Ci-après, le propos introductif signé par l’une des intervenantes invitées ce mercredi 5 mai, Chantal Dechmyn. Elle est architecte-urbaniste et anthropologue, auteure de l’ouvrage « Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public (La Découverte, collection Dominique Carré 2020) ».
L’hospitalité a directement à voir avec la civilisation. Elle est ce qui fonde la possibilité de vivre en société puisque c’est l’opération, la loi, par laquelle une hostilité primaire envers l’autre perçu comme un ennemi (en latin hostem), évolue vers un accueil de l’autre considéré comme un hôte (hospitem selon la construction étymologique : hostem + potentem (le pouvoir) = hospitem).
Non pas dans une soumission de l’un à l’autre mais dans un consentement de l’un et l’autre à une même loi qui s’impose à tous deux. Dans les termes matériels de la spatialité, les espaces de l’hospitalité ne sont autres que ceux de la ville. Rappelons ce qu’est une ville.
« Ce qui fait une ville, ce n’est pas sa taille, sa solidité ou sa richesse, mais sa forme »
La ville constitue un invariant pour l’ensemble de la planète habitée. Elle est l’habitat naturel des humains, un organisme vivant. Les villes se forment de la même façon que les termitières (voir Michel Serres, « Rome. Le livre des fondations », 1983, Éd. Grasset) : à partir d’un point propice “d’ensemencement“, elles vont s’ancrer puis, si elles atteignent leur masse critique, se développer.
Le noyau embryonnaire possède déjà les caractéristiques essentielles de la ville dont l’étymologie est tout simplement la villa des Romains. À savoir, un lieu entièrement organisé par l’activité, l’usage et l’habitation, dans des espaces bâtis et des espaces ouverts qu’ils soient servants ou servis, cultivés ou non. Une ville peut naître ainsi d’un débarcadère, d’un carrefour stratégique, d’un puits de pétrole, d’une mine de charbon…
Elle établit ses fondations sur ce noyau dense, sur des tombes et sur des activités d’échange, notamment le commerce qui est tout autre chose que la vente. Ce qui fait une ville, ce n’est pas sa taille, sa solidité ou sa richesse, mais sa forme, la façon très spécifique dont son espace est structuré.
« La ville constitue une matrice pour les individus et pour le corps social »
En effet, tout un chacun saura voir la différence entre la configuration d’un lotissement pavillonnaire, d’une zone commerciale ou dite urbanisée, et celle d’une ville. L’espace d’une ville se construit d’une part sur le rapport entre un espace public consistant, parlant, instructif, et les espaces privés qu’il distribue et qui l’entourent, le conforment.
D’autre part il est entièrement orienté par rapport à des lieux que leur valeur propre (géographique, institutionnelle, culturelle…) a érigés en pôles sur son territoire. Cette orientation de chaque cm2 de la ville par l’attraction de ces pôles, cette valeur propre à chaque emplacement, formule la ville en une sorte d’échiquier, c’est le langage qu’elle articule à notre usage, c’est ainsi qu’elle nous apprend à vivre avec les autres et ce faisant nous accueille, nous guide.
Nos mères nous mettent au monde, on pourrait voir la ville comme le monde qui prend le relais de cet accueil et accompagne notre croissance tout au long de notre vie. Parce qu’elle est la forme matérielle de la société, la ville constitue une matrice pour les individus et pour le corps social, un dispositif d’accueil physique mais aussi psychique et social ; elle fournit également des indications, des modes d’emploi, du sens et par surcroît de la beauté, du charme, des lieux d’attachement où se reconnaître.
Comment mesurer la qualité d’hospitalité d’une ville ?
À ce jour, en l’absence de société idéale, la ville reste un lieu d’inégalité. Mais, parce qu’elle est un organisme vivant, elle est aussi le lieu de la concurrence et de la négociation permanente : entre les intérêts privés, entre l’intérêt public et les intérêts privés. Et son espace public est à la fois le lieu et l’outil de régulation de cette négociation. Hannah Arendt (dans « La Condition de l’homme moderne) a cette belle phrase :
« Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. »
La qualité d’hospitalité d’une ville, que nous rattachions en introduction à son degré de civilisation, pourra donc se mesurer au sort qu’elle réserve aux plus démunis d’entre nous. Évaluer son éthique au plus juste, dans la lumière la plus crue, demande de regarder non les SDF mais la ville à partir de leur situation.
Le développement d’une ville suffisamment bonne (référence au concept de « mère suffisamment bonne » dû au psychanalyste D. Winnicott) ne peut être le fruit ni de la seule technique ni de décisions prises depuis un point de vue surplombant.
Comme celui de tout organisme vivant il demande, compris dans une pensée du monde, un respect de ses principes de croissance, c’est à dire de l’attention, des méthodes, notamment d’observation, et du temps.
Aujourd’hui, retrouver une ville hospitalière demanderait que les projets changent considérablement leurs échelles, réduisant celles de l’espace et allongeant celles du temps. Cela demanderait d’emboîter trois point de vues :
- celui du territoire, du potentiel à continuer à partir des points d’appui et des lignes de force déjà là ;
- celui, individuel, privé, du sujet qui habite ou fréquente la ville, qui en connaît les conditions et dont le désir, le geste vivant d’habiter, reste le seul motif réel, désir qui ne peut se créer de toutes pièces et qu’éclaire Hœlderlin : « l’homme habite en poète »,
- celui, public, d’un projet politique qui intègre les indications du territoire comme des sujets et qui maintient l’intérêt collectif face à la volonté d’expansion des intérêts privés.
Nous employons le verbe retrouver parce que la ville, longuement combattue par les puristes, fondamentalistes et utopistes de tous poils, est aujourd’hui en voie de disparition. L’hygiénisme, de retour avec la pandémie et le mouvement de l’Urbanisme Moderne ont tenté de la détruire en lui substituant une table rase, des zones résidentielles, commerciales, historiques, de loisir, etc.
Aujourd’hui l’offensive se poursuit par la réduction quantitative et qualitative de l’espace public, l’obsession sécuritaire, le marketing urbain, la financiarisation de la construction, la marchandisation des services. À l’état natif (mais vigoureux), on ne la trouve plus guère que dans les bidonvilles, dont on connaît par ailleurs les conditions inacceptables.
Le collectif PEROU a magnifiquement pris en compte et œuvré avec cette contradiction passionnante. La ville est à la fois formidablement persistante et terriblement fragile, destructible : sa fin n’est absolument pas à exclure.
Si nous voulons la ville, précisément parce qu’elle est le lieu de l’hospitalité et donc de la civilisation, il faut comprendre qu’elle est une question aussi écologique et urgente que le climat. Il faut arrêter de la détruire, considérer notre territoire comme « le fond qui manque le moins ».
Faire la ville, c’est faire avec ce qu’il y a, y compris ces espaces hérités du l’Urbanisme Moderne que seuls leurs habitants ont su rendre habitables. Le territoire, en particulier celui des périphéries, n’est ni à couvrir de constructions nouvelles, encore moins d’architectures héroïques, de zones ou de lotissements pavillonnaires, ni à détruire.
« La seule façon de changer les choses, c’est de les regarder à nouveau très longuement » (Hong Sang-soo, « La caméra de Claire », 2018).
Il est à continuer, à compléter, à comprendre comme une vaste friche à laquelle les habitants, avec l’appui de quelques professionnels, peuvent rendre urbanité et hospitalité, à condition que les politiques décident d’en revenir à la ville.
« La ville, territoire d’hospitalité ? »
En direct ce mercredi 5 mai de 18h30 à 19h30 puis disponible à l’écoute.
Avec :
- Chantal Dechmyn, architecte-urbaniste et anthropologue. Avec l’ouvrage « Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public » (La Découverte, collection Dominique Carré 2020), elle prolonge l’approche qu’elle a mise en œuvre, pendant une vingtaine d’années, au sein de l’association Lire la ville. Créée en 1997 à Marseille, elle œuvrait à la reconversion de populations et de lieux disqualifiés.
- Sébastien Thiéry. Politologue et coordinateur du Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines (PEROU), fondé en 2012 avec le paysagiste Gilles Clément. Le PEROU est un laboratoire de recherche-action qui expérimente de nouvelles tactiques urbaines afin de fabriquer l’hospitalité tout contre la ville hostile.
Animation par Valérie Disdier, historienne de l’art et urbaniste. Après avoir co-créé et dirigé Archipel Centre De Culture Urbaine (Lyon), elle est depuis 2018 responsable du pôle programmation et diffusion de l’École urbaine de Lyon.
Podcast à écouter à partir du 5 mai ci-après :
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