– On ouvre, ça y est ! Le café est prêt ?
– Mais ils le font eux-même en arrivant.
– Ok. On est assez ce soir ? Qui est là du coup, Lucile, Christine… Constance aussi ?
– Non, Constance ne reste pas, mais il y a Bakary aujourd’hui. Je descends ouvrir.
Il faut passer une petite porte discrète près du foyer Notre Dame des Sans-Abris (Lyon 7è) pour pénétrer dans la cour de la Bagagerie. Quelques tags et une mince affichette collée à la porte indiquent les horaires des permanences.
Ce soir, comme chaque lundi, la permanence débute à 18h, jusqu’à 19h30. Quatre jours par semaine, matin et soir pendant une heure et demie, les “bagagistes” se relaient pour accueillir les “bagageurs”.
Cacher des affaires dans une cabine d’engin de chantier
– Bonjour, tu as besoin de quelque chose ?
– En fait je n’ai pas d’hébergement.
– Alors ici, on est une bagagerie. Tu peux poser tes affaires, mais on ne propose pas d’hébergement. Tu as appelé le 115 ?
– Oui, pour aujourd’hui c’est bon. Mais demain, je ne sais pas.
– La maison de la veille sociale, tu en as entendu parler ? Ils proposent des hébergements d’urgence, des foyers.
– Non, jamais entendu.
– Attends-moi cinq minutes, je vais te donner de la documentation qui explique comment ça marche.
Pierre-Antoine est assistant social, dix ans de métier dans l’urgence. Il est l’un des quatre coprésidents de l’association Bagage’rue, à l’origine du projet.
« Dans la rue, les vols sont très fréquents. Or, il n’y avait aucun endroit à Lyon pour permettre aux personnes sans-abri de déposer leurs affaires en toute sécurité.
On a vu certaines personnes recourir à des trésors d’ingéniosité pour cacher leurs affaires en haut d’un arbre, ou dans une cabine d’engin de chantier. »
Pallier un manque à Lyon
Le projet, né en 2016, est parti de ce constat, posé par des travailleurs du social habitués à côtoyer des populations à la rue dans des situations de grande précarité.
Pierre-Antoine se souvient :
« On est allé rencontrer une trentaine d’aidants salariés professionnels, qui travaillent dans des services d’urgence, des accueils de jour, etc. Et une trentaine de personnes à la rue, pour lister les besoins et les idées de chacun. On a ensuite monté le projet pour le présenter aux acteurs et aux financeurs ».
Les subventions ne se font pas trop attendre. L’Etat par le biais de la Direction Départementale de la Cohésion Sociale, la Ville de Lyon, la Fondation Abbé Pierre, l’association Alynea et des entreprises – à hauteur de 15 000 euros – ont accepté de débourser pour le projet.
Principale difficulté, trouver un local pour accueillir des SDF dans un contexte de saturation du parc locatif.
Le foyer Notre Dame des Sans Abris mettra finalement une maison à disposition de Bagage’rue.
« Dès le départ, on a vraiment voulu se démarquer et proposer le service qui manquait, sans se substituer à l’existant, c’est à dire les foyers et les accueils de jour dont la ville est déja pourvue », insiste encore le bénévole.
Dans la salle du fond, une dizaine de personnes se croisent. Elles font des allers-retours, dedans, dehors. Récupèrent des clés. Se prêtent des duvets. Trient leurs vêtements. Réduire, plier, entasser, ici on ne peut laisser que deux sacs, parfois trois, quand les bras sont vraiment trop chargés.
– Allez, passer de sept [sacs] à trois, c’est déjà très bien. Aujourd’hui je vais vous prendre ces trois-là, mais on ne pourra pas plus.
– Réduction, réduction…
– Tenez, vous récupérez votre carte d’adhérent ?
– Non, je suis à la rue, je veux la laisser ici, avec ma carte d’identité.
– Je sais, mais c’est le fonctionnement. Et quand vous venez chercher des affaires, vous nous la montrez. Le mieux vraiment c’est de la garder avec vous, d’accord ?
– Ok, ça marche comme ça.
– Et nous on note tout dans notre fiche, comme ça on sait ce que vous avez laissé.
De bagageur à bagagiste
A l’entrée, un bar derrière lequel sont installées quelques chaises, des tables, du café et des prises pour charger les téléphones. Au mur, des pancartes colorées en guise de notices explicatives d’orientation.
Au fond du couloir à gauche, un vestiaire avec deux cabines d’essayage pour se changer à l’abri des regards. Et le comptoir, enfin, pour enregistrer les allées et venues du soir. Ce lundi, Bakary et Christine s’occupent notamment de l’accueil.
– Comment vas-tu Bakary, tu t’en sors ? [A moi] C’est sa deuxième perm’, il y a beaucoup de choses à intégrer et ça va vite, mais on découvre à l’usage.
– Oui, ça va.
– Ok Bakary, tu vois : sa carte peut être rangée derrière.
– Bonjour, rappelez-moi votre nom ?
Bakary est passé de l’autre côté du comptoir. Arrivé à Lyon en mai dernier après une traversée de la frontière italienne par les montagnes, il est d’abord venu chercher un endroit pour entreposer ses affaires en lieu sûr. Désormais, c’est lui qui reçoit les personnes en situation de précarité.
« J’avais envie de devenir bénévole pour aider de la même manière qu’on m’avait aidé. Le reste du temps sinon je vaque à mes rendez-vous pour la demande d’asile : préfecture, forum réfugiés, médecin…mes affaires sont encore ici, mais je me sens plus utile ».
La particularité de la Bagagerie sociale tient dans ce principe fondateur. Tout « bagageur » peut devenir « bagagiste ». Ce n’est pas parce qu’on est SDF qu’on ne peut pas devenir bénévole de l’association. Au contraire.
Lucille Marcelin, salariée de Bagage’rue, explique :
« C’est très valorisant pour les personnes qui viennent ici de pouvoir s’impliquer. Mais surtout, je pense que ce sont les mieux placées pour dire ce qui va ou ne va pas dans l’accueil. On avait vraiment envie de créer un rapport moins descendant, plus horizontal. Tous les mois, on leur propose notamment de participer à une réunion pour donner leur avis sur le fonctionnement du lieu ».
Des documents administratifs et des souvenirs
La conversation se poursuit :
– Eh mais frère, t’es déjà bénévole toi ? Moi j’ai posé un dossier aussi, et on m’a toujours pas répondu !
– Ah bon ? Il faut le redire à Lucille alors, parce qu’on a besoin de mains.
Derrière le comptoir, Lucille intervient.
– Vous voulez être bénévole ?
– Bah oui, c’est normal. 12 ans comme pompier volontaire !
– Vous êtes dispo demain à 14h ?
– Non.
– Bon, alors mettez votre nom, là, et votre numéro, ici. Je vous appellerai et on se prendra un moment pour discuter. D’accord ?
– Tu m’appelles hein ?
– Sans faute, je le vous dis, on a besoin.
Aujourd’hui, Lucille est la seule salariée de la structure. C’est elle qui décide notamment si une personne est « apte » à devenir bénévole. Une nouvelle embauche est prévue début novembre pour l’épauler.
– Pardon. Je peux avoir mon parfum ?
– Il est où ? Là derrière ?
– Oui, là. Dans mon sac.
– Ah, tu veux récupérer ton sac. Tu n’as pas besoin de me dire pourquoi. Je vais le chercher.
– Tu es encore là Bernard ?
– Oui je dois récupérer une dernière chose… Mais je suis pressé. De toute façon je sais ce que je viens chercher, ça va vite. Voilà, à demain.
– A demain.
La permanence touche à sa fin. Les derniers usagers se pressent. Un bruit de casier qui se referme résonne dans le fond de la pièce. Mourad, visage connu de la bagagerie, en sort une pile de CD. Au rez-de-chaussée, les 54 casiers fermés par une clé sont déjà plein. A l’intérieur sont conservées les affaires personnelles les plus sensibles. En général, ce sont les documents administratifs ou les souvenirs, avec une valeur sentimentale.
« Tous les grigris du passé », sourit Pierre-Antoine.
Sur les autres étagères ouvertes, environ 150 bagages peuvent être stockés.
« Il y en a qui ont repris leurs affaires déja, donc on se dit qu’ils ont dû trouver une solution. Mais c’est difficile d’établir des statistiques, parce qu’on ne leur demande pas leur situation quand ils arrivent. Sur les fiches, on note simplement leur nom, leur contact et le nombre de sacs qu’ils posent.
Cela dit, on a très peu de grands clochards, très en marge de la société. Le plus souvent, ce sont des étrangers, principalement des hommes, et qui vivent à la rue sans hébergement durable », détaille à son tour Lucille.
En moyenne, 2500 personnes composent chaque jour le 115 pour trouver un toît pour la nuit. A la bagagerie, les étagères du bas sont déjà pleines, et celles à l’étage se remplissent. Tous savent qu’au début de l’hiver, il faudra pousser les murs.
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