré du fait du décalage de certains paiements mais on a quand même dû faire un prêt très important. On est en cours de négociation sur les loyers, l’Etat a proposé une défiscalisation si nos propriétaires font don des loyers. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
« On est sous perfusion, après on sera en rééducation »
Le Sucre a reçu des aides financières, mais le gouffre est profond :
« On a reçu quelques fonds de soutien, les premières subventions de la structure depuis ses débuts. Honnêtement, il s’agit surtout d’une multitude de petites sommes qui ne sont pas déterminantes dans la survie de l’entreprise. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
Ce qui permet au Sucre d’espérer des jours meilleurs c’est surtout le fonds de soutien de l’Etat, le chômage partiel et le PGE.
« On est sous perfusion, après on sera en rééducation, et ça mettra du temps. La structure s’est endettée. Il va falloir être vigilant à la reprise et rembourser les prêts. La gestion devra être au cordeau et si on n’arrive pas à négocier les loyers il faudra les payer. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
Cédric Dujardin a eu des doutes sur la survie du Sucre mais n’a jamais perdu espoir :
« J’étais assez confiant sur notre capacité à rebondir. C’est le chômage partiel qui m’a rassuré tout de suite. Du barman au technicien tout le monde a pu le toucher, mais parce que tout le monde est en CDI : il n’y a aucun contrat précaire chez moi. »
C’est pour ses artistes qu’il s’inquiète :
« La grosse difficulté pour nous c’est les artistes. Pour tous ceux qui avaient le statut d’intermittent ça a été, mais pour les autres… »
« Ne pas déclarer les DJs, c’est ne pas leur permettre l’intermittence »
Cédric Dujardin pointe un doigt accusateur sur les structures qui n’embauchent pas les artistes, qui les payent sans déclaration en somme :
« Ici on embauche les artistes, alors que beaucoup de clubs ne font pas de cachets. Travailler de manière non déclarée, c’est ne pas leur permettre l’intermittence. »
Pour le gestionnaire ce n’est pas maintenant que les boîtes vont fermer massivement :
« Le prêt est garanti par l’Etat va demander les remboursements au moment où on va rouvrir. C’est là que des établissements vont sans doute fermer. Il va falloir qu’on soit très vite « sold out » [complet] sur nos soirées. On aura beaucoup moins le droit à l’erreur. »
Pierre Zeimet qui accompagne Cédric Dujardin travaille pour Arty Farty et programme les artistes et DJs du Sucre. Le confinement de mars 2020 l’a abasourdi :
« Psychologiquement ça a été très difficile au début, surtout dans la première période qui consistait à annuler presque un an de travail : le festival Nuits Sonores et huit mois de programmation au Sucre. »
Le quotidien est alors difficile pour le jeune programmateur :
« C’était un gros choc de devoir contacter les agents de chaque artiste. On a tout reprogrammé une première fois pour quelques mois après. Tout ce qu’on a reprogrammé a dû être annulé à nouveau. »
Mangabey, Pamela Badjogo, Obi, Labat en résidence au Sucre
Après la seconde vague d’annulation, Pierre Zeimet ne reprogramme plus. Il attend :
« Ça a été une grosse période de vide. Il a alors fallu assumer qu’il fallait attendre, que notre métier était en pause à durée indéterminée. Pour certains on a eu du mal. »
Le Sucre a donc imaginé une autre continuité à la structure, en organisant sept concerts virtuels :
« On s’est inspiré de ce qui avait été fait en Chine. Dans un premier temps, l’idée était de réaliser ça avec des artistes locaux. On rémunérait les techniciens mais pas les artistes. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
Au bout de quelques temps, l’offre de concerts en ligne est trop importante. Qui plus est, le public se lasse. Le Sucre met alors son espace et son matériel de pointe à disposition des artistes qui souhaitent en profiter. Chaque résidence dure en général une semaine : Mangabey, Pamela Badjogo, Obi, Labat défilent derrière les portes du Sucre.
La nuit militante ou les cours de mix pour femmes
La structure décide aussi de jouer un rôle actif dans la féminisation des DJs :
« On est globalement mauvais. Il y a très peu de femmes qui produisent et qui font de la musique électronique, il s’agit d’un milieu très difficile d’accès pour une femme. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
Alors, le Sucre offre des cours de mix aux femmes ainsi qu’à toutes les personnes qui se sentent marginalisées dans la musique.
« Tous les samedis, on reçoit des participantes. Les cours sont gratuits. Ce n’est pas une initiation, c’est un accompagnement, il y a quatre cours offerts par participante. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
Ce sont des DJs locaux qui tiennent les rôles des professeurs : Bernadette, Mush, Pedro Bertho…
« On doit essayer de casser ce plafond de verre ; aller chercher des gens qu’on connaît par la main. On a voulu que des filles de notre équipe s’y essayent. Monter notre communauté de DJs et leur donner du pouvoir, pour les programmer sur le Sucre ou à Nuits Sonores. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
« On ne veut pas rouvrir à tout prix »
Le Sucre a été violemment touché par la crise, pourtant, Pierre Zeimet et Cédric Dujardin ne courrent pas après la réouverture. Ils s’inquiètent beaucoup des conditions de reprise, qu’ils imaginent déjà décidées à l’emporte-pièce. En vue de celle-ci, les deux hommes appréhendent ce que va impliquer leur statut de boîte de nuit, alors qu’ils considèrent être plus proches des salles de concerts :
« Pour rouvrir les boîtes, l’UMIH [UMIH – Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie, le syndicat des restaurants et des boîtes de nuit] a proposé que les boîtes rouvrent et que chacun se mette dans son carré VIP. Nous, on ne peut pas être ça, ce n’est pas du tout notre esprit. »
Cédric Dujardin, directeur du Sucre
Il ajoute :
« On ne veut pas rouvrir à tout prix, on veut ouvrir dans de bonnes conditions. Je préfère qu’on soit fermés plutôt qu’on perde ce qui fait l’intérêt de notre structure. »
Cette réflexion amorcée simultanément par plusieurs boîtes de nuit en France a soufflé un vent nouveau sur le monde de la nuit. Pour Pierre Zeimet, il est devenu primordial de faire reconnaître la dimension culturelle de certaines discothèques :
« Au Sucre, on passe majoritairement des artistes locaux. On présente aussi beaucoup d’artistes internationaux du fait des conditions adéquates en termes de son et d’accueil. L’équipe a à cœur de défendre des esthétiques musicales variées. »
Dans une démarche militante, le Sucre a intégré un projet national qui regroupe une trentaine de boîtes :
« On a appelé ça “Culture Club”, pour l’instant on en a seulement discuté par visioconférences. On aimerait revendiquer la dimension culturelle de nos soirées. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
Au Sucre à Lyon, « on cadre la fête »
Pierre Zeimet explique que les travailleurs du Sucre se sont sentis méprisés par les décideurs, que le Covid a été un révélateur de ce qu’ils ont interprété comme du dédain :
« Les clubs sont souvent et malheureusement considérés comme des lieux de fête, de tourisme, plus que comme des lieux de culture. »
Dans le collectif “Culture Club” se trouvent notamment le Warehouse de Nantes ou le Kalt à Strasbourg :
« Nous revendiquons tous à peu près la même chose : On fait venir nos artistes, donc on fait aussi venir de la culture dans la ville. Il faut une reconnaissance juridique de l’aspect culturel de certaines boîtes de nuit. Aujourd’hui on n’est pas subventionnés, pourtant on joue le même rôle que Le Transbordeur [Salle de concert située à Villeurbanne]. »
Pierre Zeimet, programmateur du Sucre et des Nuits Sonores
Pierre Zeimet ajoute que le Sucre et les établissements comparables, « amis, remplissent d’autres fonctions nécessaires à l’épanouissement de la jeunesse :
« Il y a un rôle énorme d’éducation à jouer auprès de la jeunesse par exemple, d’éducation culturelle mais aussi d’éducation à la fête. »
L’ »éducation à la fête » ? Pour le programmateur, il s’agit de poser un regard bienveillant mais attentif sur public qui se rend au Sucre. Cédric Dujardin complète :
« On a une charte très claire sur ce qui est acceptable ou non dans notre établissement, notamment les excès mais aussi le sexisme, l’homophobie, la transphobie… On cadre la fête. »
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