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Philippe Liotard : « Pour une certaine jeunesse, le tongue-splitting est une manière de dire fuck you »

La pratique du « tongue-splitting » s’est récemment fait une publicité dans des circonstances judiciaires, après qu’une jeune femme a porté plainte contre un body-modificateur lyonnais. Rue89Lyon a rencontré Philippe Liotard, spécialiste des modifications corporelles, pour en savoir un peu plus sur cette pratique peu connu du grand public.

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Philippe Liotard est un anthropologue du corps et de ses modifications. ©SP/Rue89Lyon

Rue89Lyon : Où sont apparues les premières  » tongue-splitting » ?

Philippe Liotard : Dans la littérature et dans les représentations du diable. Représenter un être humain avec une langue fourchue ou des pieds crochus, c’est avant tout une représentation du diable.

La pratique du « tongue splitting », en occident, porte la représentation du démon, du diable, du tentateur. En termes de pratique, la première référence que j’ai d’une personne ayant fait un « tongue splitting » c’est Erik Sprague, appelé aussi Lizardman. Il a notamment rencontré Steeve Haworth en Arizona, qui est le premier à avoir fait des implants. Lizardman s’est fait fendre la langue par un médecin américain au laser dans les années 94/95. C’était plutôt oldschool comme pratique par rapport à aujourd’hui.

Erik Spread est vraiment l’un des tous premiers, même si on en trouve deux ou trois personnes sur BME (Body Modification E-zine créé par M. Shannon Larratt en 1994) qui ont pratiqué le tongue-splitting à peu près au même moment.

Les années 94/95 ce sont aussi les années où l’on prend conscience qu’on peut avoir des implants, faire du branding, se fendre la langue, se faire des scarifications, ou se faire des piercings grâce à l’apparition de nouvelles techniques. C’est donc le moment de la création d’une communauté d’ « artisans de la chair » avec des gens comme Steeve Haworth aux Etats-Unis et Lukas Zpira en France.

« Les personnes qui vont proposer des « tongue-splitting » ont essayé sur eux avant tout »

En quelle année arrive le « tongue-splitting » en France ? La pratique reste-t-elle underground ?

En France le « tongue-splitting » arrive dès la seconde moitié des années 1990. Mais jusqu’au années 2010 les bod-mods restent très underground. Il y a une concomitance entre l’arrivée du piercing et celle de la bod-mods en France, car les premiers à proposer des piercings vont être les premiers à s’essayer à la body-modification comme Erwan Mabilat ou Lukas Zpira.

S’ils sont dans cette démarche empiriste c’est qu’ils reproduisent des pratiques venues des USA, mais sont aussi dans une démarche d’invention de nouvelles procédures (implants, scarifications, tongue-splitting).

Et puis il faut bien imaginer que ces personnes qui vont ensuite proposer des « tongue-splitting » ont essayé sur eux avant tout. Ils ont expérimenté la cicatrisation, la reconstruction des tissus ou encore les usages qui permettent de modifier les effets de la cicatrisation.

Néanmoins à cette époque la pratique reste très underground. Puis contrairement à aujourd’hui, les personnes qui avaient un « tongue-splitting » ne le montraient pas.

Voici un exemple de « tongue-splitting ». Les deux bouts de la langue sont totalement indépendant. ©CC/ Wikipédia

Dans les années 2005-2010 les choses vont changer avec la diffusion en masse d’images via internet. On voit apparaitre des milliers d’images de bod-mods dont des « tongue-splitting ».

Tout à coup, on va voir une population qui n’est pas du tout issue du milieu underground, principalement des jeunes, qui vont trouver la pratique intéressante.

Le « tongue-splitting » passe donc de l’underground à une forme de norme, pour certains groupes. Selon moi, pour cette jeunesse c’est une manière de dire « fuck you », un peu comme les punks qui levaient le doigt en l’air, il y a quarante ans. C’est un symbole de transgression.

« Tu te singularises par rapport à ta communauté d’appartenance mais en même temps tu rentres dans ce qui devient un moule »

Le « tongue splitting » est-il une modification corporelle lourde ?

D’après moi, on en fait beaucoup pour pas grand chose, comme pour la majorité des modifications corporelles. Au début des années 2000 j’avais des journalistes qui venaient me voir pour me parler de pratiques extrêmes vis-à-vis du piercing. Mais je leur demandais qu’est-ce qui est extrême ? Et par apport à quoi ? Pour eux c’était extrême, car c’était simplement nouveau. Alors que déjà dans les années 2000 le piercing au nombril se popularise. Mais dès qu’on a des bijoux un peu plus complexes ou importants, cela est jugé comme extrême.

C’est pareil pour le « tongue-splitting », on commence à en parler médiatiquement alors que ça existe depuis plus de 20 ans. Les gens sont dans un jugement très négatif vis à vis de cette pratique, jugement que l’on retrouvait déjà en 2000 sur les piercings.

Effectuer un « tongue-splitting » relève t-il d’une logique individuelle ?

C’est à la fois une forme de singularisation de soi, car tout le monde n’a pas une langue bifide, mais en même temps c’est faire aussi une démarche permettant d’entrer dans la communauté de personnes qui ont une « tongue-splitting ».

Tu te singularises par rapport à ta communauté d’appartenance (ton environnement scolaire, social et familial) mais en même temps tu rentres dans ce qui – 20 ans après les premières langues fendues – devient un moule.

Les jeunes sont-ils les plus touchés par cette pratique ?

Les jeunes générations en effet pratiquent plus le « tongue-splitting » que la génération des personnes de 50 ans. Il y a 20 ans, il n’y avait pas de modèle, on devait tout créer. Aujourd’hui un jeune qui à 20 ans a tout à disposition.

De plus les jeunes arrivent à une période où les images sont diffusées en masse et où les modifications corporelles deviennent peu à peu banales.

Les seules personnes d’une cinquantaine d’année qui ont des « tongue-splitting » ce sont des curieux ou des bod-moders.

« Un grand nombre de modifications génitales ou de « tongue-splitting » sont faites pour une raison érotique et pas du tout pour se mutiler »

Il y a une évolution de la pratique de « tongue-splitting » ?

Oui, au début les « tongue-splitting » étaient moins profondes qu’aujourd’hui. Le fait de les faire plus profondes permet d’avoir la langue dissociée vraiment en deux parties, qu’elles soient très autonomes.

Y-a-t-il une dimension érotique dans cette pratique ?

Ça arrive que cela soit utilisé à des fins érotiques ou sexuelles car cela multiplie les points de contact par exemple durant un cunilingus et c’est très ludique. Embrasser quelqu’un ou lécher des seins avec deux langues, c’est quelque chose de nouveau. A la fois pour toi, acteur ou actrice, et pour la personne qui reçoit la fellation ou le cunilingus, cela différencie les sensations, les modifie et les accentue.

Un grand nombre de modifications génitales ou de « tongue-splitting » sont faites pour une raison érotique et pas du tout pour se mutiler.

Philippe Liotard est un anthropologue du corps et de ses modifications. ©SP/Rue89Lyon

Quel est le statut juridique du « tongue-splitting » ?

Il n’y pas de statut juridique pour le « tongue-splitting ». Aucun texte de loi ne réglemente la pratique. Pour le piercing et le tatouage, il existe une réglementation. Pour le tongue-splitting, non. Donc aujourd’hui, faire un « tongue splitting » n’est pas interdit.

On ne peut pas accuser les personnes qui le font d’un exercice illégal de la médecine. Tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’un acte médical et que ni un médecin ni un dentiste ne le pratiquent en France.

Ce sont donc des artisans de la chair « éclairés » qui réalisent ces procédures. Ils possèdent des connaissances anatomiques, physiologiques, sur la cicatrisation ou encore sur les tissus.

« Nous ne sommes ni dans des mutilations ni dans des mauvais traitements. Il faut en tenir compte »

Il y a un réel enjeu en termes de professionnalisation ?

Tout à fait. Il y a un véritable enjeu en termes de professionnalisation. D’un côté il y a de vrais professionnels et de l’autre des personnes qui s’improvisent bod-moders. Tout cela suppose vraisemblablement une réglementation.

Mais elle ne peut pas non plus venir de la médecine mais des artisans de la chair. Les pouvoirs publics ne peuvent pas faire sans eux. Nous ne sommes ni dans des mutilations ni dans des mauvais traitements. Il faut en tenir compte.


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