Un mantra qui a le don d’énerver sérieusement Thomas et Sébastien. Depuis un an, ils arrachent régulièrement et de façon illégale les affiches publicitaires des panneaux JC Decaux. Nous les avons suivis, pour un reportage nocturne.
Il est minuit à Lyon et la chasse aux publicités commence, c’est Thomas et Sébastien qui s’y collent. Ils se connaissent depuis la maternelle, ils ont tout juste la vingtaine. Ils remontent seuls l’avenue Berthelot. Habillés de vêtements sombres et de baskets usées, ils ont les bras chargés d’une douzaine de rouleaux d’affiches, préparées depuis un mois.
Sébastien a les doigts engourdis, moins prévoyant que Thomas qui a enfilé des mitaines. Leurs traits juvéniles et leur visages imberbes sont découverts. Au cours de leur déambulation, ils sont passés devant plusieurs dizaines de caméras, et ils ont déjà croisé des véhicules de police.
Ce soir-là, ils vont entreprendre d’ouvrir clandestinement des panneaux publicitaires. Ils s’apprêtent à commettre un acte illégal, une « dégradation de bien appartenant à autrui », qui tombe sous le coup des articles 322-1 et 322-3 du code pénal.
Thomas et Sébastien risquent jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
Ils appartiennent à ce qu’ils ont nommé de façon plus ou moins ironique « PROPAGANDE », le « Parti Révolutionnaire Opérant Politiquement des Actions Groupées Artistiques Neutralisant la Duperie des Entreprises ».
Ils se donnent pour but de lutter contre « l’invasion publicitaire » et la pollution lumineuse.
Patafix durcie par le froid
C’est une promenade spéciale qu »ils vont faire, qui relève pour eux davantage de la désobéissance civile que de la balade digestive. La nuit, on se déplace dans les rues éclairées par des lumières électriques parmi lesquelles les panneaux sont une cause importante. Ils rejettent le projet publicitaire qui, selon la définition de Thomas, est juste de « susciter un maximum d’envies consommatrices ».
Tandis que Sébastien nous fait part de ses réflexions :
« Je me suis beaucoup intéressé aux papillons de nuit, qui représentent 95% de toutes les espèces de papillons. Avant, la lune et les étoiles suffisaient à leur vie nocturne, mais la lumière artificielle les a complètement chamboulés. Leur population est en plein déclin. »
Leur but est donc d’éteindre ces lumières, d’enlever des publicités, et de les remplacer par de nouvelles affiches. Thomas tente d’ailleurs :
« Le politique n’est jamais vraiment détaché de l’artistique, c’est pour ça qu’on a peint ces affiches. Ce qui m’inquiète, c’est qu’aujourd’hui, j’ai l’impression que les gens ne rêvent plus. »
Avant que Sébastien nuance :
« Je ne suis pas sûr que les gens ne rêvent pas, mais en tout cas on oriente leurs désirs avec la publicité. »
Ils sont méthodiques : ils posent leurs affiches sur le sol, les déroulent, et collent difficilement les morceaux de patafix durcie par le froid d’hiver.
« Entre trois et cinq personnes à chaque soirée »
En même temps, Thomas et Sébastien racontent comment ils ont eu l’idée de leurs actions illégales. Cela a démarré dans les couloirs d’une école :
« C’est un étudiant que je connaissais qui a lancé le mouvement. C’est parti d’un sentiment très simple : il n’aimait pas voir autant de pubs dans le métro et dans la rue. Du coup, il a cherché un peu ce qui existait contre ça et il a découvert le mouvement RAP, Résistance à l’Agression Publicitaire. »
Le mois dernier, le 13 novembre, l’association RAP a été attaquée par JC Decaux pour avoir rendu publiques des annexes du contrat qui lie l’entreprise à la mairie de Paris, concernant l’installation d’écrans numériques. JC Decaux se trouve aussi au premier plan à Lyon : c’est avec cette entreprise que la Ville a lancé son Vélo’v (premier projet en France de vélo en libre service).
Le contrat de mobilier urbain relatif aux panneaux publicitaires de la ville inclut le Vélo’v, c’est JC Decaux qui a remporté le marché.
Il existe plusieurs associations, à Lyon notamment, et différents collectifs qui se sont associés pour lancer une pétition.
Sébastien et Thomas ont été inspirés par d’autres mouvements :
« Il y a aussi les Déboulonneurs. Le nom en anglais c’est Brandalism, pour « marque et vandalisme ». Du coup, notre pote a cherché à monter ça à Lyon mais comme on ne pouvait pas monter une association vu que nos actions sont illégales, il a regardé qui était intéressé autour de lui et au final on était entre trois et cinq à chaque soirée ».
« T’as vu comme je fais peur aux publicités »
« Les autres sont partis de Lyon vu qu’ils ont fini leurs études, et on est resté tous les deux pour continuer. »
Et Thomas et Sébastien n’arrêtent pas. Pour coller leurs affiches, ils ouvrent d’abord les panneaux. Premier essai sur un abribus. Sébastien peine à forcer la serrure. Il essaie avec un tube en PVC, puis sort de sa poche une vieille poignée de porte, toujours sans succès :
« Là j’ai essayé mais ça ne marche pas toujours, forcément, vu qu’on n’a pas un matériel extraordinaire. À Lyon il y a JC Decaux et Clear Channel qui se partagent le marché de la publicité. On arrive à ouvrir que les panneaux JC Decaux pour le moment, on a une clé Allen percée de 3 millimètres mais elle n’ouvre que les panneaux motorisés. Pour les anciens panneaux, il faut un tube en PVC de 16 millimètres. Parfois avec la poignée ça peut marcher. »
Pressés de réussir, ils continuent de marcher pour rejoindre le croisement de la rue Garibaldi, près du Crous. Pile à ce moment , deux grands panneaux s’éteignent, Thomas y voit un signe :
« T’as vu comme je fais peur aux publicités. »
Ils s’arrêtent sur un petit parc et sous les arbres, posent leurs affiches. Sébastien prévient :
« La première chose à faire, c’est d’éteindre la lumière pour éviter de se faire repérer. »
Cette fois, la serrure ne résiste pas longtemps : la vitre ouverte, un éclat de lumière éclaire la petite place, le temps de trois secondes, durant lesquelles ils ont trouvé l’interrupteur. Après avoir arraché les anciennes affiches qui montraient un hamburger, et une grosse voiture, il posent les leurs : « Debout » dit l’une, « Aimez » dit l’autre.
« C’est génial ce que vous faites »
Le contraste est flagrant sur le panneau publicitaire : éteint, c’est presque comme s’il n’existait plus. Quid du papier gâché ? Ils ramassant les publicités tombées au sol pour les mettre dans les poubelles de recyclage. Alors Thomas me dit fièrement :
« Parfois on récupère la fin des rouleaux de publicité et on les donne à nos potes pour les manif’ ».
La marche continue et à Jean Macé, ils croisent quatre étudiantes qui reviennent d’une avant-première : « C’est génial ce que vous faites », leur disent-elles. Elles rejoignent les deux garçons pour les aider, pour faire le guet et tenir les affiches, en éclatant de rire souvent.
Un peu plus fourni, le groupe avance aussi plus lentement. Sébastien et Thomas semblent satisfaits malgré tout :
« Souvent, les passants ont peur de nous. Mais quand on leur explique ce qu’on fait , ils nous soutiennent parce qu’ils adhèrent à nos arguments. Surtout qu’on est toujours respectueux de leurs intérêts. Ce qu’on fait, c’est éteindre des panneaux publicitaires qui consomment beaucoup plus d’énergie que les lampadaires ».
Vers 3h du matin, ils ne sont plus que trois. Épuisés, ils reviennent sur leurs pas, à l’arrêt Garibaldi Berthelot. Thomas et Sébastien cherchent consciencieusement où poser leur dernière affiche. Elle est spéciale car il s’agit d’une stèle :
« C’est pour notre ami, Bastien, qui est décédé cet été. C’était un dessinateur, un artiste qui avait de grandes convictions politiques, même s’il était trop timide pour venir avec nous faire ça. On a promis à sa mère qu’on écrirait son nom pour lui rendre hommage. »
Sébastien et Thomas s’approprient les espaces publicitaires pour un temps très court puisque les affiches sont remplacées aux aurores.
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