Elle est l’une des invité-e-s de « La Chose Publique », un festival des idées organisé par La Villa Gillet et Res Publica, qui se décline en une série de rencontres et de débats du 15 au 24 novembre 2018.
Rue89Lyon en est partenaire et publie les contributions des auteurs et autrices que vous pourrez rencontrer en novembre. Si vous ne pouvez pas assister aux soirées de débat, vous avez l’occasion de leur poser vos questions par l’intermédiaire d’un journaliste de la rédaction (via un formulaire ci-après, en fin d’article).
« Notre système de santé figure parmi les meilleurs au monde (selon l’OCDE en 2015) et il ne tient qu’à nous de l’améliorer et de l’adapter au monde d’aujourd’hui afin d’en assurer la pérennité. Car tout n’est pas parfait au sein de nos services et établissements de santé : urgences saturées, maisons de retraite hors de prix, personnels épuisés, malades maltraités, etc.
Il est alors légitime de se demander si « humanisme » et « management » sont réellement compatibles dans les services de santé ? Et quand bien même la réponse serait positive, comment mettre en œuvre un management humaniste ?
Un management humaniste en santé est-il possible ?
Les services de santé ont (au moins) trois points communs qui plaident en faveur d’un management humaniste.
Premièrement, ils ont une mission à accomplir, profondément humaniste, fondée par la solidarité nationale et la considération des services de santé comme un bien commun. C’est la dimension sociétale. Nous consacrons environ 11% de notre PIB à la santé et son financement est public à 80%. Dans un tel contexte, la mission même des services de santé repose sur l’humanisme car elle est conditionnée par la solidarité nationale.
Mais si nous voulons conserver ce modèle, nous gagnerions à considérer les services de santé comme un bien commun, c’est-à-dire qui appartient à tous et qui fait l’objet d’une délibération collective permanente introduisant une plus grande responsabilité de chacun pour effectuer des choix éclairés, notamment en temps de crise. La démocratie sanitaire, initiée en 2002, est un premier pas vers cette conception en accordant une place privilégiée au droit des citoyens à débattre des orientations politiques concernant les services de santé.
Le deuxième point commun est une responsabilité individuelle et un décloisonnement insuffisants, qui est la dimension organisationnelle. Cette difficulté due à l’excès de bureaucratie et à une organisation découpée par activités (le bureau des entrées, la radiologie, etc.), rend les services de santé peu compatibles avec un management centré sur les Hommes. L’équipe ne peut pas s’adapter aux besoins du patient, c’est au contraire au patient de s’adapter aux contraintes de l’organisation en se déplaçant de service en service, de silo en silo.
L’organisation bureaucratique ne facilite pas non plus la prise d’initiatives et la créativité des professionnels puisque leur activité est guidée par des règles au détriment de l’initiative propre et de la confiance réciproque. Les normes ne peuvent pourtant pas être remises en question au nom de la transparence du fonctionnement et de la maîtrise des risques, d’où l’intérêt de trouver des solutions permettant une meilleure agilité, indispensable dans un environnement incertain et changeant.
Le troisième point commun entre tous les services de santé est un impératif d’empowerment (amélioration des capacités d’un patient) et de bientraitance à l’égard des publics accueillis. Vient alors la dimension éthique. Les malades et les résidents sont des personnes à part entière et non des objets de soins.
D’une part, l’empowerment permet aux malades ne pas se sentir dépendant du corps médical ou soignant car il encourage toute action permettant l’accroissement de la capacité des individus à faire des choix et à les transformer en actions ayant un impact sur la santé.
D’autre part, les comportements inappropriés en raison de l’organisation dans son ensemble et non de personnels en particuliers (des plateaux repas inadaptés qui génèrent une dénutrition, par exemple) sont bien plus fréquents que la maltraitance. Bientraitance et empowerment sont les deux facettes d’une même vertu attendue de la part des organisations de santé : l’altruisme.
Des risques de dysfonctionnements et de gaspillage
Contrairement aux préconisations du modèle classique, Edgar Morin encourage le développement d’une pensée transdisciplinaire qui favorise une éthique de la compréhension. Cette dernière semble indispensable car est impossible de réduire un patient à son dossier de soins, à sa pathologie. Le faire reviendrait à le priver de toute forme d’autonomie, de possibilité de changer ou de progresser, ce qui est contraire aux principes de bientraitance et d’empowerment.
Le raisonnement est identique s’agissant d’un professionnel. Être aide-soignant ne se résume pas à un enchaînement de tâches réglementées mais plutôt à un ensemble enchevêtré de compétences, de qualité, de talents, de valeurs, etc. Nous ne pouvons pas réduire un professionnel à sa fiche de poste au risque de perdre toute possibilité de responsabilité individuelle et de décloisonnement, au profit d’une responsabilité professionnelle réductrice qui autorise à dire en guise de réponse à un dysfonctionnement : « Ce n’était pas dans la procédure ».
Car comme le précise Morin dans un article paru en 1997 et intitulé « Réforme de pensée, transdisciplinarité, réforme de l’Université » :
« Tant que nous n’aurons pas essayé de réformer ce mode d’organisation du savoir au sein des organisations, qui est en même temps un mode d’organisation sociale, tous les discours sur la responsabilité et sur la solidarité seront vains. »
Le manque d’humanisme coûte cher aux services de santé : 10 000 à 30 000 euros de coûts cachés par an et par personne salariée, ce qui correspond à des coûts liés à l’absentéisme, aux accidents du travail, au turnover, mais également aux sous-productivités et aux défauts de qualité qui ont naturellement des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients ou des résidents.
Le manque de responsabilité individuelle et de décloisonnement, ainsi que le manque de bientraitance et d’empowerment sont étroitement liés. Ces dysfonctionnements et ces gaspillages, alors que le manque de ressources est continuellement dénoncé, sont en grande partie liés à une organisation qui fait barrage à la transversalité et l’agilité.
Le management des connaissances est une piste que des organisations canadiennes, américaines, mais également japonaises explorent de manière fructueuse pour faire face à ce phénomène qui n’est pas propre à la France.
Le management des connaissances à la rescousse
De nombreuses recherches ont mis en évidence le lien entre le management des connaissances, la productivité, la qualité et la performance grâce à une meilleure adaptation aux changements de l’environnement.
Le management des connaissances consiste à implanter des outils et à développer des pratiques permettant d’identifier, capter, partager, accroître et utiliser à bon escient des connaissances présentes dans l’organisation pour améliorer la performance. La connaissance fait donc référence à l’état des savoirs techniques et scientifiques, mais également aux différentes expériences et situations vécues, aux observations effectuées, aux pratiques professionnelles, etc. La connaissance est par conséquent profondément humaniste puisqu’elle ne peut exister que par les actions humaines.
Pour éviter la déperdition de connaissances, les chercheurs Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi affirment qu’il faut réunir trois conditions :
D’abord, instaurer un contexte favorable à la création, au partage et à l’utilisation des connaissances. Cela peut passer par exemple par la programmation de temps indirectement productifs pour que les professionnels se rencontrent, connaissent mieux leurs contraintes respectives, échangent et créent ensemble sans avoir peur de se tromper ;
Il faut mettre en œuvre un processus de création de connaissances basé sur la transformation des connaissances tacites et explicites. L’« expérience patient » est un exemple d’une partie de ce processus. Elle suppose en effet qu’une équipe transdisciplinaire se concentre sur les besoins, les attentes, le ressenti d’un patient et qu’une analyse en termes techniques, médical, émotionnels, soit effectuée pour garantir une meilleure adaptation du parcours de soins. Le patient et ses connaissances font partie de l’équipe transdisciplinaire, participant ainsi au mouvement de décloisonnement ;
Enfin, disposer de ressources tangibles et intangibles pour développer les connaissances. Par exemple, la confiance résulte du processus de création de connaissances mais est également une condition indispensable à la mise en œuvre de ce même processus.
Une recette infaillible ?
Manager les connaissances est par conséquent un projet humaniste partant systématiquement des professionnels qui exercent dans un établissement et qui y sont accueillis pour y être pris en charge ou accompagnés.
Le management des connaissances favorise les pratiques humanistes axées sur la responsabilité individuelle des personnels, le décloisonnement des activités, la bientrairance et l’empowerment des personnes accueillies et donne ainsi du sens à un système de santé porté par la solidarité nationale et des services de santé considérés comme un bien commun.
Néanmoins, il ne faudrait pas croire que le management des connaissances est une recette miracle garantissant la performance grâce à des pratiques humanistes. Il dépend au minimum de la capacité de l’organisation à construire une vision partagée des valeurs qui vont guider sa stratégie, à percevoir la nature constructiviste et systémique de l’environnement interne et externe à l’établissement et ce, pour appréhender les phénomènes dans toute leur complexité et ainsi anticiper les dysfonctionnements et réduire les gaspillages de ressources qui en découlent. »
« Services publics : concilier proximité et économies ». Avec Carole Burillon, Emmanuel Vigneron, Pierre-Michel Llorca et Sandra Bertezene. Le samedi 24 novembre 2018 de 17h00 à 18h30
à La Commune (Lyon 7è).
> Titre et intertitres sont de Rue89Lyon.
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