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[PODCAST] Travail : la santé et le milieu en période de SARS-CoV-2

La crise du Covid-19 s’est accompagnée d’une réflexion sur notre espace de travail et sur ce que l’on nomme plus généralement le bureau.

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CONCEVOIR DES ESPACES DE TRAVAIL EN TEMPS DE CRISE

L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », qui étaient données avant le confinement aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes des invité.e.s et intervenant.e.s qui poursuivent les échanges à distance. La séance de cette semaine porte sur notre espace de travail pendant la crise du Covid-19.

La remise en question de l’open space, et plus généralement, dans le secteur tertiaire, du partage de l’espace au bureau – voire même de la pertinence de la forme « bureau » – s’est imposée à nous à l’heure du confinement. C’est maintenant au tour de celles et ceux qui conçoivent le travail d’essayer de composer, à court terme, avec la mise à distance de nos corps vulnérables, et à plus long terme avec le risque, l’anticipation omniprésente de la prochaine catastrophe. Être concepteur, c’est ici lire et interpréter l’espace, mais aussi participer à la production de lieux qui ne se résument pas qu’à la valeur ajoutée qui y est réalisée.

En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, elle n’a pas lieu aux Halles du Faubourg mais est disponible en podcast.

Pour en parler, l’Ecole urbaine de Lyon reçoit Pascal Béguin, professeur d’ergonomie à l’université Lyon 2 Lumière, membre du Conseil Scientifique du Centre de Recherche pour le Travail et le Développement (au CNAM, Paris). Ses travaux de recherche portent sur les démarches de conception et d’innovation ergonomiques, avec une centration sur les liens entre travail et santé, le risque et le développement durable.

Il dialogue avec Alain Vargas, diplômé de l’école d’Architecture de Lyon, un des quatre co-fondateurs de Tectoniques, cabinet d’architecture spécialisé, depuis 1991, dans les constructions écologiques et la filière sèche. Ses réalisations mettent en avant le bois, les matières ligneuses, biosourcées. Il travaille également en très proche collaboration avec le collectif Tectoniques Ingénieurs.

La santé et le milieu en période de SARS-CoV-2

La pandémie que nous vivons pose des questions de santé (et pas seulement de maladie, la Covid-19) et de milieu que Georges Canguilhem peut nous aider à penser.

Celui-ci nous a appris qu’il y a chez l’Homme deux régimes de vie : le social et le vital. D’un côté le milieu social, la constitution par l’Humain d’un milieu anthropisé dans ses configurations géographiques, historiques, sociétales et économiques (la société hyper-industrielle mondialisée). Et pour chacun de nous, ce milieu social fournit une orientation. Mais il n’épuise pas la vie : une diversité de réponses sont possibles au sein d’un même milieu social.

D’ailleurs, l’« Homme sain », c’est celui qui ne subit pas les contraintes du milieu social, mais qui est capable de le modifier et le constituer en milieu vital pour y affirmer ses normes et son projet de vie. Entre le milieu social et le milieu vital on a donc des tensions, qui se manifestent dans le travail sous la forme d’une tension entre usage de soi par soi et usage de soi par d’autres. Et finalement, des débats de normes.

Or cette pandémie semble nous entraîner dans des débats de normes qui se situent sur deux échelles de temps a priori très différentes : celle de la crise et celle de la bifurcation.

1. Crise

Il est frappant de constater que, en France tout au moins, la réponse à cette crise a d’abord été « on vous protège ». L’État à ses différents niveaux, a pris des mesures destinées à faire notre bien. Cette normativité sociale avait une indéniable légitimité : protéger le système de soin.

Mais ce dernier est concerné par le traitement de la maladie et la mort, non par la vie (rares sont les patients qui vivent à l’hôpital), avec ses réalités concrètes : le logement (et sa taille), les réalités sociales (la violence familiale par exemple) et économiques (il faut bien « gagner sa vie »), les conséquences psychiques de la « distanciation sociale » (les nourrissons humains privés de contact dépérissent et meurent), et certaines exigences spirituelles (par exemple face au deuil).

On voit bien qu’il faut vivre avec le SARS-CoV-2 et miser sur une normativité vitale : la nécessité vitale pour chacun de vivre en se protégeant. Or se protéger est une activité en soi. Il faut y insister : se protéger est une activité finalisée, un usage de soi par soi, réalisée de façon individuelle ou collective par un homme ou une femme donné.e, dans un espace et une temporalité située.

La rhétorique guerrière d’une menace aveugle fabrique un sentiment de peur et d’impuissance qui va à l’encontre d’une telle activité. Le mot d’ordre est donc passé d’un « on vous protège » à « on se protège » : il faut inévitablement miser sur la normativité vitale d’usage de soi par soi. Mais qu’il faut « équiper ».

« Cette crise appelle à un débat de normes sur ce qui est acceptable, ou pas »

Sur cette notion d’équipement, il y aurait beaucoup à dire. Les situations de travail dans lesquels les travailleurs doivent se protéger des toxiques sont loin d’être rares (les phytosanitaires, les nanoparticules, etc.). Pour ces substances, comme pour le SARS-CoV-2, il est très difficile d’avoir conscience du danger car celui-ci est peu perceptible. Il est alors d’autant plus nécessaire de comprendre ce qui se passe qu’on ne le perçoit pas, ou qu’on le perçoit mal.

L’équipement c’est donc des connaissances, une compréhension pour soi-même et ses proches. C’est également un équipement matériel : des moyens de protection (des masques) et surtout des moyens de mesure (des tests). C’est encore un équipement organisationnel : il faut pouvoir faire usage de soi, mais il y a des dimensions organisationnelles qui peuvent s’y opposer, ce qui conduit à une réflexion sur les espaces et les rythmes, mais aussi sur la subsidiarité. C’est enfin un équipement social : la Covid-19 frappe d’abord les ouvriers et employés occupant des emplois peu qualifiés, qu’il faut suréquiper car l’accès à ces équipements est relatif au pouvoir de négociation des travailleurs (d’autant plus faible pour des emplois précaires).

« On se protège » signifie donc deux choses. La première est qu’il faut accepter l’idée que chacun est le mieux placé pour prendre soin de sa propre santé. Mais cela ne signifie nullement qu’il faut faire peser la santé de tous sur les seuls individus. Il faut fournir des ressources à chacun en prenant en compte la diversité des conditions très contrastées de vie et de travail, et miser sur les coopérations absolument nécessaires dans le cadre d’un « on se protège » (puisqu’il faut respecter et même faciliter d’autres normativités vitales –en les équipant- quand bien même les comprendrions-nous mal).

Définir ces ressources (matérielles et immatérielles) est en réalité un travail lourd, qui demande une bonne connaissance des procès de travail, de conduire des dialogues à des fins de régulations, et une certaine technicité dans la mesure où cela peut conduire à une re-conception des systèmes de travail (ses espaces, ses flux, ses rythmes). Il est indispensable de bien réussir cette étape si nous voulons éviter un débat délétère sur l’augmentation de la durée du travail et son intensification. Mais cela suppose que les questions de santé au travail quittent leur place actuelle (résiduelle) dans l’échelle des valeurs de l’entreprise. Cette crise appelle à un débat de normes sur ce qui est acceptable, ou pas.

Concevoir des espaces de travail par temps de crise
© Jean-Marc LOOS/ L’Alsace

2. Bifurcation

Ces débats de normes, sur ce que nous voulons et ce dont nous ne voulons plus demain, nous entraîne néanmoins sur une tout autre temporalité que celle de la crise. Elle questionne, à de multiples échelles, les apprentissages que nous sommes en train de faire, et ce que nous devrions retenir du SARS-CoV-2.

La Covid-19 est une zoonose, une infection transmise de l’animal à l’humain. L’Homme vit depuis longtemps avec les zoonoses (la peste, le paludisme). Mais ce qui est nouveau en revanche, c’est leur fréquence de diffusion : le VIH, Ebola, le SRAS, le MERS, le virus Nipah, le chikungunya, la dengue … et aujourd’hui la Covid-19 !

« Nous sommes en réalité confrontés à l’impact sanitaire d’une crise systémique »

Nos modes de consommation et de production favorisent la diffusion des zoonoses : déforestation, élevage intensif et urbanisation conduisant à la destruction des milieux animaux (qui se rapprochent donc des villes, et des humains) constituent des modifications majeures des équilibres inter-espèces très favorables aux zoonoses. Et les modalités de diffusion de la Covid-19 sont potentialisées par nos modes de vie (augmentation des flux de produits et de personnes) et par les pollutions (les particules fines étant des vecteurs de transmission potentiels), qui par ailleurs fragilisent notre système respiratoire.

La propagation de ce virus est indissociable de notre normativité sociale, celle de la société hyper-industrielle. Et nous sommes en réalité confrontés à l’impact sanitaire d’une crise systémique ! Les mots manquent pour la qualifier pleinement. Le « réchauffement climatique » est une catégorie notionnelle de la fin du fin 20ème siècle, dont la finalité était de fournir une alerte pédagogique pour désigner les dérèglements systémiques que nous produisons sur le système terre.

Nous savions que bien d’autres monstres nous attendraient si nous continuions ainsi. Nous y sommes : après les méga-feux de 2019, voici le SARS-CoV-2 de 2020 !

« Il est urgent d’associer à cette pandémie, une réflexion sur la normativité sociale de la société industrielle mondialisée et financiarisée »

Il est urgent d’associer à cette pandémie, une réflexion sur la normativité sociale de la société industrielle mondialisée et financiarisée, dont les effets deviennent de plus en plus manifeste. La tâche est évidemment immense, et ne doit pas se transformer en désarroi. Des modes de production et de consommation alternatifs et inclusifs sont expérimentés.

Ils reposent sur des dynamiques territoriales et sur des formes de coopération (plutôt que de compétition financiarisées) renouvelées. Les enjeux de travail y sont essentiels. L’agriculture, qui est aux premières lignes du fait de son rapport au vivant, le montre bien : entre l’intensif et l’organique, les manières de faire et de penser au travail, les ressources techniques et les valeurs qui sont mobilisées sont profondément différentes. Mais ces expérimentations trouvent trop peu de relais.

Il est pourtant urgent d’en identifier les lignes de force, et de les qualifier dans leurs dimensions économiques, techniques et politiques.

Il y a un risque énorme que, pris par l’obsession (compréhensible) du rebond économique face aux difficultés qui nous attendent, nous nous enfermions dans un faux dilemme opposant la création d’emplois et l’environnement. Cette période charnière crée en fait de très fortes contradictions, entre relance immédiate et modèle pour le futur. Cette hétérochronie appelle à des débats de normes qu’il nous faut mener sur une double échelle : localement, en misant sur la normativité vitale en l’équipant (plutôt qu’en la contrôlant), et globalement, sur notre normativité sociale et sur son impact sur le système terre.

« Concevoir des espaces de travail en temps de crise », une conférence du mercredi 03 juin 2020 à 18h30, disponible en podcast


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