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Réforme de la Justice : « une mort sur ordonnances »

TRIBUNE / A l’appel du Conseil National des Barreaux, une grande majorité des barreaux français a appelé à une journée « Justice morte » le 21 mars dernier.

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Le die-in des avocats lyonnais à la Cour d'appel le 21 mars, journée "Justice morte". Compte Twitter Représentants Jeune Barreau de Lyon

A Lyon, une Assemblée générale a voté le principe d’une grève totale et générale pour le 21 mars. Ce jour-là, l’Ordre des Avocats a organisé les « obsèques de la Justice » devant la Cour d’assises.

De son côté, le Syndicats des avocats de France (SAF) a appelé ses adhérents à rejoindre les manifestations du 22 mars et organise, avec plusieurs syndicats de greffiers, magistrats et avocats, une nouvelle journée d’action ce vendredi 30 mars. A Lyon, de nouvelles « obsèques » se tiendront à 12h sur le parvis du tribunal de grande instance.

Une telle mobilisation est assez inédite par son ampleur et son caractère intersyndical et interprofessionnel. Mais qu’est-ce qui a pu mettre le monde de la Justice dans un tel émoi ?

Rue89Lyon publie une tribune de Marion Tourné, présidente de la section lyonnaise du SAF.

Pour comprendre, il faut déjà refaire un bref rappel des faits et des chiffres qui en disent long sur l’état actuel de la Justice en France :

  • Parmi les pays du Conseil de l’Europe, sur le plan budgétaire, la justice française se classe 14ème sur 28 avec 72 euros par habitant et par an, soit deux fois moins qu’en Allemagne (146 euros) et loin du haut du classement où figurent le Royaume-Uni (155 euros) et le Luxembourg (179 euros).
  • Les effectifs du système judiciaire français comptent 10 juges professionnels pour 100  000 personnes, alors que la moyenne en Europe est de 21 juges pour 100 000 personnes.
  • Il faut attendre 304 jours en moyenne pour obtenir une décision de justice, contre 19 jours au Danemark.

Pour tenter de répondre à ces difficultés, le gouvernement a donc lancé les « chantiers de la justice » il y a plusieurs mois et a finalement présenté un projet de loi de programmation pour la justice le 9 mars, ce même projet a été transmis au Conseil d’Etat le 21 mars.

Et c’est ce projet de loi qui suscite aujourd’hui des critiques quasi-unanimes du monde judiciaire.

« Une concertation de façade »

D’abord sur la forme, c’est-à-dire sur la méthode employée par le gouvernement pour préparer cette réforme.

Malgré une concertation de façade, le Ministère de la Justice n’a en réalité pas inclus les professionnels du monde judiciaire dans la préparation de cette réforme alors qu’il est évident que leur avis ne peut être ignoré  : les greffiers, magistrats et avocats sont les premiers observateurs des dysfonctionnements du système judiciaire ou, au contraire, de ce qui marche.

En outre, le projet de loi actuel n’est que la partie émergée de l’iceberg de la réforme de la justice  : si les grandes lignes de la réforme sont définies, l’essentiel des mesures qui l’accompagneront seront fixées par décret ou ordonnances, c’est-à-dire sans débat.

« Ce projet de loi consacre une déshumanisation et une privatisation de la Justice »

Ensuite, sur le fond. Sans exposer de façon exhaustive cette réforme, ses grandes lignes heurtent de façon frontale notre conception de la Justice et mettent en péril nos droits fondamentaux :

Ce projet de loi consacre une déshumanisation et une privatisation de la Justice

Déshumanisation parce que le projet de loi prévoit par exemple, pour le règlement de litiges inférieurs à un montant qui sera défini par décret (comme une demande de remboursement d’une dette, un conflit de voisinage,…), le recours à une procédure dématérialisée sauf désaccord des parties, et, surtout, une procédure sans audience, même sans l’accord des personnes concernées.

Déshumanisation aussi quand il est prévu que l’interrogatoire de première comparution par le Juge d’instruction pourra se faire par un « moyen de communication audiovisuelle », c’est-à-dire par visioconférence.

Déshumanisation et privatisation tout à la fois quand il est prévu que la conciliation obligatoire avant de saisir le Tribunal de grande instance pourra se faire par l’intermédiaire de services privés de résolution des litiges en ligne (rémunérés ou non d’après le projet de loi mais on doute du caractère gratuit de ces services et n’oublions pas l’adage  : « Quand c’est gratuit, c’est toi le produit ») sachant que « la résolution proposée » se fera « sur le fondement d’un traitement algorithmique ».

Par exemple, on peut imaginer qu’une personne souhaitant demander des dommages et intérêts pour troubles anormaux du voisinage soit contrainte de passer par un service en ligne qui proposerait un montant d’indemnisation sur la base de différentes données : barèmes, décisions de justice,…

Bref, la résolution des conflits ne passera plus par les juges mais par des robots.

« Justice de proximité, droits de la défense et libertés publiques en danger »

Au prétexte d’une meilleure lisibilité de la Justice, les tribunaux d’instance sont supprimés et sont créées, à leur place, des « chambres dénommées tribunal d’instance  » dont les compétences seront fixées par décret  : en clair, le projet de loi sonne la fin de la justice de proximité et empêchera, de facto, l’accès au juge pour de nombreux justiciables.

Les droits de la défense et les libertés publiques sont largement affaiblis notamment par un élargissement considérable des « interceptions par la voie des communications électroniques » (c’est-à-dire des écoutes téléphoniques), la régression du débat judiciaire devant le Tribunal criminel, la généralisation du juge unique et le recours de plus en plus fréquent à la visio-audience.

Le die-in des avocats lyonnais à la Cour d’assises le 21 mars, journée « Justice morte ». Compte Twitter Représentants Jeune Barreau (RJB) de Lyon

« La Justice a besoin de moyens, pas d’un business plan »

Aujourd’hui, ce dont la Justice a besoin, c’est qu’on lui donne les moyens de faire correctement son travail (notamment pour lutter contre la corruption et contre la fraude fiscale qui sont en partie responsables des déficits publics), et non d’un « business plan » comme celui qui nous est proposé aujourd’hui, sans considération pour le justiciable ni pour la finalité même de la Justice.

Nous, avocats, sommes donc inquiets (et le mot est faible) pour l’avenir de notre Justice et, par conséquent, pour notre démocratie.

C’est une réforme sans moyens, pour réduire la place de la Justice dans notre pays. Et sans Justice, il n’y a plus d’Etat de droit. Il n’y a plus que la loi du plus fort.


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