« La rébellion est dans l’œil de celui qui la regarde » écrit A.G. Lombardo page 365 de son Graffiti Palace. Un aphorisme qui pourrait commenter, page 206 du Miel du Lion de Matthew Neill Null, ces mots de Shelby Randolph, entrepreneur et copropriétaire de la Cheat River Paper & Pulp, une société du début du XXe siècle qui transforme les forêts de Virginie-Occidentale en pâte à papier et les ouvriers en forçats, persuadé de faire œuvre de philanthropie à travers le profit : « Quant aux syndicalistes, pour la plupart, ils se fourvoyaient tout bêtement et cédaient à la tentation typiquement humaine de la paresse. »
On le sait, ce qui fait écho un jour peut résonner longtemps. Et il ne viendrait à l’idée de personne de contester le caractère actuel de deux phrases ayant la vertu d’expliquer la schizophrénie à l’œuvre dans une société française occupée à célébrer d’une main l’anniversaire du bel esprit de Mai 68 tout en balayant de l’autre la pertinence des grèves et manifestations qui pour s’ancrer dans notre quotidien de 2018 ne sont pas frappées, elles, du sceau de la nostalgie – pas plus sans doute que de celui de la paresse.
Aventure initiatique
« La rébellion est dans l’œil de celui qui la regarde » mais elle peut-être aussi dans l’œil de celui qui l’éclaire, étincelle mettant le feu aux poudres de situations qui n’ont que trop duré. Cette étincelle dans le regard est le point commun de Matthew Neill Null et A.G. Lombardo et de leurs personnages : d’un côté Coleman « Cur » Greathouse, bûcheron de la Virginie-Occidentale de 1904, membre d’un syndicat clandestin au bord de renverser l’ordre établi aussi sûrement – ou presque – qu’il abat des épicéas multicentenaires.
De l’autre Americo Monk, angeleno noir, sémioticien et « urbanologue » amateur dont la passion consiste à étudier et décrypter les graffitis de L.A.. Et qui, à la faveur des émeutes d’ août 1965 dans le quartier de Watts, se trouve pris dans une errance à tous points de vue homérique qui l’empêche de rentrer chez lui, Graffiti Palace étant une relecture habile et savoureuse de L’Odyssée d’Homère – au bout du chemin l’attend sa Pénélope, prisonnière d’une interminable fête où les courtisans l’assaillent.
Dans les deux cas, la révolte, le soulèvement collectif, pourtant thème central, n’agit finalement que comme un décor où s’allume la flamme de l’intime : le McGuffin des pérégrinations de Cur et Monk confrontés aux éléments et aux contingences. Mais aussi le point de départ d’une aventure initiatique qui révèle les deux protagonistes à eux-mêmes – et à ce que devrait être leur vie remontant peu à peu à la surface.
Outsiders
C’est que plongés au cœur du soulèvement, Cur et Monk en sont autant les acteurs brinquebalés par les événements que les témoins, les passeurs, actifs et passifs donc, adhérents à la cause – le mouvement syndicaliste ouvrier, les droits des Noirs – autant qu’ils s’en détachent, outsiders de leur propre caste.
L’un, Cur, parce que la vie l’a porté là et, d’une certaine manière poussé à épouser les idéaux et les actes de ses pairs avec plus ou moins de certitude et d’habileté, rattrapé par une prise de conscience : à quoi bon revendiquer de meilleures conditions de travail si elles servent au final à dévaster toujours plus la nature.
L’autre, Monk, ni tout à fait blanc, ni tout à fait noir, « test de Rorschach ambulant » en fonction de qui le regarde, est selon les circonstances pris en otage ou accueilli comme un hôte par ceux dont il croise le chemin et collecte les histoires, nourri ou dépouillé, le précieux carnet dans lequel il analyse les graffitis et cartographie les territoires de L.A. faisant office tant de passeport que d’objet de convoitise vis-à-vis des gangs et de la police – une galerie de personnages qui dessine, de la même manière que le fait Neill Null avec les différentes couches d’immigrés qui occupent les collines de Virginie-Occidentale, la complexité des communautés de Los Angeles comme autant de petites îles grecques.
Porte-voix
C’est sans doute ce regard de biais, dans ce mouvement de balancier entre la grande et la petite histoire, la trajectoire collective et le destin intime, qui permet aux deux romans d’évoquer si justement la révolte, sa complexité et sa violence, son mystère aussi – pourquoi maintenant ? Pourquoi comme ça ?
De leur tendre un miroir aussi juste. Tout en n’oubliant jamais, dans des pages magnifiques, de savoir de quel côté se ranger. Et où ranger la littérature : au rayon porte-voix.
Comment ne pas voir ainsi dans le carnet du Monk de Graffiti Palace, la métaphore du roman et de la fiction comme objets révolutionnaires : « ce carnet est une sorte de miroir recelant ce qui peut éclairer le monde (…) ; mais c’est aussi une voix pour ceux qui n’en ont pas, un arsenal de fresques et de manifestes hors-la-loi qui sont autant d’avertissements ; les mots et les œuvres des dépossédés sont les armes du changement, les ignorer ou les réprimer ne peut qu’attiser le feu et la destruction. »
Peu importe d’où l’on regarde, c’est fermer les yeux sur la rébellion qui est dangereux. Ce que confirme le « sémioticien des graffitis » : « Leur ouvrir les yeux, qu’ils voient ce qui est inscrit sur les murs », voilà l’œuvre au cœur de la révolte et des mots.
>>Au cœur de la révolte : entretien avec Mathew Neill Null, AG Lombardo, Michelle Zancarini-Fournel et Ludivine Bantigny
Aux Subsistances le mercredi 23 mai à 19h
PAR VINCENT RAYMOND, A LIRE SUR LE PETIT BULLETIN
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