Si les « gilets jaunes » ont été rapidement évoqués par Pierre Rosanvallon et lors du débat sur le populisme, c’est surtout au cours de la conférence « une scène politique plus violente ? » que le thème a été travaillé.
L’éditorialiste libéral Nicolas Baverez a engagé la conversation par un appel « à ne pas exagérer l’importance du phénomène ». Pour lui, il est symbolique de « la montée du désespoir, de la colère et de la violence en France » :
« Ça montre l’atomisation des individus et des territoires. Ce n’est pas une spécificité française. Si on regarde les résultats des élections de mi-mandats aux Etats-Unis, c’est aussi très spectaculaire ».
Hors micro, l’historien François Cusset, qui ne partage pas les options idéologiques, de Nicolas Baverez, faisait le même constat :
« Le niveau d’atomisation et de désaffiliation politique est tel que la voiture a pu être le motif d’une mobilisation. On n’a plus de motif de commun. »
Et de filer la comparaison avec les Etats-Unis :
« ça ressemble à l’Amérique blanche de la « Rust Belt » qui a voté pour Donald Trump. Sous réserve de vérification sociologique ».
Lors de la conférence, l’historien avançait avec beaucoup de prudence sur ce sujet des « gilets jaunes » :
« On est tous assez mal placés pour en parler. On n’a pas d’informations cohérentes exhaustives sur le profil social de ces manifestants. On a quelques anecdotes inquiétantes. Des femmes voilées à qui on a arraché leur voile à un barrage comme les militaires français pendant la Guerre d’Algérie, des garçons traités de pédés. Ce sont des histoires que l’on ne peut que dénoncer. Mais on ne peut pas réduire ce mouvements à ces anecdotes. »
Deux lectures possibles du mouvement « des gilets jaunes »
François Cusset propose deux lectures de ce mouvement.
Une première lecture qu’il juge lui-même « tout à fait contestable en l’absence de données cohérentes » :
« Les « gilets jaunes » se présentent comme « la seule opposition en acte dans la rue au système néolibéral. Une alternative de type identitaire « on a été oublié, on n’est plus reconnu ». Mais qui ne serait pas pas seulement un mouvement poujadiste puisque la question qu’ils posent est plutôt « quid de nous comme travailleur, comme citoyen, comme groupe humain » ? Avec quelques signes qui vont dans le sens du sursaut nationaliste face à mondialisation. Dans ce schéma, il manque un pôle émancipateur. Pour l’instant, je ne vois pas d’horizon d’émancipation dans ce mouvement ».
En d’autres termes, en ouverture du festival La Chose Publique, Pierre Rosanvallon retenait également cette dimension négative :
« Les gilets jaunes sont une manifestation de la démocratie négative. Ce mouvement social n’est pas orienté vers un changement mais uniquement vers une critique. »
François Cusset avance une seconde lecture qu’il présente comme « plus objective » :
« La contestation du système en place a lieu hors des instances de régulation et de délibération et hors organisations traditionnelles (partis, syndicats). Personne ne le représente ».
« La vieille peur qu’ont les élites d’une certaine expression de la démocratie »
L’historien, spécialiste de la violence politique en tire une conclusion sous forme de mise en garde :
« Il faut faire attention à ne pas généraliser les histoires consternantes que l’on peut lire. Sinon ce serait conclure que tout groupe spontané hors organisation est une horde lyncheuse et la renvoyer à son seul bulletin de vote. Soit la vieille peur qu’ont les élites d’une certaine expression de la démocratie qui consiste à prendre le pavé ».
Et il ajoute :
« Mais si ces histoires s’avèrent plus répandues, et pas des exceptions, alors il faut faire une différence urgente entre deux formes de protestation hors institution : d’une part les compensations identitaires sous toutes leurs formes (les sursauts religieux et nationalistes sont pour moi la même chose, des replis identitaires) et, de l’autre, des protestations de type émancipateur qui s’inscrivent, même implicitement, dans un horizon social unitaire. Si on ne fait pas la part des choses, on fait le jeu de ces nombreux commentateurs de ces mouvements qui, depuis des années, renvoient dos-à-dos extrême droite et extrême gauche ».
Pour François Cusset comme pour Nicolas Baverez, il s’agit donc bien d’un mouvement politique. L’éditorialiste tenait sa formule :
« C’est la première jacquerie numérique. Des citoyens de base, à partir d’Internet, ce sont organisés.
Les réseaux sociaux permettent Nuit Debout comme une « jacquerie numérique »
Lors de la conférence suivante, sur le très vaste sujet d’Internet et la politique, la question des « gilets jaunes » a été, là aussi, au centre des débats. Et sous cet angle-là, il n’y aurait rien de neuf sous le soleil.
Pour le sociologue Dominique Cardon, « les « gilets jaunes » forment un mouvement contestataire de plus « qui profite de l’infrastructure technologique qu’est Internet ».
« Le web élargit l’espace public à de nouvelles formes d’opinion. Ces nouvelles formes ont été vues de manière très positives au début du web. Beaucoup de mouvement de coordination se sont développés, ce dont on s’est félicité. Depuis cinq ans, on voit d’autres mouvements qui empruntent les mêmes ressources et s’expriment sans filtres éditoriaux. Il y a eu Nuit Debout, Balance ton porc/MeToo et aujourd’hui les « gilets jaunes ». On découvre que l’extrême droite ou des formes d’organisation protestataires qui n’étaient pas du premier âge d’Internet apparaissent dans la sphère numérique. C’est un effet de la démocratisation de l’espace public ».
La prof de philosophie Maryline Maeso souligne cette plasticité des réseaux sociaux qui « peuvent être quelque chose de très féconds et de très destructeur » :
« Internet a permis ce mouvement spontané des « gilets jaunes ». C’est un effet de la massification qui peut être vertueux ou vicieux.
Avec #Metoo, des personnes qui ont témoigné ont toutes dit qu’elles se sont senties isolées mais qu’en voyant l’ampleur du phénomène, ça les a encouragées à franchir le pas.
Ce cercle vertueux peut aussi se muer en cercle vicieux. Cela peut donner naissance au cyber harcèlement ».
« Avec Trump ou les « gilets jaunes », on est en train de voir la pluralisation du champ politique en ligne »
Le sociologue Baptiste Kotras qui n’est pas « giletjaunologue » (mais personne ne l’est) tente d’expliquer pourquoi les politiques, les syndicalistes et les journalistes ont tant de mal à appréhender ce phénomène :
« Jusqu’à 2011, on avait sur Internet des mobilisations plus proches de l’habitus classique des journalistes. Par exemple, les blogueurs de la première moitié des années 2000 étaient vus comme un renouveau de participation politique alors que l’on sait que c’étaient des contributeurs ancrés dans les professions à capital culturel fort dont la manière de s’exprimer cadrer avec le discours médiatique. Là, avec Trump et les « gilets jaunes », on est en train de voir la pluralisation du champ politique en ligne. Ça provoque donc des expressions inquiètes dans les médias du type : « on nous a vendu l’empowerment alors que c’est le royaume de l’extrême droite ». Non, c’est ni, l’un ni l’autre. C’est ce qu’a dit Dominique Cardon. C’est la massification d’Internet qui fait ça. »
Le juriste Antoine Garapon finit sur une note positive : la politisation de la vie quotidienne que permettent les réseaux sociaux.
« Outre la désintermédiation (indépendamment des syndicats et partis politiques), ce mouvement des « gilets jaunes » permet de politiser la vie quotidienne. Comme #Metoo, des phénomènes qui passaient en dessous des radars prennent une expression politique. Et c’est plutôt une bonne chose ».
Ecoutez le podcast de la conférence « une scène politique plus violente ? »
Le podscast de la conférence « Ce qu’Internet fait à la politique »
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