Le 20 mars dernier, c’était le troisième jour du confinement. Yves Petit explique dans ce texte daté de ce jour-là comment les personnes sans domicile fixe ont dû faire face à cette perte totale de repères, en devenant tout à coup bien plus visibles.
Fermeture des lieux-repères et des refuges des personnes sans-abri
Je suis en lien étroit avec quelques personnes que j’ai connues du fait de ma présence régulière dans un accueil de jour à Lyon. Certains sont dans des hébergements de fortune (squat « militant », squat « discret », hébergement par des tiers, hébergement d’urgence 115, sans hébergement…).
Je souhaite vous partager quelques éléments aujourd’hui.
Suite aux premières annonces du vendredi 13 mars au soir, les associations de l’urgence sociale ont tout de suite décidé de la fermeture de tous les accueils de jours (manque de bénévoles, manque de personnels disponibles, manque de masques…), et du confinement de tous les centres d’hébergement 115. La mairie a également fermé les bibliothèques qui sont des lieux repères et des refuges importants. J’ai compris que tous les sanitaires publics et certains accès à des parcs et à des fontaines publiques étaient fermés.
Les personnes à la rue ont donc, du jour au lendemain, perdu tous leurs repères. Il faut qu’ils se reconstruisent un réseau qui, pour certains, a été le fruit d’un travail de plusieurs années. Du coup, j’ai fait de la pub pour l’application Entourage! (je suis en lien avec leur équipe).
Maintenant, ils sont seuls
Du jour au lendemain, les personnes qui sont souvent qualifiées d’invisibles, sont tout d’un coup devenues très visibles. D’habitude, quand je croise des personnes sans domicile que je connais dans mon quartier ou dans les transports en commun, je suis surpris de leur capacité à se « fondre dans la masse ».
La plupart ne souhaitent pas que leur situation se voit sur leur visage et leur habits. Pour beaucoup, les « illégaux » notamment, c’est cette capacité à rester discrets, invisibles, qui leur permet de durer. Mais pendant les deux rapides balades que j’ai faites dans le quartier depuis lundi, j’ai pu en croiser plusieurs. Ils sont sans masque, assis, à attendre dans un coin de parc ou sur leur banc au milieu d’une place habituellement remplie de monde. Sauf que maintenant, ils sont seuls.
Avec la raréfaction des distributions de nourriture, des endroits pour se doucher, les problèmes d’insécurité liés au fait qu’ils soient plus visibles, ils vont commencer à sortir de leurs caves, de leurs garages, de leur cagibis, de leurs squats, de leurs petits recoins d’immeuble et se regrouper aux quelques endroits devenus plus stratégiques pour leur survie.
Je peux donner aussi l’exemple d’une personne qui venait de quitter une structure collective fin février (colocation gérée par des Lazaristes) car il n’arrivait plus à supporter les règles de la vie en colocation. Mardi, il me disait que l’hostel (auberge de jeunesse) où il était lui annonçait qu’il devait partir car il allait fermer. Il fait partie de cette majorité de personnes sans logement qui n’appellent plus le 115 suite à de trop mauvaises expériences vécues dans des centres d’hébergement d’urgence.
Je me dis donc que, même si l’hostel où il était est mis à disposition pour l’accueil des personnes en situation de rue, il risque de ne pas pouvoir y aller car il n’est sûrement pas dans les listings du 115. Le lendemain, il me rappelle en me disant :
« J’ai appelé aujourd’hui le 115. Ils ont dit qu’ils n’auront pas de place avant le 4 avril. »
J’ai pourtant insisté pour qu’il continue à appeler, pour bien être sur cette fameuse liste.
« On s’éloigne de nous comme si on était des poubelles »
J’ai eu aujourd’hui une discussion avec des personnes sans domicile qui ont passé la journée dehors à Lyon. Voici ce qu’ils ont constaté d’important :
- Difficulté d’avoir accès à l’eau (les fontaines sont-elles ouvertes ou fermées ? J’ai des infos contradictoires).
- Difficulté de pouvoir aller dans les supermarchés pour acheter de l’eau : « On s’éloigne de nous comme si on était des poubelles ».
- Difficulté pour faire la toilette, se laver les mains : « serait-il possible que des personnes déposent des bouteilles d’eau à côté des lieux de distribution alimentaire ? »
- Difficulté pour charger les portables : bibliothèques, commerces et accueils de jour fermés + impossibilité de rester à la gare : on les met dehors en leur disant « vous ne pouvez pas rester là ».
- Des commerçants ont augmenté les prix (café à 1 euro 40 au lieu de 80 centimes).
- Difficulté pour avoir des informations fiables les concernant : « on entend des trucs mais cela ne nous concerne pas réellement ».
Certains espèrent que des gymnases soient ouverts
L’information sur le fameux document d’autorisation dérogatoire ne semble pas une préoccupation pour certains, et au contraire une contrainte supplémentaire pour d’autres. J’ai reçu aujourd’hui un document de la part du CRPA (Conseil Régional des Personnes Accueillis et Accompagnées) proposant une version avec des pictos.
D’ailleurs, je trouve que le CRPA (un de nos militants Quart Monde lyonnais est élu au CRPA et y est très actif) joue bien son rôle de veille et d’alerte des pouvoirs publics. Malgré tout, les annonces se font attendre…
Certains espèrent que des gymnases soient ouverts, car ils savent qu’il ne résisteront pas à un trop grand isolement, alors que d’autres tremblent à l’idée qu’on ne leur propose qu’une solution de confinement collectif avec toutes les conséquences que cela entraînera concernant la fameuse « distanciation sociale » qui semble être la seule manière de se protéger. Auront-ils le choix entre ces deux propositions ? Auront-ils, au-moins le choix de dire « non » si une seule proposition leur est faite ?
« On a vu que les petits pois sont sortis »
Pour finir je souhaite parler aussi d’un combat qui est cher à ATD Quart Monde. Je connais deux personnes très investies dans une activité de jardinage proposée dans l’accueil de jour où je vais. Dès ce week-end, elles m’ont fait part de leur inquiétude concernant la fermeture du lieu. Mardi, l’un d’eux me disait :
« Ce matin, je suis allé à la maison de Rodolphe. C’était fermé. J’ai appelé et cela ne répondait pas. Je vais réessayer demain. Il faut arroser. Je sais bien que ce n’est pas très important ce jardin, mais nous on y met toute notre motivation. Cela fait du bien, on n’est pas obligé de se coller l’un à l’autre vis-à-vis du virus. »
Aujourd’hui, ils m’ont dit que l’accueil de jour avait accepté d’ouvrir afin qu’ils puissent arroser et jardiner.
« C’était super. Il faisait beau. On a vu que les petits pois sont sortis. Les tulipes aussi. Cela va être magnifique. Cela fait vraiment du bien de pouvoir jardiner en ce moment. »
Après leur activité, ils avaient le sourire, alors que tant d’autres vont sombrer, comme ce groupe de personnes très alcoolisées devant le supermarché de notre quartier. Alors que les lieux de vie sociale (le centre social de notre quartier par exemple) se vident de leurs salariés rentrés chez eux pour télé-travailler, il me semble important de rapporter aussi ce type d’initiatives qui peuvent paraître superflues à certains, et qui sont pourtant extrêmement importantes pour les personnes concernées.
Il est plus que nécessaire d’affirmer l’aspect multidimensionnel de la grande pauvreté. « Tout est lié, rien n’est figé », mais aussi d’inciter les professionnels à réfléchir aux solutions avec les premiers concernés. On me dit que les acteurs se coordonnent, se réorganisent. Je me demande combien impliquent les premiers concernés dans leur réflexion.
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