Voici un texte de Baptiste Mylondo, enseignant-chercheur en économie et philosophie politique à Sciences Po-Lyon.
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Faisons une expérience de pensée. Imaginons que chaque personne résidant en France perçoive automatiquement et inconditionnellement un revenu égal au seuil de pauvreté (soit un peu plus de 1 060 euros par mois aujourd’hui), cumulable avec d’autres sources de revenu. Fini la pauvreté, l’exclusion et l’exploitation ! Mais au fait, qui voudra encore travailler ?
C’est sans doute par les objections qu’il soulève que le revenu inconditionnel s’avère le plus instructif, tant ces objections sont révélatrices des nombreux travers de notre société. « Qui fera les tâches pénibles ? », « Pas de travail, pas de revenu ! », « Mais tout le monde voudra venir en France ! ». Ce ne sont pas les objections qui manquent… Et voilà donc notre société passée au révélateur du revenu inconditionnel.
Le revenu inconditionnel, révélateur sociétal
« Qui fera les tâches pénibles ? » Mais qui les réalise aujourd’hui ? Est-ce juste et équitable ? Peut-on s’en satisfaire ? « Le revenu inconditionnel est injuste ? » Faut-il en conclure que le partage actuel des revenus traduit fidèlement la contribution sociale de chacun d’entre nous et que, par conséquent, certains (et surtout certaines) méritent de vivre dans la pauvreté, voire n’ont droit à rien ? Quant à la crainte des flux migratoires, qu’est-ce que cela nous dit de l’ampleur des inégalités mondiales, et surtout de notre peur irraisonnée de l’étranger ?
Mais revenons à la question de départ : « qui voudra encore travailler ? ». Finalement, que faut-il conclure de cette objection et de la vague de démissions que nous avons tendance à craindre dès que l’on évoque l’idée d’instaurer un revenu inconditionnel d’un montant suffisant ? Faut-il y voir la preuve que, malheureusement, le revenu inconditionnel émancipateur défendu par une partie de la gauche écologiste n’est qu’une douce utopie qui ne résisterait guère longtemps à l’épreuve des faits ? Non, si nous voulons vraiment tirer des leçons fertiles de cette objection, c’est plutôt notre société laborieuse qui doit être questionnée.
Produire plus pour travailler plus, ou produire juste assez pour travailler le moins possible ?
Soyons clairs, si une fois 1 000 euros en poche, une large part de la population décide de fuir le boulot quitte à revoir son niveau de vie à la baisse, alors l’emploi n’est peut-être pas aussi épanouissant que la « valeur travail » le laisse entendre. Si, une fois l’accès aux biens et services essentiels garanti, nombre d’entre nous préfèrent les délices du temps libéré, aux promesses de la société de consommation, alors c’est que les décroissants et objecteurs de croissance ont raison : notre société de consommation est une société de surconsommation et de surproduction. Si, une fois affranchis de la contrainte de l’emploi, nous désertons le marché du travail pour privilégier d’autres activités et surtout d’autres cadres d’activité, alors il nous faut revoir nos objectifs collectifs.
C’est déjà en cela qu’un revenu inconditionnel peut être défendu dans une perspective post-croissance. Il appelle en effet à sortir de la croissance économique et de son monde capitaliste et productiviste. Il invite aussi à une nécessaire décolonisation de nos imaginaires, prisonniers de l’impératif de croissance et de l’objectif de plein-emploi.
Que voulons-nous ? Produire plus pour travailler plus, ou produire juste assez pour travailler le moins possible ? Ménageons notre peine ! Le revenu inconditionnel permet enfin de sortir du dilemme écologie Vs emplois, non pas en tentant, tant bien que mal, de concilier les deux, mais en optant résolument pour l’écologie et une vaste destruction d’emplois. À ce titre, l’opuscule du collectif basque Bizi, Travailler une heure par jour, esquisse quelques pistes de réflexion stimulantes, qui tranchent avec les politiques de l’emploi en vigueur.
Vers une décroissance volontaire
Au-delà de l’expérience de pensée et de la décolonisation de l’imaginaire, l’instauration d’un revenu inconditionnel pourrait favoriser une transition écologique et sociale efficace (une décroissance économique en somme) car volontaire et équitable.
Volontaire d’abord, car garantir un revenu suffisant donnerait à celles et ceux qui le souhaitent la possibilité effective de quitter leur emploi. C’est dans cette optique que Sophie Swaton propose l’instauration d’un revenu de transition écologique par exemple. Fini les « bullshit jobs », ces emplois vides de sens (au mieux) décrits par David Graeber. Fini les « boulots de merde » emplois dégradé, relevant de l’exploitation, et dénoncés par Julien Brygo et Olivier Cyran ! Ce revenu permettrait aussi à chacun de définir plus librement son temps de travail en fonction de ses désirs de consommation et de temps libre. Fini le temps plein subi et le « devoir d’achat » qui l’accompagne inévitablement, comme l’a bien démontré André Gorz.
Le revenu inconditionnel pour réduire les inégalités
Équitable ensuite, car un revenu inconditionnel de gauche implique une suppression de la pauvreté monétaire, mais surtout un fort recul et une redéfinition des inégalités. Or, comme nous l’a rappelé le mouvement des Gilets jaunes, il ne peut y avoir de politique écologique sans justice sociale.
Cela signifie que, pour être juste et acceptable, la sortie de la croissance ne doit en aucun cas se traduire par une dégradation de la situation des moins bien lotis. En outre, les inégalités économiques et sociales recoupant les inégalités environnementales (inégale responsabilité dans le désastre écologique en cours, inégales exposition et vulnérabilité aux risques environnementaux, inégal pouvoir dans la détermination des politiques environnementales, et inégal effort exigé par ces mêmes politiques), elles nuisent à la qualité et à l’efficacité de politiques environnementales qui pénalisent injustement les catégories populaires et exonèrent indument les catégories aisées.
C’est pourquoi il est indispensable de réduire les inégalités par les deux bouts si nous voulons habiter durablement un monde commun. Le revenu inconditionnel pourrait y contribuer.
Par Baptiste Mylondo, enseignant-chercheur en économie et philosophie politique à Sciences Po-Lyon.
> Conférence du mercredi 28 avril : « Revenu social et décroissance »
Avec :
- Valérie Disdier. Historienne de l’art et urbaniste. Après avoir créé en 2001 et dirigé Archipel Centre De Culture Urbaine (Lyon), elle est, depuis 2018, responsable du pôle programmation et diffusion de l’École urbaine de Lyon.
- Antoine Dulin. Conseiller social et solidarité du cabinet de la Métropole de Lyon et Président de la commission de l’insertion des jeunes au Conseil d’orientation des politiques de jeunesse.
- Baptiste Mylondo. Enseignant-chercheur en économie et philosophie politique à Sciences Po-Lyon, auteur et traducteur de plusieurs livres, il se consacre à la critique de la valeur travail, de la société de consommation, des inégalités, et de la société de croissance.
Animation :
Fabrice Bardet. Chargé de recherche et directeur de la composante RIVES de l’ENTPE, ses travaux portent sur les formes de quantification financière en particulier sur le terrain des métropoles.
Pour suivre ou réécouter la conférence :
Tout le programme du mois d’avril 2021 des Mercredis de l’Anthropocène saison 5.
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