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« Des espaces sacrés dans le temple du consumérisme, à Shanghai »

L’École urbaine de Lyon a lancé sa deuxième saison de rendez-vous intitulés les « Mercredis de l’Anthropocène », dont Rue89Lyon est partenaire. Nous publions les tribunes et productions éditoriales des invités de ces conférences qui interrogent notre époque à l’aune de leurs spécialités et champs d’expertise.

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« Des espaces sacrés dans le temple du consumérisme, à Shanghai »

Lisez ci-après la tribune du sinologue et politologue Benoît Vermander. Il est l’invité de ce « Mercredi », aux Halles du Faubourg, pour une conférence intitulée « Espace et perception du sacré », aux côtés de Christophe Boureux, frère dominicain du Couvent de La Tourette, docteur en théologie et en anthropologie religieuse.

© Liz Hingley

Shanghai, célèbre pour son dynamisme économique et son audace architecturale, est aussi la vitrine du consumérisme à la chinoise. Et pourtant, cette métropole de 24 millions d’habitants est aussi un grand centre spirituel : une quête de sens et une soif de célébration s’y manifestent en tous endroits et de multiples façons (avec Liz Hingley et Liang Zhang, j’ai décrit la “fabrique spirituelle” de Shanghai dans : Shanghai Sacred. The religious landscape of a global city, paru en 2018).

Bouddhisme, taoïsme, islam, catholicisme, protestantisme, mais aussi religions nouvelles et spiritualités alternatives, ou encore la « religion civile » qui célèbre l’histoire du pays et de la ville rassemblent les Shanghaiens de souche, les Chinois venus d’ailleurs et les étrangers expatriés. Des lieux spirituels, des célébrations rituelles, parfois furtives, parfois solennelles, transfigurent l’expérience urbaine.

On compte pour le moins 430 lieux de culte officiel dans la ville, à quoi s’ajoute un très grand nombre de lieux non enregistrés, impossible à quantifier.

D’après les statistiques officielles, les lieux de culte officiels attirent au minimum un total de 20 millions de visiteurs ; première des religions par les statistiques, le bouddhisme rassemble 119 temples et 1 183 membres du clergé. Ces chiffres ne sont que des indications très partielles, mais ils témoignent déjà d’une réalité vivace et multiforme.

Logique et poétique de l’espace

Dans le cours de notre enquête, Liz Hingley, Liang Zhang (notre co-auteure chinoise) et moi-même avons été amenés à distinguer quatre types d’espaces : les points de repères (landmarks) ; les enclos communs (compounds) ; les lieux privés (homes) ; et les réseaux ou networks.

Ce sont là des catégories non fermées.

Une cathédrale ou un temple célèbre peuvent constituer un point de repère pour une ville entière, participer même de la « sacralité civique » pour tous les citadins, et être en même temps une sorte de « paroisse », de lieu clos et commun pour les fidèles du quartier.

J’ai étudié la “sacralité civique” au travers de la comparaison des espaces sacrés forgés par l’histoire à Versailles et à Shanghai. (Voir aussi “entre Versailles et Shanghai : religiosité, cultes civiques et ‘lieux à mana’”).

Une paroisse ou une mosquée peuvent être une étape privilégiée pour un réseau religieux donné qui pourtant n’a pas avec elle de relations d’ordre territorial. Mais ces dimensions qualifient des espaces et des modes d’être. Une ville est un lieu d’appartenance. Edifices religieux célèbres, monuments civiques, rythmes calendaires particuliers contribuent à définir le vivre-ensemble de la ville. Les points de repère religieux ont donc une double dimension pour le moins, une réservée à leurs fidèles et l’autre ouverte à la communauté citadine. La sacralité commune ainsi créée est le plus souvent « à plusieurs niveaux », qui s’additionnent plutôt qu’ils ne se contredisent, comme des strates géologiques.

Ainsi, Shanghai célèbre dans l’espace de son ancienne ville murée la religiosité du sol politiquement sanctionnée par l’Etat impérial ; la cathédrale de Xujiahui, sur les terrains de la famille de Xu Guangqi, parle de l’ouverture précoce de la région à l’Occident, à ses techniques, ses sciences, comme à sa foi ; les témoignages architecturaux liés à l’époque des Concessions évoquent tout à la fois la mainmise étrangère et le développement fulgurant de la ville à la même époque – ils parlent et de modernité et d’histoire révolutionnaire ; dans le musée consacré à la création du Parti communiste chinois, à Xintiandi, la figure en cire de Mao se dresse au milieu du groupe des conjurés comme issue d’une Cène où se partageraient le thé et la ferveur nouvelle ; produit des années 1950, le Palais des expositions célèbre l’amitié sino-russe dans des élévations de cathédrale, tandis que le Pavillon chinois, édifié pour l’Exposition universelle de 2010, renoue avec la représentation mythique d’un temple chinois d’une époque indéterminée, à la fois archaïque, impériale et futuriste.

Temple, Wuzhen Old City, Shanghai, China – by flickr DR

Les lieux clos de la paroisse protestante ou catholique, du temple bouddhiste ou taoïste local, beaucoup plus rarement de la mosquée (seulement huit mosquées officielles à Shanghai) constituent, eux, des univers qui cultivent l’entre soi. Tous ces ensembles sont entourés de murs, comme le sont les communautés résidentielles, tous offrent cuisines communes, espaces de récréation, de quoi passer ensemble les journées de congé, tous favorisent sentiment de sécurité et de chaleur, entretiennent la confiance mutuelle, si difficile à nourrir dans une métropole démesurée et en constant renouvellement. Dans les temples bouddhistes, se rassemblent de véritables cohortes de volontaires, qui y nouent une vie sociale très forte, poursuivie sur les réseaux sociaux.

Marécage et pèlerinage

La maison génère un autre rapport à la foi et à la pratique ; l’espace y est marqué par les images ou objets dévotionnels, une intimité croyante s’y développe. Une jeune convertie catholique de Shanghai se demandait, juste après son baptême, si elle pouvait prier le soir pendant qu’elle prenait son bain de pieds.

C’est qu’il lui fallait peu à peu bâtir une lanière de vivre, de croire et de faire, insérée à la fois dans sa compréhension de « ce que c’est qu’être catholique » et en rapport avec une culture du corps personnalisée. La maison, c’est un espace croyant qui à la fois intègre les normes de la communauté de référence et, en les individualisant, prend avec elles une distance interprétative ; c’est le lieu d’une « rationalité croyante » individualisée, vécue, interprétée, mise en pratique.

Enfin, à Shanghai nous avons comparé les réseaux croyants à des « cours d’eau ». Dans cette région marécageuse du Jiangnan, les itinéraires ont été longtemps rivières et canaux, bien plus que chemins et routes. Le pèlerinage vers la basilique de Sheshan se faisait en barque. Ce n’est qu’assez récemment que la plupart de ces chemins fluviaux ont été asséchés, et la carte du métro reprend largement celle des itinéraires aquatiques.

Les « cours d’eau croyants », ce sont d’abord ceux qui traditionnellement regroupaient autour de temples des cercles d’abord formés par le commerce, la pêche fluviale, l’industrie du coton, cercles ordonnés en réseaux concentriques. Mais les « réseaux croyants », c’étaient et ce sont aussi les pêcheurs catholiques dont les barques se regroupaient le soir auprès d’une église érigée près des cours d’eau, des pêcheurs organisés en lignages et qui poursuivent aujourd’hui leurs alliances, alors même que depuis les années soixante-dix ils ont été sédentarisés. Récemment, ce sont les groupes de « relâche des animaux » – rituel bouddhiste qui consiste à libérer poissons ou parfois oiseaux, ré-enchantant un espace urbain désacralisé par les constructions sans frein et la pollution – que l‘on voit se répandre sur tout le territoire.

Ce sont aussi des réseaux caritatifs protestants, catholiques ou musulmans eux aussi en rapport distancié avec l’appartenance religieuse territoriale.

Des pratiques luxuriantes

Il faudrait parler des “acteurs” des scènes et des jeux rituels qui se déroulent dans les espaces précédemment décrits.

Chinois de la classe moyenne supérieure célébrant la cérémonie du feu sous la conduite d’un yogi indien ; églises « à la maison » où les baptêmes se célèbrent dans la baignoire d’une villa louée pour l’occasion et studios de yoga où les participantes se retrouvent pour des journées entières ; anciennes usines converties en églises de migrants (avant que l’ouverture du Parc Disneyland oblige à les fermer) et nouveaux, gigantesques complexes touristiques où l’Etat commissionne l’ouverture d’un temple bouddhiste qui est là « pour de vrai » ; familles continuant à prier auprès d’un petit temple au dieu du sol que la Révolution culturelle avait converti en toilettes, ou groupe de protestants sourds-muets en quête d’une salle de prière qui leur soit propre ; sikhs, juifs, hindous, hare khrishna, baha’is établissant leurs lieux de culte dans un complexe résidentiel et rassemblant peu à peu croyants expatriés et shanghaiens ; yoga kudalini, reiki, bols tibétains, thérapie par la frappe des gongs…

La luxuriance des pratiques ne doit pas faire sourire. Elle témoigne d’un ethos que les citadins partagent à des degrés et sur des modes certes très divers. Ces groupes parlent d’un univers encore en partie engagé dans les rituels de l’ancien territoire du Jiangnan, en partie marqué par les religions institutionnalisées qui depuis bien longtemps ont trouvé leurs marques à Shanghai, et enfin acteur important d’une globalisation spirituelle dont nous ne saisissons pas toutes les formes mais qu’une dizaine ou une quinzaine des métropoles mondiales contribuent très largement à façonner.

Le paysage spirituel de Shanghai annonce celui qui partout se dessine ; l’emboîtement de ses espaces sacrés est à la fois propre à un territoire urbain particulier et la préfiguration de la rencontre des plaques tectoniques du monde spirituel d’aujourd’hui et demain.

« Espace et perception du sacré », le mercredi 2 octobre aux Halles du Faubourg (Lyon 7è) de 18h30 à 20h.

Avec :

Benoît Vermander, sinologue et politologue, est professeur à l’université Fudan de Shanghai où il dirige le Centre de recherche Xu Guangqi-Matteo Ricci pour le dialogue. Il a longtemps dirigé l’institut Ricci de Taipei (Chine), dont il reste directeur de recherche.

Christophe Boureux, frère dominicain du Couvent de La Tourette. Docteur en théologie et en anthropologie religieuse, il enseigne la théologie systématique à l’Université Catholique de Lyon. Parallèlement, il travaille sur la gestion paysagère et forestière de La Tourette.

 

 

 


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