Son auteur, Grégoire Damon, n’épargne rien à cet univers aux rudes méthodes, sans l’enfermer pour autant dans ses stéréotypes. A l’inverse, on va avoir le sentiment assez inattendu de faire sérieusement équipe, ici.
Entre autres plaisirs ou infortunes (c’est selon les points de vue), on se baladera précisément dans les quartiers et sur les trottoirs de Lyon, on rencontrera une manifestante d’ultra gauche. Histoire d’amour ou pas. A vous de voir. Mais c’est à partir de là que les questions vont se poser de façon urgente pour le narrateur, parmi lesquelles : quitter l’atmosphère surchauffée du fast-food Meecoy (comprendre McDo Cordeliers), ou pas ?
Il n’y a pas que le sucre addictif qui fixe Greg à son job, il y a aussi l’équipe, dont on vous parlait au début. Ce devoir de ne pas la laisser tomber, surtout pas dans le rush. Quand on parle d’elle, on évoque ce microcosme, le management sadique et enchemisé, mais aussi les âmes en peine et précieuses, les culs larges de qui on apprend le métier, les vrais copains à peu près d’aplomb.
Et tandis que Greg tente sans conviction de s’extraire du gras du toaster, le voilà qui pourrait (enfin) prendre la plume.
« Fast-food », en même temps qu’une plongée extraordinaire, humaniste et syndicaliste dans les cuisines d’un McDo, est aussi le récit génial de la naissance d’un écrivain. Grégoire Damon tire ce roman de sa propre expérience d’équipier chez McDo, et il n’y pas de doute qu’il faille aller dans ses pages se sustenter.
Cela nous rappelle, au passage, ce qu’un grand chef lyonnais étoilé qui a fui à Shanghaï a parfois dit à des cuisiniers de sa brigade : « Je veux que vous me fassiez un caramel délicieux. C’est simple, comme celui d’un Sunday. »
Pour la boustifaille, l’écrivain et poète Grégoire Damon a bien voulu se prêter au jeu de notre questionnaire « Orgueil et Préjugés ». Régalade.
Rue89Lyon : Qu’identifiez-vous comme votre premier geste artistique ?
Grégoire Damon : À la fête de la musique 1998, j’ai entamé à genoux un solo de guitare sur la scène de la salle des fêtes d’une petite ville de la Loire. Un grand moment de cliché et de romantisme adolescent. Mais la foi était là, il me semble qu’elle y est toujours.
Avec lequel de vos parents pensez-vous avoir un problème ?
Avec mon arrière-arrière-grand oncle sicilien, Leonardo Insalaco, mineur et ouvrier agricole, qui s’est permis, dans les années 20, d’être le premier poète de la famille (en dialecte).
Quelle pratique artistique trouvez-vous intolérable ?
Un type joue de l’accordéon tous les dimanches matins sur la place du marché à côté de chez moi. Exclusivement le thème d’Amélie Poulain. Yann Tiersen, c’est quand même les heures les plus noires de l’adolescence des gens nés au milieu des années 80.
Quelle est pour vous la plus grosse arnaque artistique ?
Il y en a plein ! Les romanciers qui font leur Goncourt sur la Shoah, les manifestations artistiques subventionnées placées sous le signe de la résistance et de la subversion… La figure de l’artiste en résistant et en marginal me laisse dubitatif, alors qu’on est tous récupérés à un degré ou à un autre.
Votre pire souvenir pendant une rencontre avec le lectorat, ou avec un éditeur ?
Je touche du bois. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu de réelle mauvaise expérience avec le lectorat ou avec des éditeurs.
A quelle personnalité politique pourriez-vous dédier un récit ?
J’ai déjà écrit un long poème sensuel à Nathalie Arthaud. Qui est aussi un récit familial et de formation. Il est lisible en ligne. Arthaud a tout ce qui fait un grand personnage : la foi, l’énergie, l’esprit sacrificiel, l’acharnement à creuser un sillon vieux de 150 ans contre et malgré son époque, la confiance en la puissance des formules magiques.
Elle me fait beaucoup penser à la phrase des Frères Karamazov : « si j’avais le choix entre le Christ et la vérité, je choisirais le Christ ». Le côté looseuse magnifique me touche beaucoup. Et en plus, c’est une travailleuse, pas une permanente de parti.
Le dernier produit culturel consommé ?
À mon corps défendant, la chanson « Résiste » de France Gall, dans un bistrot aux murs couverts de fresques religieuses. Volontairement, une mauvaise biographie de Nick Cave.
Et sinon, vous avez un vrai métier ?
Encore heureux ! Je ne vois pas comment je pourrais vivre de ma plume aujourd’hui, je ne sais même pas si ce serait souhaitable. Je trouve ça sain de travailler, on reste connecté avec la société et avec les autres.
Combien de temps avez-vous travaillé en fast-food ?
J’ai embauché au McDo de Cordeliers en juin 2009 et j’ai démissionné définitivement – quoi que – en octobre 2012. Entre temps, j’ai tâté deux fois du « Pays des Merveilles », comme je l’appelle dans le bouquin [le monde professionnel extérieur au fast-food, ndlr]. Mais l’appel du grill était trop fort, et je suis revenu les deux fois.
Quel rapport avez-vous avec la nourriture de ce type de restaurant aujourd’hui ?
Après ma démission, à ma grande surprise, je n’ai pas ressenti de manque particulier. Par contre, dans les années qui ont suivi, chaque fois que le hasard m’amenait dans un McDo, je ressentais une joie chelou à mordre dans mon sandwich – une sensation de délivrance, en fait, que je ne peux comparer qu’à la première cigarette après 12 heures de bus.
Mais j’ai conscience que ce n’est pas normal.
D’une manière générale, je continue à préférer le bon vieux Royal Cheese des familles au burger gourmet tofu-quinoa à 17 euros. Même si aujourd’hui je pratique surtout le kebab.
Une question « Delphine de Vigan » pour vous : il y a une grosse part de biographie dans le récit, est-ce que l’on s’approche (vraiment) beaucoup de votre propre expérience ?
Tout ce qui a trait à la sexualité des burgers et des poissons frits est vrai. Dont les scènes chaudes qui impliquent un doigt dans de l’huile bouillante. Tout ce qui concerne la sexualité du narrateur est faux. L’histoire du katana est pile entre les deux.
Le bouquin est salué par masse de gens bien informés et a été sélectionné pour différents prix.
Le bouquin a été en lice pour le prix Eugène Dabit du roman populiste, inauguré en 1931 par le roman Hôtel du nord, à une époque où le mot « populiste » voulait dire ce qu’il veut dire, c’est à dire « prolétarien », pas « facho ». Il a été décerné à des gens comme Sartre, Boudjedra, Gourio, Daeninnckx, Hugo Boris aussi. Du beau linge.
Après avoir fait Poulidor à ce prix, le bouquin a été nominé au Prix du roman d’entreprise et du travail, et au Prix Roman Gier (celui-ci je suis très content parce que c’est encore un prix des lecteurs et en plus c’est un peu la reconnaissance du bled).
Il est aussi nominé au Prix Auvergne-Rhône-Alpes des lycéens et des apprentis, ce qui est particulièrement cool, parce que c’est un prix remis par les gamins après lecture – donc qu’on l’ait ou pas, on a déjà gagné – 900 lecteurs !
En plus, une tournée des lycées est organisée pour l’occasion, et il est question que les mômes d’un lycée hôtelier à Grenoble créent des recettes inspirées de ma prose – mais en version gastro.
C’est vraiment bien beau d’être artiste.
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