Jacques Richard est docteur en sciences de gestion, expert comptable, professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine et ancien membre de l’Autorité des Normes Comptables. Il est aussi auteur de « Comptabilité financière » et « Révolution comptable, pour une entreprise écologique et sociale ». La conférence sera animée par Fabrice Bardet, professeur à l’ENTPE, directeur du RIVES (laboratoire EVS).
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En guise de préambule à la conférence, Jacques Richard nous donne à lire une réflexion autour des problèmes de crises économiques et financières répétées, mais également des menaces écologiques qui mettent en question la survie même de l’humanité.
Il argumente autour du fait que des solutions existent mais que celles-ci ne pourront s’opérer sans « une refonte drastique du système de comptes capitaliste », autrement dit sans opérer une « révolution comptable ».
Contours d’une « révolution comptable » possible
Le monde actuel fait face à des problèmes récurrents. Non seulement des crises économiques et financières répétées et des distributions de plus en plus inégales de revenus depuis les années 1980 . Mais également, et ceci est nouveau, des menaces écologiques qui mettent en question la survie même de l’humanité.
C’est ce que montre notamment le « World Scientists’ Warning to Humanity » signé en 2017 par plus de 15,000 savants. On y parle de la possibilité d’une nouvelle ère géologique, « l’anthropocène ». À vrai dire, il faudrait parler, plus exactement, de « Capitalocène » dans la mesure où le système économique capitaliste moderne, qui va dominer progressivement les économies du monde depuis le 14ème siècle, est à l’origine de la situation actuelle.
Dans ce contexte très préoccupant, les mesures qui sont proposées pour résoudre les crises sont, curieusement, empruntées aux instruments économiques de régulation de ce système économique. Très souvent, il s’agit, dans le domaine social, d’actions qui visent à encourager l’offre par des subventions aux capitalistes, ou une plus grande flexibilité du marché du travail et la réduction des charges qui pèsent sur le capital financier.
« Jamais de propositions de réforme des firmes capitalistes »
De même, pour ce qui est des problèmes environnementaux, on propose des instruments tels que des taxes environnementales ou un prix du carbone, ou plus généralement la fameuse « internalisation des externalités » qui sont tous des instruments inventés ou proposés par des économistes néo-classique tels que Pigou ou Stern, des défenseurs du système capitaliste.
Tout ceci alors même que de nombreux scientifiques estiment que ces types de mesures ne sont pas très efficaces. Encore plus curieusement, il n’y a jamais de propositions de réforme de la comptabilité des firmes capitalistes.
Ceci alors que des sociologues tels que Sombart ou Weber avaient attiré l’attention sur le fait que la comptabilité en partie double est un instrument majeur du système capitaliste moderne, un fait rappelé plus récemment par l’économiste institutionaliste Hodgson.
« Il ne pourra pas y avoir de solution sans refonte »
La thèse que nous défendons est qu’il ne pourra pas y avoir de solution à la triple crise écologique, sociale et financière actuelle sans une refonte drastique du système de comptes capitaliste. Il faut comprendre que c’est ce système comptable qui dirige effectivement l’économie et non, comme le prétendait déjà abusivement Adam Smith, « la main invisible du marché avec son ajustement mathématique des offres et des demandes ».
Smith, en effet, comme l’immense majorité des économistes qui lui ont succédé, y compris Marx, n’a pas vu la main visible des comptables capitalistes qui, depuis la fin du Moyen âge, régulent les marchés en imposant notamment une conservation systématique du seul capital financier et un concept de coût totalement tronqué.
De ce fait, il n’y a pas de conservation systématique des deux autres capitaux qui sont nécessaires à toute entreprise : les capitaux naturel et humain.
C’est ce choix exclusif terrible, relevant d’une idéologie égoïste, inique et anti-économique, qui est fondamentalement à l’origine des problèmes actuels de l’humanité.
On doit à ce propos souligner que, contrairement à ce qui est souvent affirmé par de nombreux auteurs, il n’y a jamais eu fondamentalement de dérégulation économique mais bien au contraire une régulation comptable à marche forcée du système capitaliste.
En effet la plupart des observateurs, qui ne connaissent pas le droit comptable, n’ont pas vu que ce dernier, au fil des siècles, s’est constamment normalisé au point que, dans les années 2000, il est devenu une véritable constitution économique mondiale qui contraint toutes les grandes firmes du monde (y compris les firmes chinoises) à suivre des principes et règles communs, inspirés des normes comptables américaines.
« Même l’Europe libérale-socialiste s’est « couchée » »
Même l’Europe libérale-socialiste, soit disant créée pour faire plus de poids face aux puissances dominantes, s’est « couchée » et a accepté sans férir cette constitution mondiale comptable américaine alors qu’elle avait sa propre comptabilité plus prudente !
Les Etats du monde sont ainsi parvenus sans trop d’encombre à réaliser une entente sur un droit comptable mondial dur, sanctionné par des pénalités.
Quelle différence avec ce qu’il en est en matière de droit social ou écologique, pour lesquels existent au mieux des droits « mous » sans sanctions, style RSE, comme par exemple la norme ISO 26000 ou les recommandations de l’IIRC tendant à promouvoir des informations extra-comptables, ceci sans changer le droit comptable dur !
Qu’il est facile de s’entendre dans un cas pour le soin du capital financier, et difficile de l’autre, pour celui des capitaux humains et naturels !
« Imposer un nouveau droit comptable écologique et humain »
Il est temps de réagir face à cette situation dramatique. Les forces sociales et écologiques montantes doivent imposer un nouveau droit comptable écologique et humain tout aussi « punitif » que l’est l’actuel droit comptable international, soit par voie législative, soit par celle d’un RIC (référendum d’initiative citoyenne).
À cet effet, nous proposons, avec le modèle CARE/TDL, un nouveau type de comptabilité qui reprend l’arme de conservation de la partie double mais l’étend au delà du seul capital financier, aux deux autres types de capitaux : humain et naturel. Dans ce modèle ces trois types de capitaux sont assurés d’être systématiquement conservés. Le capital humain n’est plus valorisé sur un marché du travail : son coût de conservation est obligatoirement intégré dans les charges. Idem pour la nature.
Tous ces types de capitaux sont enfin traités à égalité comme de vrais capitaux. Il en résulte un nouveau type de coût complet écologique et humain, un nouveau type de profit et aussi un nouveau type d’actionnaire qui ne peut plus compter sur une rémunération faite au détriment des autres capitaux. Il en découle également un nouveau type de gouvernance.
« Cette injustice doit cesser »
Dans les firmes capitalistes, seul le capital financier a le pouvoir, ceci avec l’appui des forces politiques. Cette injustice doit cesser. Le modèle CARE/TDL institue une cogestion écologique dans laquelle les représentants des trois types de capitaux se partagent à égalité le pouvoir à tous les niveaux de la nouvelle firme.
Les anciens salariés deviennent des investisseurs en capital humain associés de la firme, au même titre que les nouveaux actionnaires : ils ne sont plus de simples salariés. Les riverains ou les tribus amazoniennes dont les terres et l’existence sont menacées par des actions anti écologiques ont enfin leur mot à dire dans la gestion des firmes.
Les nouveaux actionnaires financiers deviennent des associés du type de ceux que l’on peut trouver dans les actuelles Scop ouvrières. Tous décident en commun du sort de leur nouveau type de profit.
« Un nouveau « tri- capitalisme » qui permet de sortir de l’ancien capitalisme »
Le modèle CARE/TDL n’a donc rien à voir avec les anciens modèles en lutte jusqu’à présent : il n’est ni celui du capitalisme ni celui des régimes marxistes-communistes basés sur la propriété étatique des moyens de production. Il est compatible avec une autre économie de marché sous contrainte du respect des trois types de capitaux, avec un autre type de profit commun à tous les nouveaux associés.
C’est en sorte un nouveau « tri- capitalisme » qui permet enfin de sortir des griffes de l’ancien capitalisme. Ce dernier a défiguré le beau terme de capital κεφάλαιος qui, chez les anciens Grecs, qualifiait la tête humaine, la partie « capitale » des êtres humains. Il est temps de revenir au sens premier du terme en opérant une révolution capitale des capitaux qui fondent toute entreprise !
Texte initialement publié le 14 mars 2020. Jacques Richard avait brièvement présenté son dernier ouvrage, « Révolution comptable : pour une entreprise écologique et sociale », publié en 2020 aux Editions de l’Atelier au micro de France Culture.
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