« Les nombreux et émouvants témoignages de sympathie et d’affection reçus au moment de mon départ à la retraite fin 2020, de la part de familles que j’ai connues de génération en génération, en témoignent : médecin généraliste, c’est le plus beau métier du monde.
On se dit qu’on a été un peu utile. Même après quarante ans d’exercice, il est très difficile de décrocher et d’abandonner des patients qui m’ont accordé toute leur confiance.
Au Tonkin : quatre médecins en 1981, le double deux ans plus tard
C’est en 1971, à la sortie du lycée, que j’opte pour la médecine. Non par vocation, mais pour accompagner mon meilleur copain. J’ai la chance d’avoir une excellente mémoire et j’enchaîne les années d’études sans trop de difficultés. Les distractions sont rares. On a du temps pour potasser nos cours.
Rapidement, je décide d’être généraliste.
J’ouvre mon cabinet à Villeurbanne, dans le quartier du Tonkin, le 17 mars 1981. J’ai 26 ans. J’ai grandi au Havre, obtenu mon diplôme de docteur en médecine à Rouen. Je quitte la Normandie pour suivre mon épouse dans l’agglomération lyonnaise dont elle originaire. Non sans un pincement au cœur.
Le Havre et son climat n’ont pas bonne réputation mais j’y suis attaché, j’y ai tous mes amis. Je me rappelle avoir sillonné, à mini-vélo, plusieurs villes de la banlieue (Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Caluire) en quête de mon point de chute professionnel.
Je choisis finalement le Tonkin à Villeurbanne, un quartier en pleine rénovation où est programmée l’arrivée de nombreux nouveaux habitants. Je ne suis pas le seul à avoir cette idée : nous sommes quatre médecins en 1981, le double deux ans plus tard.
La hantise du téléphone à 2 heures du matin
Un logement HLM me sert tout d’abord de lieu d’habitation et de local professionnel. En 1985, je transfère mon cabinet dans une copropriété sur la dalle du centre commercial des Samouraïs, avenue Salvador Allende. J’y exerce plus de dix heures par jour.
Beaucoup de présence mais peu d’actes au début car les généralistes sont légion à cette époque. Je vais rester pendant 35 ans dans le même décor, avec un plaisir jamais démenti. Pour moi, ces longues journées, cette disponibilité, sont inhérentes au job. J’appartiens à une génération pour laquelle le travail occupe une place centrale, avant la famille et les loisirs. C’est le fruit de mon éducation.
Quand je débute ma carrière, je me dis en substance : tu as eu la chance de faire des études, alors maintenant, au boulot.
Pendant dix ans, pour faire bouillir la marmite, j’effectue des gardes de nuit. Je me déplace dans des coins de l’agglomération où l’ambiance peut être tendue. Des pierres volent parfois.
Longtemps après avoir arrêté, j’ai la hantise de la sonnerie du téléphone à 2 heures du matin. Se déplacer au milieu de la nuit pour un infarctus en espérant qu’un arrêt cardiaque ne survienne pas avant l’arrivée du Samu génère un sacré stress.
Des confrères qui trouvent refuge dans l’alcool, qui craquent
À la fin des études, je possède le savoir théorique mais je vais tout apprendre sur le terrain, avec son lot d’angoisses et d’erreurs. Je n’ai jamais eu de plaintes déposées contre moi. La chance ?
Quand j’ouvre la porte de ma salle d’attente, je ne sais jamais ce qui m’attend. C’est à la fois stimulant et stressant. Pas simple de dormir certaines nuits. J’ai des confrères qui trouvent refuge dans l’alcool ou qui craquent et se suicident. Il faut savoir se remettre en cause, et en même temps avoir une grande confiance en soi.
Je suis en représentation pendant dix heures, à l’écoute du malheur d’autrui. Le traditionnel examen clinique relève un peu de la mise en scène et vient, pour l’essentiel, confirmer le diagnostic établi à partir de l’échange préalable avec le patient.
Exercer en solo dans son cabinet finit par peser. La nécessité d’avoir une activité à l’extérieur me conduit à intervenir, chaque semaine, dans des EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes).
Dans la société actuelle, il faut être beau et en pleine santé. On se retrouve ainsi face à des patients qui n’acceptent pas d’avoir mal à la tête, de tousser quatre fois dans la journée. Un climat anxiogène renforcé par internet, je trouve. J’ai mal au ventre, j’ai un cancer, j’ai mal au dos ; il me faut un scanner.
Un tel rythme de travail n’est pas sans conséquence sur la vie de famille qui est sérieusement malmenée. A la fin d’une journée, la fatigue accumulée ne permet pas d’être disponible, de se concentrer sur les petits soucis des enfants.
On dit que les cordonniers sont les plus mal chaussés : mes filles, dont je ne me suis pas assez occupé, ont été les plus mal soignées.
Le cabinet libéral, ce dinosaure de la médecine
Je n’ai pas trouvé de repreneur pour mon cabinet. C’est un crève-cœur et en même temps, pas une surprise. Personne n’a plus envie de s’installer seul pour être sans cesse sur la brèche. Le cabinet libéral, c’est le dinosaure de la médecine, il va disparaître.
Au Tonkin, le nombre de généralistes est redescendu à quatre.
J’ai récemment rendu visite à une jeune femme qui exerce à la Guillotière [Lyon 7è]. Elle travaille à mi-temps dans une maison de santé pluridisciplinaire où sont regroupés quatre médecins. Une personne assure le secrétariat. Pas de permanence le samedi.
Je ne critique pas, j’avoue même que ça fait envie.
Pour les jeunes confrères, la famille et les loisirs priment, ils recherchent tranquillité et sécurité.
Mais ma génération ne peut pas, par exemple, se résoudre à diriger sur les urgences une maman qui appelle à 18 heures pour un enfant souffrant d’une otite ou d’un mal de gorge. On répond : « Passez en fin de journée ».
Avec Internet, soit le médecin est un Dieu, soit un nul
La médecine a évolué vers plus de technicité. Les généralistes qui débutent leur carrière sont mieux formés que nous. Très compétents, ils n’ont plus la même approche du métier. Ce sont des ingénieurs qui appliquent des protocoles. C’est parfait pour une révision de voiture. Mais l’être humain ne cadre pas toujours avec les protocoles. Il faut aussi savoir être dans l’empathie.
En médecine, l’obligation de moyens existe, pas celle de résultats. On s’emploie à donner des preuves d’efficacité plutôt que d’écouter les patients et on prescrit des examens : radios, IRM, bilan sanguin… La peur des plaintes, des procès explique aussi cette évolution. On n’a plus le droit à l’erreur.
C’est effarant de voir les notes attribuées sur Internet. Soit vous êtes un Dieu, soit un nul. D’où la propension à ouvrir le parapluie. Le rôle du médecin généraliste se résume alors à aiguiller vers des spécialistes, par crainte de passer à côté de quelque chose.
Il est à craindre que cette nécessité de technicité, de protocolisation, n’entraîne la disparition de nombreuses spécialités qui seront supplantées par l’intelligence artificielle.
Un professionnel radiologue, au bout de 100 IRM, est fatigué, pas l’appareil. Idem pour un cardiologue qui doit étudier moult échographies ou électrocardiogrammes dans sa journée .
Au Tonkin, « je n’ai jamais éprouvé un sentiment d’insécurité »
Ce quartier du Tonkin, je l’ai aimé malgré le béton et son urbanisme pour le moins déroutant. Circuler d’est en ouest réclame de parcourir quatre kilomètres. Pour le visiteur, impossible de se retrouver dans ce labyrinthe très mal conçu.
Initialement, l’urbanisme de dalle prévoyait une circulation des véhicules en souterrain et puis soudain, il y a eu un changement de cap.
Le Tonkin n’a pas forcément bonne réputation. Je n’ai jamais pour ma part éprouvé un sentiment d’insécurité.
Mais je n’ai pas compris que la Ville de Villeurbanne ne soit pas davantage attentive à la politique de peuplement afin d’assurer une mixité sociale plus tranquille. Pourtant, elle avait eu à gérer un précédent, la cité « Olivier de Serres » à Cusset (1).
Or on a recommencé à concentrer des familles en difficulté au Tonkin. Je l’ai vécu personnellement dès les années 80 puisque j’ai été amené à quitter l’appartement HLM de l’allée Clouzot où je m’étais installé, du fait de la dégradation progressive de la résidence.
La population est composée à 95% de gens bien mais il y a une petite minorité qui dégrade de plus en plus, notamment dans la partie nord du quartier.
Ici, peut-être plus qu’ailleurs, le trafic de drogue prospère. Certains parents ont un sacré mérite de bien éduquer leurs enfants alors que ces derniers ont sous les yeux le spectacle permanent de jeunes dealers. »
(1) Construite en 1959 pour accueillir initialement, les rapatriés d’Algérie, la cité Olivier de Serres (336 logements répartis en six bâtiments), gérée par un propriétaire privée, s’est transformée, au fil du temps, en ghetto et a été démolie au début des années 80, à l’initiative de Charles Hernu, député-maire.
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