Nous publions ci-après le texte de Mireille Appel-Muller, directrice de l’Institut pour la ville en mouvement. Celui-ci nous éclaire sur les nouveaux enjeux de la mobilité du XXIème siècle.
Un domaine peu étudié de la mobilité : les activités mobiles
La vie et les activités mobiles sont incarnées dans l’histoire par des figures universelles comme le vagabond, le pèlerin, le commerçant ambulant, les troupes de cirque et de théâtre, l’écrivain public itinérant. Elles sont présentes dans les imaginaires portés par la science-fiction, le cinéma, l’architecture et l’urbanisme.
Ici et maintenant, ces activités sont toujours présentes ; le vagabond a cédé la place aux adeptes du motorhome ou aux croisiéristes ; les architectes et urbanistes ont rêvé, et rêvent encore, de villes mobiles (plug in city par exemple) et les rassemblements temporaires de milliers d’individus, à l’occasion de festivals ou d’événements religieux, ou culturels, en ville ou au milieu de nulle part, donnent corps à cet imaginaire.
Les activités mobiles se multiplient quant à elles sous des formes renouvelées et enrichies. Le Foodtruck vient immédiatement à l’esprit mais une grande diversité de dispositifs nomades, ambulants, ou à la demande parcourent les territoires les plus variés et contribuent à « faire territoire, faire ville, faire milieu ».
On les rencontre dans le monde développé et dans le monde émergent, tant dans des versions rustiques, informelles et bricolées que dans des versions sophistiquées et de luxe.
Ils peuvent n’apporter que des petites compensations à la misère ou à l’isolement, ou au contraire contribuer à la fabrique de ces hyperlieux que Michel Lussault désigne ainsi pour leur capacité à combiner urbanité, intensité de la coprésence, puissance des connexions, et par l’ici et les nombreux ailleurs qui lui sont reliés.
L’Institut pour la ville en mouvement a enquêté sur des territoires les plus variés dans différents continents et recensé plus de 600 cas d’activités mobiles.
Les services, commerces, activités y sont développés par des individus, par des entreprises, des associations ou des organismes publics. Ils ne font parfois appel qu’à la débrouille, mais combinent de plus en plus souvent bricolages traditionnels et usage d’outils contemporains (téléphonie mobile, internet, réseaux sociaux, applications de géolocalisation en temps réel) qui jouent un rôle d’accélérateur pour le développement de dispositifs flexibles.
L’arrivée annoncée du véhicule autonome, catalyseur des mutations ?
Nombre de ces dispositifs semblent être les précurseurs d’un bouleversement possible dans nos pratiques mobiles, lié à notre hyper connectivité et à l’arrivée annoncée du véhicule autonome.
En nous libérant de l’obligation de conduire, le véhicule autonome et connecté (VAC) nous amènera à repenser radicalement notre rapport au temps dans les déplacements (qui ne serait plus « perdu »), et notre rapport à l’espace dans ces nouveaux types de véhicules (dont l’aménagement intérieur devrait être repensé).
Les experts du transport et de la logistique ont déjà imaginé les conséquences envisageables sur les conditions de la mobilité et l’intégration de ces véhicules dans de nouvelles offres de transport. Les designers imaginent des véhicules-bureaux ou des véhicules-salle de sport.
Ne faut-il pas aussi imaginer des véhicules-lieux de services mobiles, hybridant des fonctions et démultipliant des usages, qui produiraient des micro-espaces éphémères, mouvants et connectés au monde, et qui deviendraient les hyperlieux mobiles de la ville nomade ? Jusqu’où peut-on imaginer ces hyperlieux mobiles ? Pour quels bénéfices pour les territoires et les citoyens ?
Les nouveaux espaces-temps de la mobilité au-delà du transport
La plupart des prospectives restent conservatrices sur le concept de mobilité : il s’agit toujours de se rendre le plus efficacement possible d’un point à un autre. Pourtant, l’évolution des pôles d’échange -hubs intermodaux, aéroports, gares, ports-, suggère que leur fonction première, faciliter le passage d’un mode à un autre, s’enrichit chaque jour de nouvelles activités.
Ils génèrent une urbanité singulière et intense en leur sein et dans leur environnement en développant de nouvelles sociabilités et de nouvelles pratiques avec des interactions non seulement physiques mais aussi à distance, via les technologies de la communication.
Le smartphone aussi démontre que sa fonction première, téléphoner, peut devenir presque accessoire face au développement des « applis ». On ne compte plus les nouvelles technologies dont l’usage dominant n’est pas celui pour lequel elles ont été conçues.
Imaginer les applis du véhicule connecté
Les usages du VAC iront-ils au-delà du transport de personnes et de biens ? Le potentiel de connectivité des véhicules, des individus et des territoires sera-t-il exploité pour multiplier et déployer des activités mobiles, traditionnelles ou nouvelles ? Quels seront les lieux d’accueil de ces activités ? Comment en seront-ils transformés ?
Deviendront-ils « ces lieux urbains en partie nouveaux, ces hyperlieux, fruit d’une société où les individus bougent dans tous les sens, à toutes heures du jour et de la nuit, une société hypertexte où les individus passent rapidement d’un milieu social à un autre, où les séquences d’activités se chevauchent et s’entremêlent, où les liens sociaux se choisissent, se construisent, se nouent mais aussi se dénouent plus librement » annoncés par François Ascher ?
Il faut pour cela que l’innovation et les enjeux sociétaux rencontrent les préoccupations et intérêts de deux autres protagonistes : l’usager et le territoire. Il faut alors concevoir le VAC non seulement comme un objet technique, mais comme un objet social à la croisée de logiques privées ou publiques de fourniture de services et d’enjeux publics relatifs au territoire et à l’environnement.
L’activité en mouvement
C’est déjà le cas des activités réalisées dans des autocars avec chauffeur éventuellement aménagés et équipés de wifi, comme des séances d’éducation, de cardio-training ou de simples moments de travail.
La perspective de la conduite en peloton sur autoroute dans le fret routier rend aussi possible le transfert de certaines phases de production devenues réalisables à bord. Au-delà de ces exemples, la disparition des coûts de conduite et des possibilités de connexion accrues peuvent multiplier ce style d’initiatives.
Bien que réalisées à l’intérieur d’un véhicule privé, ces activités ne peuvent pas échapper au regard public : les règles de sécurité applicables aux véhicules en mouvement (les passagers doivent être assis, avec une ceinture de sécurité) peuvent être un frein pour certaines d’entre elles ; l’évolution des métiers doit être actée, sinon par les pouvoirs publics, du moins par des conventions de branche ou d’entreprises.
L’activité ambulante
D’autres activités se déroulent avec des véhicules spécialement équipés, mais à l’arrêt. Elles sont déjà elles aussi tributaires de connexions : le passage du bibliobus doit être annoncé sur un site internet ou dans les réseaux sociaux, la prise de rendez-vous est utile pour l’atelier mobile de réparation de vélo…
Ces activités peuvent être réalisées avec les moyens de communication disponibles aujourd’hui tandis que d’autres activités nécessitent des capacités de communication nettement plus importantes.
Ainsi, au-delà du recueil des données du patient, le laboratoire médical et le centre de radiologie ambulants doivent pouvoir transmettre selon des protocoles hautement sécurisés ces informations au centre hospitalier qui les interprétera et délivrera les prescriptions nécessaires.
Quand l’activité produit des densités temporaires
D’autres activités « débordent » de l’espace du véhicule et créent des densités temporaires, comme le font depuis longtemps les marchés forains. C’est le cas des foodtrucks, des vélos équipés de panneaux solaires qui, en Afrique, distribuent de l’électricité dans des zones sous-équipées pour recharger des portables, et permettre l’accès au wifi pour se relier au monde. Dans ces cas, les droits d’occupation de l’espace public doivent être négociés avec ceux qui le gèrent, et avec les activités du voisinage potentiellement concurrencées.
Ces activités peuvent enfin se plugger mutuellement, ou s’agréger à une activité dominante, comme un festival, et contribuer, si elles sont nombreuses, à créer une forme d’espace public « complet », à l’image d’un centre-ville, augmenté, mais temporaire.
Toutes ces pratiques s’inscrivent dans une culture de prestations nomades mais se voient augmentées et enrichies par l’usage des technologies de l’information (généralisation des smartphones, diffusion du wifi dans les espaces publics, arrivée prochaine de la 5G…).
Elles constituent une opportunité de création d’activité pour celles et ceux qui n’arrivent pas à franchir la porte du salariat, et une opportunité de réorganisation pour les entreprises comme pour certains services publics en zone peu dense, où une présence permanente ne se justifie pas.
Dans certains cas, ces pratiques peuvent participer d’une stratégie de frugalité, lorsqu’un véhicule permet de remplacer des bâtiments qui seraient très peu utilisés.
Challenges et défis
Ces pratiques, si elles se développent fortement, n’en constituent pas moins autant de défis :
- défis pour les individus, qui devront protéger le temps gagné pour en faire un temps vraiment choisi.
- défis pour les entreprises, qui devront négocier des évolutions de métiers et compétences.
- défis pour les entreprises de transport public, qui ne seront plus seules à permettre de mener des activités pendant le trajet
- défis multiples pour les gestionnaires de l’espace public : repérage rapide d’activités discrètes, plus ou moins licites ; négociation avec de multiples parties prenantes de la présence d’activités mobiles, arbitrages différenciés selon les cas (centres intenses en activités ou zones rurales sous équipées), gestion et sécurisation de ces micro-espaces temporaires.
Vision joyeuse ou perspective apocalyptique ?
Vision joyeuse d’activités qui viennent à nous, de services publics augmentés et hauts de gamme dans les villages les plus reculés de nos territoires, ou perspective apocalyptique d’un espace-temps hyper occupé, rentabilisé, accélérateur d’une perte d’autonomie des individus et d’un étalement urbain sans limites ?
Nul doute que cela dépendra de notre capacité collective à anticiper, débattre de l’arrivée de ces hyperlieux mobiles.
Titre et liens hypertextes de Rue89Lyon
La conférence de Mireille Appel-Muller aura lieu le mercredi 17 avril aux Halles du Faubourg, dans le cadre des Mercredis de l’Anthropocène.
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