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À Lyon, des livreurs à vélo veulent être reconnus comme salariés des plateformes

Mercredi 25 novembre, six livreurs UberEats, Deliveroo et Stuart ont déposé leurs dossiers de requalification en contrat de travail aux Prud’hommes de Lyon. Leur but : faire reconnaître que leur statut d’auto-entrepreneur cache en réalité une relation de salariat avec ces plateformes. Ils témoignent de la précarité qu’impose ce job de la nouvelle génération. Rencontre.

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Rassemblement de livreurs demandant une requalification en contrat de travail. ©LS/Rue89Lyon

Ils étaient accompagnés pour l’occasion par leur avocat, leurs collègues et amis ainsi que des délégués syndicaux CGT. Ces six coursiers sont venus déposer leurs dossiers de requalification en contrat de travail au tribunal des Prud’hommes de Lyon. L’occasion pour eux de médiatiser cette précarité 2.0.

Devant les Prud’hommes, le rassemblement CGT de livreurs demandant une requalification de leur statut en contrat de travail. ©LS/Rue89Lyon

De prime abord, le service d’ordre des Prud’hommes était étonné de voir débarquer une dizaine de jeunes en chandails rouges qui ont improvisé une conférence de presse sur le pas de leur porte. Très vite, ils ont souhaité bonne chance à ces coursiers visiblement au bout du rouleau.

“Pour les livreurs, la coupe est pleine”

Arthur* (il s’agit d’un nom d’emprunt pour préserver son anonymat) a 21 ans, il est livreur depuis 2019 pour Deliveroo. Ce mercredi, il a déposé un dossier en requalification aux Prud’hommes. Il a entamé sa carrière de livreur alors qu’il finissait sa licence de sociologie à Lyon. Avant, il a enchaîné les petits boulots mal payés, aux conditions de travail qu’il jugeait exécrables :

“J’ai bossé dans des fast-foods, il y avait du harcèlement, beaucoup de contraintes. Je me suis dit, livreur à vélo ce sera plus facile à concilier avec ma vie d’étudiant. Tu n’as pas de patron sur le dos, tu es tranquille, et puis en plus tu ne sens pas le graillon quand tu sors du travail. C’est des petites choses, mais ça fait la différence.”

Après sa licence, il décide de se donner un an de réflexion pour réfléchir à la suite de ses études. Cette année-là, il travaille “à temps plein” pour Deliveroo.

“C’est là que je me suis rendu compte, que c’était n’importe quoi. Que la “facturation” -qui ressemble étrangement à une fiche de paie- était, une fois les 23% versés à l’URSSAF [organisme en charge des cotisations sociales des entreprises], bien en dessous du Smic, et que ça continuait à descendre en plus.”

Un accident du travail sans indemnisation

Les livreurs sont payés à la tâche et seul le trajet du restaurant au lieu de livraison est rétribué. Il décrit :

“L’attente de la commande au restaurant par exemple n’est pas considérée comme du temps de travail. Cela peut parfois durer une demi-heure.”

Un jour, Arthur glisse sur le verglas en livrant une commande. Il se fait une entorse du poignet : il n’a pas pu travailler pendant sa convalescence. Comme il a un statut d’auto-entrepreneur, Deliveroo n’a aucune responsabilité envers lui. Il a eu beau les informer de la situation, il n’a pas pu bénéficier d’aides ou d’indemnisations suite à ce qui ressemble beaucoup à un accident du travail.

Malgré les sollicitations de livreurs syndiqués comme Arthur, ceux-ci n’ont jamais été reçus par les cadres de Deliveroo.

“Ils veulent faire comme si on [les syndiqués] n’existait pas. Parce que reconnaître nos existences, c’est reconnaître l’existence de nos revendications. Ils créent des instances de négociations factices comme “le forum des livreurs” et quand vraiment ça chauffe trop dans les médias, ils nous appellent pour nous passer de la pommade ou tenter de nous dissuader de faire grève. Ils ne nous écrivent jamais. Ça laisserait une trace.”

Depuis un mois et demi, les manifestations de livreurs se multiplient : Lyon, Bordeaux, Toulouse, Agen, Nantes, Brest, Lille, Besançon, Limoges… Arthur témoigne :

“Je pense que la baisse continuelle des rémunérations, additionnée au fait que pendant le confinement on a travaillé comme des malades sans protection, tout ça fait que la coupe est pleine.”

Pour Arthur, livreur n’est pas « un métier nécessaire à la survie de la nation », mais Deliveroo n’a rien voulu en savoir. Durant le premier confinement, les commandes pleuvaient, à des prix toujours plus dérisoires. De plus, la plateforme n’a envoyé des protections (masques, gants, gel hydroalcoolique) qu’à la mi-mai, suite à la médiatisation répétée des risques que prenaient les livreurs.

Maintenant, Arthur ne dépend plus financièrement de Deliveroo, ses courses régulières lui servent d’appoint. Depuis cette année, il est surveillant au lycée Albert Camus à Rilleux la Pape. Un soulagement pour le jeune homme.

“Je ne pouvais plus payer mon loyer”

Emmanuel, livreur depuis 3 ans. Il avait déjà remis sa demande de requalification en contrat de travail il y a trois mois. ©LS/Rue89Lyon

Emmanuel a 28 ans, il a déjà déposé son dossier en requalification il y a trois mois. La réponse à sa demande sera donnée en même temps que pour les autres dossiers déposés ce mercredi. Emmanuel a d’abord été livreur pour Deliveroo, puis pour Stuart :

“J’ai passé des diplômes en informatique, après j’ai postulé partout. Je n’ai jamais eu de réponses positives. À un moment il faut que l’argent rentre. Je me suis tourné vers un secteur où ça recrutait.”

Emmanuel avait un plan très clair : travailler comme un acharné pendant un an pour mettre un peu d’argent de côté, puis, retourner d’une manière ou d’une autre, à l’informatique. Cela fait pourtant trois ans qu’il est livreur.

“En fait on ne peut pas se constituer de trésorerie. J’ai essayé de plein de manières différentes. Quand ils ont baissé les prix des courses, j’ai pris une trottinette électrique pour aller plus vite [avant, Emmanuel était en vélo]. Ils baissaient le prix des livraisons de dix centimes par mois. Et puis un jour ils ont carrément décidé de ne plus mettre de minimum de prix, parce que tant qu’à faire.”

Cette dernière décision a valu l’obligation pour la plateforme Deliveroo de quitter l’Allemagne. Outre-Rhin, il est interdit de proposer un service à la vente sans avoir fixé de prix minimum.

“Avant, a minima, j’étais payé quatre euros cinquante en moyenne pour une course, maintenant c’est deux euros cinquante. Et puis il ne faut pas oublier que 23% de notre rétribution part à l’URSSAF [organisme en charge des cotisations sociales des entreprises]. A un moment, moi, je ne pouvais plus payer mon loyer. Alors j’ai arrêté de donner à l’URSSAF.”

Les livreurs doivent régulièrement envoyer des “attestations de vigilance” à Deliveroo, UberEats ou Stuart pour certifier qu’ils paient leurs cotisations. Emmanuel reçoit quelques rappels de Deliveroo, puis, un jour, son compte est désactivé.

“Maintenant je travaille chez Stuart. C’est la même galère. Alors je travaille aussi chez Amazon en même temps. Ça ne me plaît pas mais il n’y a qu’eux qui emploient. La preuve c’est que je bosse avec des coiffeurs, des commerçants, des cuisiniers… Qui ont mis la clef sous la porte après le premier confinement.”

Un lien de subordination évident

Les livreurs n’ont que peu de contreparties, hormis leur maigre revenu. Devant le siège les Prud’hommes, à Part Dieu, l’avocat de la délégation CGT des livreurs lyonnais en témoigne :

“Il y a déjà des décisions de justices qui ont été rendues, et qui montrent bien que les livreurs ne sont pas des auto-entrepreneurs mais qu’il y a un lien de subordination entre eux et les plateformes : C’est elles qui choisissent les prix auxquels sont fixés les courses, elles suivent leurs coursiers par GPS, et à tout moment elles peuvent désactiver le compte d’un livreur : unilatéralement, et sans explication.”

Les demandes de requalification en contrat de travail ont été déposées aux Prud’hommes par l’avocat. ©LS/Rue89Lyon

“En tant que livreurs, on n’est jamais en sécurité”

Léna a 21 ans, elle est étudiante en biologie. Cela fait un an et demi qu’elle livre pour Deliveroo dans la ville de Lyon :

“Je ne trouvais pas de travail compatible avec mes horaires de fac. Alors j’ai commencé les livraisons. Au début c’était pratique, mais comme « petit plus ». Mes parents m’aident encore financièrement.”

La population des livreurs à vélo ou en scooter est majoritairement masculine, la jeune fille témoigne :

“C’est vrai qu’on est moins d’une dizaine de femmes à Lyon, mais je n’ai jamais eu de soucis avec les livreurs. Il n’y a pas de harcèlement comme j’ai pu en subir dans la restauration rapide.”

Léna, livreuse depuis un an et demi. Elle est venue en soutien au rassemblement de livreurs demandant une requalification en contrat de travail. ©LS/Rue89Lyon

La famille de Léna est inquiète. En effet, en plus d’être mal payé, livreur est un job dangereux :

“On ne va pas se mentir, les voitures roulent n’importe comment, on n’est jamais vraiment en sécurité. Dans ma famille, ils aimeraient bien que je ne fasse pas ça trop longtemps, surtout ma mamie, qui s’inquiète beaucoup.”

Aujourd’hui, Léna ne vient pas déposer de dossier en requalification, elle ne se sent pas encore assez légitime :

“Je ne fais pas assez de courses. Mais c’est important de montrer sa solidarité, en plus on s’entend bien entre livreurs, même de différentes plateformes. Les sans-papiers nous rejoignent de plus en plus dans nos actions, alors que ça représente un grand risque pour eux. Il y en a, ça fait plus de cinq ans qu’ils travaillent comme des acharnés alors que cela ne peut pas les aider à être régularisés.”

Bon nombre de livreurs sont sans-papiers, et travaillent sous des prête-noms. Pour Ludovic Rioux, livreur et délégué syndical CGT, les plateformes connaissent le problème, et font semblant de vouloir y remédier :

“Les travailleurs sans papiers peuvent travailler pour elles durant de longues années sans jamais pouvoir prétendre à une régularisation. Parfois les plateformes ferment brutalement des dizaines de comptes et puis c’est tout.”

“C’est comme faire la guerre à une armée qui a des soldats à l’infini”

Thibault livreur depuis trois ans. Il est venu déposer sa demande de requalification en contrat de travail. ©LS/Rue89Lyon

Thibault a 23 ans, il a déposé un dossier en requalification. Il est syndiqué depuis un mois, livreur Deliveroo depuis trois ans. Il avait besoin de trouver un travail rapidement et sans qualification. Aujourd’hui, il pense à arrêter de livrer mais ne trouve pas d’alternative. Alors en attendant, les journées sont longues :

“Je vis dans l’angoisse, si mon vélo est cassé, comment je vais le réparer, si moi je glisse comme j’ai déjà glissé sur une plaque en béton, comment je fais ? Il faut toujours que je fasse attention.”

Le métier devient tellement désavantageux que la plupart des amis livreurs de Thibault pensent à le quitter, mais tous sont confrontés au même problème :

“Comme on ne cotise pas, on ne peut pas prétendre au chômage. C’est difficile de se consacrer pleinement à la recherche d’un autre emploi avec le travail. Si on s’arrête, on n’a rien pour faire une transition.”

Le jeune homme déplore de n’avoir jamais pu rencontrer les responsables de la boîte, ni même reçu le moindre email personnalisé :

“On ne sait pas trop où ils sont planqués. On n’a aucun contact, sauf par mails automatisés : “tel client a été mécontent”, “vous n’avez pas été assez rapide”, “envoyez-nous votre attestation de vigilance”… C’est sympa le monde de l’uberisation.”

Thibault regrette que la précarité des livreurs permette à Deliveroo de faire tourner la boutique :

“En fait on a aucun pouvoir parce qu’il y a un turn over énorme. Ils s’en fichent de perdre des livreurs, il y en aura toujours des nouveaux qui travailleront pour encore moins, dans des conditions qui craignent encore plus. C’est un peu comme faire la guerre à une armée qui a des soldats à l’infini, ils n’en ont rien à faire de nous ou de comment ils font bosser les coursiers. L’important c’est que ça livre !”

La grogne protestataire ne s’exprime pas qu’à Lyon, de plus, elle s’intensifie chaque semaine. La prochaine grève nationale des livreurs aura lieu le 5 décembre prochain.

Rassemblement de livreurs demandant une requalification en contrat de travail. ©LS/Rue89Lyon

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