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[PODCAST] Un printemps 2020 : corps confinés, surveillés, soupçonnés

L’année 2020 est marquée par le confinement de près de la moitié de la population mondiale assorti de « gestes barrières » et d’une distanciation spatiale. Au-delà de savoir si cette situation liée au Covid-19 inaugure de nouvelles relations au monde, que sous-tend cette mise à distance de nos corps ?

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Corps confinés

Un contrôle sanitaire mais aussi un contrôle politique ? Tout autant des perturbations sociales, voire affectives ? Tous les corps sont dorénavant « soupçonnés » : le sien dont on ne sait s’il est porteur du virus, celui des autres dont l’approche, la proximité deviennent des menaces.

L’Ecole urbaine de Lyon propose une série de conférences intitulées « Les Mercredis de l’anthropocène », qui étaient données avant le confinement aux Halles du Faubourg (Lyon 7è). Rue89Lyon en est partenaire et publie à ce titre les tribunes des invité.e.s et intervenant.e.s qui poursuivent les échanges à distance. La séance de cette semaine porte sur les corps confinés.

En raison des mesures sanitaires liées au coronavirus, elle n’a pas lieu aux Halles du Faubourg mais est disponible en podcast.

Pour en parler, l’Ecole urbaine de Lyon reçoit Philippe Liotard, sociologue, maitre de conférences à l’Université Claude Bernard, Lyon1. Il fait partie du Laboratoire sur les Vulnérabilités et l’Innovation dans le Sport qui développe une recherche interdisciplinaire du phénomène sportif dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales, et est chargé de la mission égalité-diversité au sein de cet établissement. Parallèlement, il est connu pour ses contributions dans la revue Quasimodo, dont il est un des fondateurs, où il traite de toutes les dimensions éthiques, culturelles ou politiques liées au corps.

Il dialogue avec Karelle Prugnaud, metteuse en scène, comédienne, performeuse. Elle réalise ses premières mises en scènes à Lyon aux Subsistances et à l’Elysée. Depuis 2005, associée à Eugène Durif au sein de la Compagnie L’envers, elle développe un travail pluridisciplinaire entre théâtre, performance, parfois cirque. Son interprétation de Lucia Joyce (Le Cas Lucia J., texte et mise en scène de Éric Lacascade), danseuse qui sera enfermée, nous parlera du corps confiné à l’extrême.

L’article a été rédigé par l’un des intervenants, Philippe Liotard.

Corps confinés

Ça a commencé tout de suite : deux couples, quatre corps sans visages, exhibés durant 55 jours. D’un côté les Wahrol, ailleurs les Almodovar. Chez les Wahrol, le performeur Otomo et sa compagne Sophia Sagesse. Chez les Almodovar, la performeuse Karelle Prugnaud et son compagnon, l’écrivain Tarik Noui. Pendant 55 jours depuis le confinement, chaque couple a posté sur Facebook des photos et un texte. À la place des visages, des masques : masques à gaz ou d’escrime, masques de lapin ou d’ours tueur, de renard, bustes de biche, de cerf, couronnes… Pas de visage. Les deux couples enfermés ont écrit à quatre corps, au jour le jour et avec les moyens du bord, les chroniques du nouveau monde où ils sont arrivés le 55è jour. Terminus Coney Island, île imaginaire qu’ils n’avaient pas quittée puisque

« Pour se rendre à Coney Island, il faut se trouver à Coney Island ».

Cloisonnés, confinés, les Almodovar et les Wahrol ont raconté une histoire qui n’est pas leur histoire. Leur journal est une fiction générée par le réel : Il faut contenir les corps pour contenir la pandémie. Et cette claustration à laquelle nous avons tous et toutes été soumis a ouvert chez eux les vannes de la création, comme ailleurs celles du questionnement, du relâchement comme du stress, de la dépression ou du désespoir.

Leurs chroniques du nouveau monde ne sont pas une utopie. Elles sont une fiction du monde vécu, par nous éprouvé, dans l’assignation à résidence (principale) qui nous a été faite. Elles posent une question simple, celle de la distance acceptable entre les corps.

© Otomo De Manuel et Sagesse Annane

Le corps et ses distances

Or, cette distance nous a été imposée à un triple niveau: politique, social et sanitaire. Depuis le XVIIIè siècle, on sait avec Foucault que :

« Les divers appareils de pouvoir ont à prendre en charge les “corps” (…) pour les aider, au besoin les contraindre, à garantir leur santé ».

Politiquement, nous avons tous et toutes éprouvé, en temps réel et comme dans une étude de cas à laquelle nous étions sommés de participer, comment s’est exercé le contrôle collectif des corps : confinement, régulation stricte de la circulation avec attestation, définition de ce qui est jugé nécessaire et acceptable, type d’activités et de déplacements autorisés et dans le même temps… assignation à l’immobilité et injonction à une activité physique régulière, rationnelle et limitée dans l’espace et le temps.

Ce contrôle politique des corps a conduit à une régulation des temps et des espaces sociaux. Il a engendré une multi catégorisation de la population entre d’une part celles et ceux qui (dedans) ont continué à travailler à distance, celles et ceux qui (dehors) ont assuré les fonctions de continuité de la vie sociale de base (sous vos applaudissements), les personnes condamnées au chômage partiel ou à l’inactivité sans entrée d’argent possible. Entre toutes ces catégories : tension, jalousie, envie, surveillance, rejet parfois, malgré les discours de solidarité et de compréhension.

©Karelle Prugnaud et Tarik Noui

La dispersion/migration des corps aux tous premiers jours du confinement a par ailleurs opposé les personnes qui ont pu se rapprocher les unes des autres – étudiants rentrés chez les parents, échappant aux piaules de cité U ou aux appartements avec Fenêtre sur le rien (Cioran), citadins qui ont quitté la ville morte pour vivre le confinement ailleurs, ensemble, dans une résidence secondaire ou une maison de famille – et celles qui se sont retrouvées éloignées les unes des autres – familles séparées par le travail, un déplacement, un voyage, mais aussi collègues à distance avec tout ce que cela comporte de nouvelles manières de faire, de nouvelles manières d’être.

D’un côté la proximité des corps qui se soutiennent ou s’insupportent (le nombre de violences intra familiales a augmenté de manière inquiétante), de l’autre leur mise à distance avec effets psychologiques douloureux (manque, inquiétude, tristesse, deuil, solitude…) ou bénéfiques (tranquillité, tendresse, intimité…).

Bonne distance et distanciation

La justification sanitaire de la distance a pêché d’une approximation terminologique. Dans les espaces sociaux, il a été question de gestes ou de distances barrières, ce qui a perturbé les repères communicationnels ordinaires (port du masque et disparition du visage, suppression des usages du salut impliquant le contact, bise, poignée de main…).

Faire barrière… l’expression est passée de l’argument politique à la nécessité prophylactique. Parler de distanciation sociale a dressé des barricades imaginaires et conduit à se barricader chez soi pour se protéger du dehors, a poussé à la méfiance. Il ne s’agissait pas de distendre le lien social, tout au contraire. Il s’agissait de produire de la solidarité.

Et pour cela, la distanciation était nécessaire mais comme une condition éthique qui consiste à adopter une attitude distanciée et critique vis-à-vis de la situation et des informations qui l’accompagnent (en boucle). Produire de la solidarité suppose la mise à distance à soi et à ce qui se passe, aux émotions spontanées. Travailler au commun, renoncer au chacun pour soi, ne peut se faire sans se distancier des peurs, des croyances et des méfiances.

Pour les corps, il s’agit donc de trouver la bonne distance, à la fois utile et acceptable. L’humain est un animal social. Chaque individu a appris les distances de l’amitié, de l’amour, le contact lié à la politesse, à l’affection, à la camaraderie, à la relation professionnelle, amoureuse. Ces distances, ces contacts, on ne les change pas comme ça, même en mobilisant la peur.

Or, c’est ce à quoi nous avons assisté et qui nous a rendu étrangers à nous-mêmes et à nos propres corps en société, détournant le regard, voire pinçant les lèvres lorsque nous croisions quelqu’un sur un trottoir ou dans un escalier… Plutôt qu’une éthique de la distance – qui suppose une responsabilité individuelle et collective basée sur une claire compréhension – nous avons subi une politique infantilisante de coercition. Humains, nous sommes dans la nécessité du rapprochement et du contact (culturel, inter-individuel, physique) quand l’obligation de mise à distance incomprise, ne peut qu’entraîner frustration, colère, tristesse… et transgressions.

De la distance des corps

 » Alignez-vous, prenez vos distances ! « 

Cette formule a longtemps inauguré les leçons d’éducation physique scolaire, au moins jusqu’aux années 1970, quand les exercices de gymnastique se faisaient sur place et que la mise à distance devait permettre à chaque élève de réaliser fentes, moulinets de bras et sautillements sans gêner son voisin ou sa voisine.

Ceci s’est instauré dans les lieux publics où l’on attend pour acheter baguettes et cigarettes, comme on communique en morse:

« . – . – . – . corps-point, espace, corps-point, espace, corps-point, vous pouvez entrer ».

Et pendant ce temps, aux fenêtres, des yeux observent, mesurent le temps passé dehors par celles et ceux qui vont acheter le pain, mesurent les distances auxquelles se parlent celles et ceux du dehors, tous virtuellement dangereux, propagateurs potentiels du mal.

© Karelle Prugnaud et Tarik Noui

Corps soupçonnés

Les regards sont soupçonneux. Tous les corps sont soupçonnés en l’absence de tests, plus spontanément les corps du dehors, le corps des autres bien sûr mais aussi les corps du dedans, ceux qui reviennent du dehors, le corps des proches qui rentrent du travail, des courses, d’une balade dans le strict respect des mesures réglementaires… Le virus entre chez soi par un corps familier, il peut entrer en soi par la proximité amoureuse, familiale, amicale…

Nous sommes toutes et tous potentiellement contaminants/contaminables. Tous les corps sont soupçonnés : le sien propre dont on ne sait s’il est porteur du mal, celui des autres dont l’approche, la proximité deviennent des menaces.

« Les sourires, c’est très joli, très encourageant, mais il leur faut un peu de recul »

écrit Beckett dans Molloy. Nous avons désormais appris qu’il en faut aux corps aussi.

« Corps confinés, surveillés, soupçonnés », une conférence du mercredi 26 mai 2020 à 18h30, disponible en podcast.


#anthropocène

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