Il est l’un des invités de « La Chose Publique », un festival des idées organisé par La Villa Gillet et Res Publica, qui se décline en une série de rencontres et de débats du 15 au 24 novembre 2018.
Rue89Lyon en est partenaire et publie les contributions des auteurs et autrices que vous pourrez rencontrer en novembre. Si vous ne pouvez pas assister aux soirées de débat, vous avez l’occasion de leur poser vos questions par l’intermédiaire d’un journaliste de la rédaction (via un formulaire ci-après, en fin d’article).
« Avant toute chose, distinguons deux manières d’exercer le pouvoir : la rationalité régalienne et la rationalité managériale.
– La rationalité régalienne a pris forme en Europe à partir du XVIe siècle, où elle accompagne la structuration institutionnelle de l’État. Cet art de gouverner régalien consiste, pour un État, à défendre son peuple contre l’envahisseur extérieur (au prix d’une guerre si besoin), à garantir l’ordre public en assurant l’application de la loi et à veiller à sa propre prospérité en favorisant l’accroissement de sa population et la circulation des richesses sur son territoire.
La rationalité régalienne suppose donc l’usage de la violence physique pour trancher les conflits ainsi qu’une importante machinerie administrative. Les principes de légalité, de légitimité, de souveraineté, de sécurité, de centralisation, d’équilibre et d’unité en constituent le socle symbolique. La justice est la valeur cardinale de cet imaginaire gouvernemental.
L’État est une institution de part en part structurée par le droit. Faire régner le droit et imposer la justice constituent deux fonctions régaliennes absolument essentielles et irréductibles en même temps que le fondement de la légitimité de l’État.
– Quant à la rationalité managériale, elle voit le jour entre 1880 et 1920, non pas en Europe mais aux États-Unis, et au sein d’une institution très différente de l’État : l’entreprise privée. Son premier visage est celui du taylorisme (aussi appelé « management scientifique »).
Cette rationalité s’articule aux principes d’organisation, de contrôle, de rationalisation et d’efficacité.
Selon cet entendement du pouvoir, gouverner consiste moins à punir et à discipliner qu’à normaliser, agencer et contrôler ; moins à rechercher la justice d’une situation que l’ajustement entre des individus et des dispositifs techniques. Les normes plastiques sont préférables au marbre des lois et le pouvoir n’est plus lié principalement à un titre, une élection, une réputation, un territoire, une force physique ou une propriété, mais bien plutôt à une capacité, des compétences, un plan et une effectivité.
« Le développement de la politique en une entreprise »
Pendant des siècles, quand bien même l’État et le droit peuvent être interprétés en termes utilitaristes et procéduraux, et alors que l’administration publique adopte certaines techniques commerciales, la rationalité régalienne reste prévalente.
Au début du XXe siècle, de nouvelles théories politiques réinterprètent alors la souveraineté étatique à la lumière des principes managériaux. Prenant acte de la récente mue de l’État en une vaste machine aux mains de professionnels salariés dotés de compétences, d’outils et de techniques spécifiques, ces théories écornent fortement l’orientation régalienne de l’État.
Max Weber a très bien observé cette mue, décrivant en détail la formalisation progressive de savoirs administratifs, la rationalisation des méthodes et des outils de travail, ainsi que le passage graduel de la domination directe à la direction médiate. Il parle à cet égard du « développement de la politique en une “entreprise” ». Et selon ses analyses :
« Un gouvernement moderne déploie son activité en vertu d’une “compétence légitime” », et non en vertu de son histoire ou du charisme de ses chefs.
En France, l’école du « droit social » conseille pareillement d’organiser la société sur une base non pas juridique mais fonctionnelle. Pour le constitutionnaliste Léon Duguit par exemple, « la puissance publique ne peut point se légitimer par son origine, mais seulement par les services qu’elle rend ».
L’État est ainsi légitime en vertu de son utilité et de sa capacité à remplir certaines fonctions (les fameux « services publics »).
« L’utopie d’un gouvernement taylorisé »
Ces expérimentations bureaucratiques françaises et allemandes sont suivies avec grand intérêt aux États-Unis. Dès la fin du XIXe siècle, des penseurs comme Frank Goodnow et le futur président Woodrow Wilson y théorisent l’État à partir de ses fonctions, même si le principe de justice ne disparaît pas systématiquement derrière l’impératif d’efficacité. Pour Wilson, quand bien même l’administration doit « ressembler d’avantage à une entreprise », elle reste « l’application systématique et détaillée de la loi publique ».
Dès les années 1880, certains réformateurs décrivent l’administration locale comme étant « principalement une entreprise commerciale » (business agency) qui pourrait être « plus performante et efficace » si elle était gouvernée par des personnes choisies pour leur « adaptation particulière au travail ».
À partir de 1910, la publicité faite au management scientifique et l’appétit de réformes de la classe moyenne provoquent une véritable « vogue de l’efficacité ». Des sociétés pour la promotion du taylorisme surgissent du jour au lendemain sur tout le territoire américain ; des livres, des articles, des conférences appellent de leurs vœux l’efficacité à l’école, dans l’armée, au tribunal, à la maison, dans la famille, dans les sciences et dans le service religieux.
Dans le sillage de cet enthousiasme naissent la Commission on Economy and Efficiency (1912) et le Bureau of Efficiency (1916-1933). Selon l’un de ses historiens, ce dernier représentait « la parfaite application du management scientifique au sein du gouvernement fédéral ».
L’utopie d’un gouvernement taylorisé culmine avec l’élection de Herbert Hoover, personnage décrit par un proche de Taylor comme « l’ingénierie incarnée ». Elle survit à sa déchéance pour animer le New Deal rooseveltien. Cet éphémère mouvement technocratique et les théories de la révolution directoriale, selon lesquelles « le gouvernement est à présent la plus grande de toutes les entreprises », en constituent les incarnations caricaturales.
La management s’exporte en Europe
Les deux guerres mondiales offrent aux États européens l’occasion de mettre ou place ou de renforcer des politiques dirigistes selon les principes managériaux de planification et d’efficacité. Albert Thomas, socialiste chargé d’organiser la production du matériel de guerre français, déclare alors exemplairement :
« La France entière est une immense usine dont j’ai l’honneur d’être à la tête. »
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’ingénieur des mines Henri Fayol explique ce qui distingue selon lui « ces deux sortes d’entreprises » que sont l’État et l’industrie :
« Il y a des différences de complexité et de grandeur, il n’y a pas de différences de nature […] et il est naturel que les mêmes principes et les mêmes règles générales président à la direction de ces deux sortes d’organismes. »
L’année suivante, le président de la République française avoue pour sa part, en exergue d’un ouvrage transposant la doctrine de Fayol à l’administration de l’État : « Je ne conçois pas que l’État puisse se gérer suivant d’autres règles que celles d’une grande entreprise industrielle bien menée ».
L’historien Otto Hintze explique qu’il a toujours existé bien des ressemblances entre l’État et l’entreprise privée mais que la percée de ce courant de pensée n’est alors que très récente.
« Il nous a fallu attendre l’effondrement moral et politique qui accompagna la fin de la Grande Guerre pour que se dissipe l’aura ancestrale de l’État et pour que sa noblesse et sa dignité se voient rabaissées au point qu’une telle comparaison devienne tout simplement admissible. »
Le sacre de la « start-up nation »
Après la Seconde Guerre mondiale, la productivité n’est plus le jargon réservé des économistes et pénètre le grand public sous les noms de « croissance » et de « développement ». Depuis le milieu des années 1960, les réformes administratives menées dans les pays anglo-saxons y introduisent des indicateurs de performance et des techniques d’évaluation.
Il faut cependant attendre les réformes en profondeur de l’État-providence menées dans les pays anglo-saxons dans les années 1980, à la faveur des problèmes budgétaires engendrés par les chocs pétroliers, pour que l’application des principes managériaux franchisse un nouveau seuil.
Sous le nom de New Public Management (NPM), cet élan réformiste pénètre la majorité des pays industrialisés durant la décennie suivante et se trouve promu à l’échelle planétaire par la Banque mondiale et l’OCDE sous le label de « bonne gouvernance ».
Les théoriciens du NPM subordonnent l’amélioration des performances de l’État à la mise en concurrence des services publics entre eux et avec des organismes privés, au lancement de « partenariats » entre les secteurs public et privé, à la création d’« organisations semi-autonomes » en charge du « volet opérationnel » des politiques, à la « contractualisation » les agents de l’État, à la multiplication des « contrôles financiers et managériaux », au renforcement des « mécanismes participatifs » faisant des usagers des contrôleurs, ou encore à la promotion des compétents et des méritants.
Il ne s’agit pas seulement d’équiper de quelques techniques de gestion à la mode les pratiques de gouvernement régaliennes : l’activité de l’administration est envisagée explicitement comme une activité de production.
La justice constitue par exemple un produit à réaliser le plus efficacement possible et dont la fabrication est évaluable grâce à des indicateurs de performance tels que les délais d’attente, les coûts d’accès ou encore la satisfaction des consommateurs.
Les anciens principes régaliens ne disparaissent pas mais se trouvent désacralisés. Le droit est vidé de toute transcendance pour être intégré à l’arsenal managérial au titre de simple outil aux côtés de normes non-juridiques de plus en plus édictées et sanctionnées par des organisations privées. Le droit n’est souvent plus, selon cette perspective, qu’une norme parmi d’autres.
La diffusion fulgurante du concept de « gouvernance » est un marqueur de cette ouverture du champ régalien à la logique managériale. L’élection de chefs d’entreprise (comme Berlusconi et Trump) ou d’hommes politiques se réclamant de la culture entrepreneuriale (comme Macron) est un autre sujet qui demanderait de bien plus amples développements. À suivre donc… »
L’État est-il une entreprise comme les autres ? Avec Bertille Bayart, Thibault Le Texier, Gilles Pollet, avec à la modération Raphaël Bourgois (France Culture, AOC). À 21h, à l’Institution des Chartreux, 58 Rue Pierre Dupont, Lyon 1er.
> Titre et intertitres sont de Rue89Lyon.
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