Devant près de 200 personnes, dont le maire de Lyon, le procureur de la République, la procureure générale, le président du tribunal administratif et le représentant du préfet, la bâtonnière de l’ordre des avocats, Laurence Junod-Fanget, a prononcé un discours musclé qui a résonné au-delà de la Chapelle de la Trinité.
A la veille de donner les clés de l’ordre à Farid Hamel, bâtonnier élu, elle a tiré le bilan de ses deux années de mandats.
« A l’heure des bilans, comme l’est la fin d’un bâtonnat, la balance est toujours difficile entre inquiétude et espoir ».
Selon la bâtonnière de Lyon, l’inquiétude peut se résumer en un mot : « suspicion ».
Rue89Lyon publie le début de son discours où elle évoque ce point à travers la question de la lutte contre le terrorisme et des mineurs isolés étrangers aujourd’hui appelés « mineurs non accompagnés ».
La totalité du discours est à retrouver ici et en vidéo à la fin du billet. Les intertitres sont de la rédaction.
« La nouvelle logique juridique repose de plus en plus fréquemment sur la suspicion »
La suspicion, quand elle tend à se diffuser dans toute une société, discrédite, paralyse et détruit tout lien social. Je voudrais évoquer sa progression catastrophique dans trois domaines qui font le socle de nos libertés.
Il s’agit d’abord du rapport existant entre liberté et sécurité dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et du contrôle de l’immigration.
Une nouvelle logique juridique repose de plus en plus fréquemment sur la suspicion.
Ainsi, les nouvelles assignations à résidence pourront frapper les personnes simplement suspectées de terrorisme ainsi que leur entourage.
Mais aussi les mesures de surveillance individuelle à l’encontre de toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité
Le Défenseur des droits, Jacques Toubon a ainsi estimé que la France était installée dans une « ère des suspects ». Et que la loi antiterroriste constitue une « menace sur nos droits parce qu’elle remplace très souvent les faits par le soupçon ».
Cette logique imprègne toutes les lois antiterroristes de ces dernières années : les textes déplacent sans cesse la responsabilité vers l’amont, vers l’intentionnalité, vers la dangerosité.
« On peut aujourd’hui poursuivre un individu avant même qu’il ait fait la moindre tentative, ajoute Mireille Delmas-Marty.
Notre pays est passé en moins de deux ans d’un état d’exception qu’est l’état d’urgence à une société de surveillance, à une société de suspicion généralisée.
Le Défenseur des droits parle de pilule empoisonnée pour la cohésion sociale
Notre barreau, soucieux de cette évolution avait dès le début de l’année 2016, organisé une table ronde à l’université sur : Liberté, sécurité, faut-il choisir ?
Avant le vote de la loi renforçant la lutte contre le terrorisme, le barreau de Lyon avait adopté une motion pour appeler les parlementaires à une grande vigilance.
Aujourd’hui, ce sont les acteurs de la justice qui doivent rester vigilants pour conserver un minimum de cohésion sociale et éviter les drames liés à la suspicion généralisée.
« Je voudrais vous raconter l’histoire de Souleymane »
Cette suspicion prend un tour dramatique quand elle aboutit à la mise en danger de la vie d’autrui comme c’est le cas des mineurs isolés étrangers aujourd’hui appelés mineurs non accompagnés.
Je voudrais vous raconter l’histoire de Souleymane
Souleymane C. est né le 3 décembre 2001 à Conakry (Guinée), de nationalité guinéenne.
Il a été victime de maltraitance de la première épouse de son père : il recevait des coups, faisait toutes les taches ménagères et n’a jamais été envoyé à l’école. Son père lui, était gravement malade.
Souleymane a quitté la Guinée en juin 2016. Il a trouvé un transporteur, qui lui a proposé de l’emmener. Il a traversé le Mali, le Burkina et le Niger avant d’arriver en Libye où il a été enfermé dans une cour avec de nombreux autres migrants.
Souleymane est resté là cinq mois et son état de santé s’est dégradé.
D’autres sont morts devant lui. Souleymane n’avait plus aucune force pour bouger. Un gardien armé libyen acceptait de lui faire apporter de l’eau, sans quoi, il n’aurait pas survécu. Un jour, le gardien l’a fait porter par d’autres dans un pick-up , Souleymane a été porté jusque sur un zodiac; il était alors incapable de marcher.
L’embarcation a été secourue en mer et Souleymane est arrivé sur les côtes siciliennes. De là, il a été emmené à Milan, dans un « campo » pour mineurs. Il y est resté quatre mois, sans recevoir de soins, malgré ses demandes répétées.
Quand il s’en est senti capable, il a décidé de partir pour la France. Il a pris un train Milan-Lyon.
Arrivé à Lyon le 15 juillet 2017, il s’est rendu à la MEOMIE (le service de la Métropole de Lyon en charge d’évaluer la minorité des migrants, ndlr) le 17 juillet , où rendez-vous lui a été donné pour le 27 juillet 2017.
« J’ai même entendu que les mineurs isolés étaient baptisés cyniquement mijeurs »
Le 19 juillet, Souleymane était mourant sur un banc place Jean Macé.
C’est un jeune homme qui donne l’alerte. Il dit en parlant de Souleymane qu’il a « reconnu l’aspect d’une personne, qui va « mourir » ».
Souleymane a été sauvé de justesse.
Je ne vais pas raconter son parcours administratif et judiciaire car il y aurait beaucoup à dire.
Je ne raconte pas cette histoire pour pointer d’éventuels dysfonctionnements mais pour poser une seule question : Où est passée notre humanité ?
Combien d’enfants allons-nous laisser dans nos rues parce que nous les suspectons d’être de jeunes majeurs ?
J’ai même entendu qu’ils étaient baptisés cyniquement mijeurs, une contraction de mineur et majeur.
Sommes-nous dans l’incapacité d’apporter en urgence une protection minimum, tant matérielle que juridique aux mineurs qui sont quelques centaines à Lyon?
Si un mot a toute sa consistance, c’est celui d’humanité. Il fait partie du serment de l’avocat.
Il appartient à la justice de remplir sa mission et de protéger ces enfants.
Chargement des commentaires…