Actualités, enquêtes à Lyon et dans la région

[PODCAST] Technologie et anthropocène : quelle réponse face aux « communs négatifs » ?

Quel est notre niveau de dépendance aux technologies ? Technologie numérique, technologies des « macro systèmes techniques » (énergie, transport ferré, routier, logement…)  évoluent-elles dans les mêmes proportions ? Face aux défis actuels, les attitudes de gestion et de transformation, sont-elles à valoriser ?

Son

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89Lyon, abonnez-vous.

"Rêve causé par les stigmates physiologiques du processus entropique d'auto-digestion addictive rongeant les chairs obscènes de cette buse de colombe enzymato-prosumatrice quelques lustres avant son réveil oiseux dans l'anthropocène thermocarbonique" CC Jef Safi

L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », qui étaient données avant le confinement aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes des invité.e.s et intervenant.e.s qui poursuivent les échanges à distance. La séance de cette semaine porte sur notre relation avec les technologies.

En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, elle n’a pas lieu aux Halles du Faubourg mais est disponible en podcast.

Pour en parler, l’Ecole urbaine de Lyon reçoit Alexandre Monnin, philosophe, enseignant-chercheur à l’ESC Clermont-Ferrand, directeur scientifique d’Origens Media Lab, spécialiste du numérique et expert auprès du Shift Projet. Il dirige le le Master of Science (MSc) « Stratégie et Design pour l’Anthropocène », issu d’un partenariat entre l’ESC Clermont et Strate École de design Lyon qui ouvre à la rentrée 2020.

Il dialogue avec Ernesto Oroza, designer et artiste qui a enseigné à l’Institut Polytechnique de La Havane, à l’ENSCI à Paris. A la rentrée 2020, Ernesto Oroza sera responsable du CyDRe (post-diplôme de l’Esadse), et assurera la direction éditoriale d’Azimuts, première revue française de recherche en design. Il a publié Objets Réinventés. La Création populaire à Cuba. (2002), puis Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention (2009) avec Pénélope de Bozzi.

> Ci-après, un texte d’Alexandre Monnin.

Parmi les facteurs expliquant l’advenue de ce que les sciences du système-Terre et les sciences sociales nomment l’Anthropocène depuis le début des années 2000 (à savoir l’époque géologique dans laquelle l’humanité serait entrée, portant la marque des activités industrielles et dont résulte une modification profonde des conditions d’habitabilité sur Terre) figure la technologie.

La révolution industrielle du XVIIIe, précédée par la révolution scientifique au siècle précédent, fut aussi technologique, affectant toutes les formes de vie. La technologie constitue un marqueur privilégié pour prendre la mesure des bifurcations qui se présentent à nous.

D’un côté, on retrouve une même foi en ses vertus par-delà les diagnostics allégués : qu’il s’agisse de prendre acte de la situation environnementale catastrophique pour se lancer à corps perdu dans la colonisation de l’espace, fuyant un sol terrestre devenu inhospitalier ou au contraire de nier la gravité des effets du changement climatique au moyen d’un deus ex machina de dernière minute censé retarder l’inéluctable – le fameux katechon de la théologie politique (en l’occurrence les candidats ne manquent pas, de l’hydrogène vert à la fusion nucléaire).

De l’autre, les réflexions sur l’effondrement, en France notamment, qui se sont multipliées depuis 2015, année de la COP 21, ont ouvert de nouvelles arènes pour interroger la viabilité des développements technologiques et ainsi questionner le récit progrès ou plutôt sa déclinaison contemporaine sous les traits dégradés de l’innovation.

Bien sûr, comme l’ont rappelé les historiens Jean-Baptiste Fressoz ou François Jarrige, il s’est toujours trouvé des voix pour s’opposer à l’industrialisation et au développement qui en a découlé. Néanmoins cette tradition « technocritique » est demeurée relativement circonscrite et sous-tendue par une idéologie cohérente qui ne s’étend pas à l’ensemble des publics qui interrogent aujourd’hui l’avenir.

« Résistances technologiques »

L’artiste et designer Ernesto Oroza, étudiant la manière dont les cubains ont dû faire face à l’isolation du pays suite au blocus imposé par les Etats-Unis, identifie ce qu’il nomme une forme de « résistance technologique », autrement dit, l’interruption de l’adaptation technologique imposée tant par l’Occident que par le bloc communiste à travers la mainmise du régime dans le contexte cubain.

La résistance en question renvoie à tout un ensemble de pratiques allant de la réparation au reconditionnement en passant par la réinvention, auxquelles on pourra ajouter la maintenance. C’est tout un rapport aux objets qui se trouve ainsi interrogé dès lors que dominent sans partage les contraintes et des besoins.

Comme l’explique le sociologue Jérôme Denis, la réparation se situe au croisement des dimensions ontologiques et politiques. Avec elle, les frontières de l’artefact s’ouvrent à de nouvelles délimitations en fonction de ce que l’on souhaite « faire compter ».

L’objet « bourgeois », opaque et résistant, se voit ainsi « profané » à mesure qu’il est ouvert, déstructuré, désassemblé et réassemblé, parfois tout juste bon à servir de simple réservoir de pièces détachées destiné à quelque Frankenstein reconditionné ou réinventé.

Ailleurs, en Bolivie par exemple, une tendance inverse fut observée en marge du processus constituant de la fin des années 2000. A cette époque, des comités se penchèrent sur la possibilité d’accorder des droits aux objets manufacturés afin de les attacher à leurs possesseurs, jugés responsables de leur maintenance.

Or, qu’il s’agisse de dignifier les objets techniques, en écho à la reconnaissance de droits juridiques accordée à certains non-humains telles que les rivières (Diego Landivar parle d’« objet erectus »), ou au contraire de faire tomber la distance induite par l’objet standardisé, à l’instar des mouvements low-tech et convivialistes qui se développent aujourd’hui un peu partout, ce sont avant tout d’autres rapports aux technologies qui se nouent, de manière collective et populaire.

« Rêve causé par les stigmates physiologiques du processus entropique d’auto-digestion addictive rongeant les chairs obscènes de cette buse de colombe enzymato-prosumatrice quelques lustres avant son réveil oiseux dans l’anthropocène thermocarbonique »
CC Jef Safi

« Défuturation » et « communs négatifs »

Mais la résistance peut être plus directe sans nier pour autant l’importance de la technique au plan anthropologique. Sans technique en effet, point d’humain. Mais de quelle technique s’agit-il (et de quel(s) humain(s)) ? Le designer Tony Fry voit dans le design contemporain un agent de « défuturation » ; loin de construire un futur viable, il nous en priverait au contraire. En découle un impératif : mettre un terme à la défuturation et, à cette fin, opérer une « redirection » de tout ce qui y contribue.

C’est à cet endroit qu’il convient de faire un lien avec la question de la pluralité des technologies. Yuk Hui parle ainsi de « technodiversité » en référence à son étude comparée des « cosmotechniques » chinoises et occidentale (par « cosmotechnique » entendons le rapport au monde induit par un certain type de technologie).

Le physicien José Halloy distingue quant à lui « technologies vivantes » et « technologies zombie » (celles qui ne s’inscrivent pas dans les grands cycles biogéochimiques, minimisent leur durée de vie à l’état de marche et la maximisent à l’état de déchet), précisant ainsi le concept flou de low-tech.

Hui avertit cependant du danger à distinguer trop vite entre « bonnes » et « mauvaises » technologies, arguant qu’elle ne saurait s’imposer à tous.

Et il est vrai que le grand enjeu désormais est sans doute de redistribuer les opérations de valuation (la valeur accordée à quelque chose) sur un mode démocratique. J’ai moi-même proposé d’envisager certaines technologies, désormais déphasée au regard de l’horizon anthropocénique, à la manière de « communs négatifs » – des réalités dont des collectifs et des territoires héritent collectivement, malgré elles, et qui participent de la défuturation évoquées par Fry (en contribuant à un avenir dystopique ou à l’absence pure et simple d’avenir).

Aujourd’hui, face à la multiplication des luttes pour faire reconnaître la valence négative de technologies comme la 5G ou les objets connectés, il est vital d’inventer les nouvelles institutions qui permettront à des collectifs et des territoires aux situations contrastées de se réapproprier démocratiquement l’horizon (cosmo)technique.

« Anthropocène et technologie(s) », une conférence du mardi 10 juin 2020 à 18h30, disponible en podcast.


> Le titre est de Rue89Lyon


#Ecole urbaine de Lyon

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

#Ecole urbaine de Lyon#Mercredi de l'anthropocène#Mercredis de l'anthropocène#technologies

À lire ensuite


Partager
Plus d'options
Quitter la version mobile