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Sandrine Goeyvaerts : « Il faut imposer la présence des femmes dans le milieu du vin »

Car les femmes qui font du vin existent et sont même nombreuses.

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Sandrine Goeyvaerts : « Il faut imposer la présence des femmes dans le milieu du vin »

Sandrine Goeyvaerts, caviste et journaliste belge, a dressé le portrait de 100 d’entre elles. Mieux qu’un guide, se situant plutôt entre le recueil de (très beaux) portraits et le manifeste convaincant, « Vigneronnes, 100 femmes qui font la différence dans les vignes de France », est paru en août 2019 aux éditions Nouriturfu

L’autrice sera présente à Lyon à l’occasion du salon des vins naturels organisé par l’éditeur et par Rue89Lyon, les 16 et 17 novembre (au Palais de la Bourse), pour dédicacer son livre et vous rencontrer.

Rue89Lyon : Votre livre « Vigneronnes » reçoit un écho très intéressant ; il semblait nécessaire : quelle a été la genèse du projet de cet ouvrage ?

Sandrine Goeyvaerts : Ça fait un moment que je suis dans le vin et que je suis une femme ! Je me suis demandé pourquoi les femmes du vin n’étaient pas visibles dans les médias, alors que j’en fréquentais régulièrement dans mon métier. J’ai fini par en faire mon cheval de bataille. Et puis Antonin et Anne des éditions Nouriturfu m’ont contactée. Ils avaient publié un livre sur les chefs au féminin (« Cheffes » de Vérane Frédiani et Estérelle Payany, ndlr), ils m’ont proposé de faire pareil pour les vigneronnes. Forcément, j’ai dit oui.

Quel a été le vrai rôle des femmes dans l’histoire du vin et pourquoi n’entend-on jamais (ou très peu) parler d’elles ?

On sait que les premiers brasseurs étaient des brasseuses, et que ce savoir leur a ensuite été confisqué par les hommes. C’est possible que cela ait été la même chose pour le vin, nous avons peu de traces. On n’entend pas ou peu parler d’elles pour plusieurs raisons. D’abord parce que c’était un monde d’hommes, avec des postes à responsabilités qui leur étaient réservés, comme maître de chai par exemple. Tout ce qui était prestigieux et mis en avant leur était dévolu.

Vigneronne, c’est un terme récent. Avant on disait « femme de vigneron ». Les femmes amenaient leurs domaines familiaux comme dot mais les vrais propriétaires étaient les maris. Elles étaient considérées comme des employées à temps partiel, et réalisaient des tâches très spécifiques avec souvent un demi salaire, pas de retraite…

On peut aussi penser au fait que les femmes ont tendance à peu revendiquer une place, de manière générale. Dans les médias aussi, les journalistes perçoivent l’homme comme le référent, et oublient l’épouse ou l’associée qui a pourtant un rôle. C’est multi-factoriel.

A certaines époques les femmes ont été écartées de la consommation de vin. Même aujourd’hui la consommation et l’ivresse féminine sont perçues différemment de celles des hommes. Comment expliquez-vous cela ? À cause des liens symboliques entre vin et sexe, vin et sang par exemple ?

Bien sûr, le vin est très connoté religieusement. Dans l’histoire on a souvent confié aux femmes les tâches subalternes, et surtout pas la vinification. A partir du moment où l’on touche au vin, on touche au sacré.  Les femmes ont longtemps dû considérer les règles et le sang des règles comme quelque chose de honteux, de sale, de tabou. Alors que le sang masculin, c’est celui que l’on verse de façon guerrière, il est plus valorisé.

Le vin est aussi un symbole de plaisir. Or, les femmes qui revendiquent le droit au plaisir, c’est une notion récente. Si les femmes ne peuvent pas boire de vin, alors en produire… C’est grâce aux vigneronnes que cela change ! Les premières sont apparues dans les années 70. Ce n’est pas étonnant, cela coïncide avec un moment de libération pour les femmes.

« Comme elle n’avait pas de manucure et les mains un peu abîmées, on l’a crue »

Quelles difficultés rencontrent particulièrement les femmes qui évoluent dans le milieu du vin ?

C’est très différent, cela dépend de chaque vécu et de chaque métier du vin. Le point commun c’est le sexisme ordinaire. Récemment, je parlais avec une vigneronne qui m’a raconté qu’un homme lui avait demandé de montrer ses mains quand elle avait évoqué son métier. Comme elle n’avait pas de manucure et les mains un peu abîmées, on l’a crue. C’est une question qu’on ne poserait pas à un homme ! Une autre, vigneronne en Corse, voyait tous les petits vieux du village se regrouper quand elle conduisait son tracteur. Ils rigolaient en attendant qu’elle le plante (ce qu’elle n’a jamais fait). Il a fallu du temps pour qu’ils s’habituent.

On peut aussi parler du problème du harcèlement sexuel et moral que l’on retrouve dans tous les métiers. Et administrativement, c’est parfois plus facile de déclarer uniquement le conjoint. Quand il y a un divorce, certaines propriétaires se retrouvent alors sans rien.

On pose aussi souvent la question des charges lourdes : « comment faites-vous quand il y a des charges lourdes à déplacer, à porter ? »… Mais il n’y a rien d’inaccessible à une vigneronne par rapport à un vigneron, il n’y a pas d’obstacle physique.

Récemment encore, j’ai entendu un vigneron me dire : « Le domaine porte le nom d’une femme parce que c’est vendeur, mais le vin, c’est les bonhommes qui le produisent »… Ce sont des discours encore fréquents et c’est pour ça qu’il faut imposer la présence des femmes dans le milieu du vin. Il faut les faire passer en force, proposer des modèles pour susciter des vocations. Heureusement, tout est en train d’évoluer dans le bon sens !

Dans l’avant-propos du livre, vous tournez plusieurs fois en dérision les noms des prix qui restent masculins, comme le prix de « L’homme de l’année » que La Revue des vins vous a décerné. La féminisation de ces titres est-elle importante à vos yeux ?

Oui, c’est extrêmement important, car du mot découle le geste. Prenons le mot autrice : si le mot qui préexistait a été gommé du vocabulaire, il a aussi accompagné un silence autour du travail des femmes écrivaines. Nommer les choses, c’est les faire exister. Une sommelière, une vigneronne, c’est autre chose qu’un vigneron, ou qu’un sommelier. Il ne s’agit pas en fait de « féminiser« , juste de nommer les choses pour ce qu’elles sont. Et si l’on y songe bien, il est absurde que le masculin l’emporte toujours, non ?

« Les femmes peuvent aimer des vins robustes et tanniques, les hommes peuvent boire du rosé sans perdre leur pénis ! »

Parfois, on qualifie un vin de « féminin », on lui attribue des caractéristiques qu’on prête aux femmes. Cela vous agace-t-il ?

Oui ça m’agace. Je me dis que si on se conforme à ces clichés, on perd toute la diversité et la complexité du vin fait par les femmes. Il y a 100 vigneronnes dans mon livre, et il n’y en a pas deux qui font du vin de la même façon ! La seule chose qu’elles ont en commun, c’est qu’elles se sont battues pour être là où elles sont arrivées.

C’est pareil pour le goût féminin, c’est débile de dire aux femmes « Restez au rosé, aux vins doux ». Ça les prive de pleins de choses. Les femmes peuvent aimer des vins robustes et tanniques, les hommes peuvent boire du rosé sans perdre leur pénis ! Que chacun boive enfin ce qu’il a envie de boire, au delà des prescriptions !

« L’écoféminisme, un courant anglophone qui se diffuse aussi en France et chez les vigneronnes »

Beaucoup des vigneronnes dont vous dressez les portraits travaillent en bio, en biodynamie. Comment expliquez-vous cet engagement ?

Je suis sensibilisée personnellement au bio et à la biodynamie. Inconsciemment ou non, je suis allée chercher de ce côté-là. Je crois que c’est aussi dû au fait que les femmes que j’ai rencontrées sont concernées par la transmission, et donc l’idée de transmettre en meilleur état, que ce soit à sa descendance ou non. On a envie de transmettre quelque chose de pérenne, de sain, alors le bio paraît évident.

C’est peut-être aussi lié à l’écoféminisme, un courant anglophone qui se diffuse aussi en France et chez les vigneronnes. Il relie les femmes au soin des gens et de l’environnement. Je mettrais un bémol là-dessus car c’est une notion casse-gueule, vite essentialiste. Je pense que les vigneronnes font beaucoup de bio simplement pour la survie de leur exploitation. On voit bien à quel point cela devient compliqué de faire de la production conventionnelle à bas prix, distribuée en grandes surfaces.

Économiquement, pour avoir un système viable, le bio est plus intéressant.

« Il faut aussi que les journalistes fassent intervenir le plus de femmes possible »

Qu’est-ce qui serait encore à faire dans le milieu du vin, pour rendre toutes les femmes qui y travaillent visibles ?

Il y a pleins d’axes. Sans vouloir tout relier à une responsabilité individuelle, il faut que les femmes elles-mêmes s’affirment, qu’elles revendiquent leur place. Quand j’ai interviewé les vigneronnes, à chaque fois, j’entendais « Je ne suis pas sûre d’être assez experte », malgré leurs CVs très complets. Il faut qu’elles travaillent sur leur légitimité.

Ensuite, il ne faut pas qu’elles hésitent à se mettre en réseau. Ce n’est pas dans leurs habitudes mais cela apporte beaucoup : des savoirs, et simplement discuter, se reposer les unes sur les autres.

Les médias ont aussi leur rôle. Les journalistes doivent faire attention à leur vocabulaire, à ne pas sexualiser les vigneronnes. Si on lisait « Le vigneron, avec ses longues mains soignées et sa chevelure de feu… », cela nous paraîtrait absurde. Et pourtant c’est comme cela que les vigneronnes sont décrites. Il faut aussi que les journalistes fassent intervenir le plus de femmes possible. J’écris souvent des articles, et si je peux faire un papier uniquement avec des femmes, alors je le fais. Les hommes prennent 85% du temps dans les journaux, alors pour une fois… Ce n’est pas mon papier qui va les desservir.

On imagine que choisir seulement 100 vigneronnes n’a pas été facile. Est-ce qu’un « Vigneronnes 2 » pourrait voir le jour ?

Moi j’ai bien envie, voire d’en faire un 3ème, et un 4ème… Je pense à toutes les vigneronnes d’Italie, d’Espagne, dont il faudrait parler ! Mais on verra en fonction du succès du premier. Au bout du 100ème portrait, je me suis dit « Oh c’est déjà fini… ».

100, c’est long mais c’est court.

En plus, depuis la parution, j’ai eu beaucoup de retour de gens qui m’ont donné des contacts, des adresses de vigneronnes que je ne connaissais pas, alors j’ai envie d’aller goûter ce qu’elles font ! Si déjà ce livre peut faire réfléchir les gens et les ouvrir à cette question, leur donner envie d’aller voir les vigneronnes près de chez eux, goûter leurs productions, c’est beaucoup.

Sandrine Goeyvaerts sera en dédicace à Lyon l’occasion du salon des vins naturels et actuels « Sous les pavés la vigne », les 16 et 17 novembre prochains à Lyon.


#écologie

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