Justine (prénom d’emprunt) est une de ces travailleuses sociales qui ont été embauchées en intérim pour s’occuper de ces personnes. Après trois jours comme intérimaire, elle a préféré renoncer à ce job, « dégoûtée ». Cette jeune professionnelle a sollicité Rue89Lyon pour exposer son témoignage. Nous lui ouvrons nos colonnes. Elle raconte sa première journée.
Nous sommes le lundi 6 décembre. Les personnes ont été accueillies le vendredi soir dans les locaux, dans le cadre du plan « grand froid ». Etant intérimaire, je n’ai connaissance que du du dispositif, du lieu où je dois me rendre et de l’association mandatée par la préfecture et qui fait appel à moi.
C’est à moi, en tant que travailleuse sociale, de comprendre mes missions.
6h15 : J’arrive au gymnase Gabriel Rosset, à Gerland. Le gymnase me paraît être localisé de façon trop excentrée car il n’est pas accessible facilement à pied du centre-ville. En effet, les personnes qui n’ont pas de logement n’ont généralement ni voiture ni argent pour le métro.
Il fait nuit. Je fais pour la première fois de ma vie une prise de poste dans le noir : la majorité des personnes dorment encore. Il me faut enclencher la machine à café à tâtons : nous préparons le petit déjeuner.
Je suis accompagnée d’une autre intérimaire ainsi que d’une salariée de l’association qui a répondu à l’appel à projet concernant le plan « grand froid ».
Il y a également deux vigiles, en poste de 22h à 10h, et deux bénévoles. Il y a également deux chefs de services de l’association d’astreinte qui passeront régulièrement.
« 117 personnes dont 53 enfants en bas-âge dans un dortoir »
7h : On se rend compte qu’il faut allumer la lumière dans le gymnase maintenant et pas à 7h30 comme prévu, parce que la plupart des enfants vont à l’école.
Les spots s’allument. La lumière du gymnase éclaire si fort après la nuit. 120 lits de camps dans cette immensité. Il y a quelque chose d’impersonnel, de trop collectif. Je n’ai jamais vu un dortoir aussi grand. Cette nuit-là, il y a 117 personnes, dont 53 enfants. La majorité des personnes s’activent pour préparer les enfants. Certains se cachent sous la couverture, tentant d’oublier l’intensité de la lumière. Ceux et celles que j’ai rencontrés viennent de Roumanie, d’Albanie, d’Arménie. Je n’ai pas compris comment ils ont été priorisés. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont orientés en grande majorité par le 115. Quelques-uns par le Samu social ou la Croix rouge.
Les personnes isolées doivent être une dizaine tout au plus. Elles se distinguent car elles sont sur un côté du gymnase, l’allée qui les sépare des autres est à peine plus grande. Les autres personnes sont des parents isolées ou des familles, dont beaucoup ont des enfants en bas-âge (0-4 ans).
Nous servons le petit déjeuner à la façon d’un buffet. Café, thé, infusion, gâteau, tartines, beurre, confiture, fruits, … le choix est là. Les gens nous découvrent tout autant que nous les découvrons, la rencontre est matinale. Pas de nourriture distribuée pour le midi.
« Une majorité de personnes partent pour l’école »
J’apprends alors, avec stupéfaction, que nous remettons les gens à la rue à 10h. Confirmation par la chef de service de l’association.
Je connais ces deux publics : les personnes qui vivent à la rue et les personnes qui font, ont fait ou feront une demande d’asile. C’est d’ailleurs ce premier public qui m’a donné envie de faire ce métier, et le second fait partie du premier. J’ai déjà travaillé en Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), Hébergement d’urgence (HU) ainsi qu’à la gestion du 115, dans un autre département. Celui-ci étant beaucoup moins peuplé, les fonctionnements diffèrent certainement de ceux de la Métropole de Lyon.
En tout cas, j’ai déjà mis les gens à la porte de l’hébergement d’urgence, à 9h pour le coup. Ça n’était pas moins grave, ça n’était pas plus censé dans le fond. Mais il me semble que dans le fonctionnement, c’était moins absurde. Parce que, d’une part, les locaux étaient fermés, c’est-à-dire que personne n’y demeurait. D’autre part, les travailleurs sociaux en poste avaient des missions et des tâches à accomplir durant la journée sur d’autres dispositifs. Il me semble que c’est une différence majeure. C’est-à-dire que notre présence était tout à fait utile en tant qu’individu et travailleur social. C’est-à-dire que nous n’étions pas au chaud dans les locaux de l’hébergement d’urgence, tandis que les personnes étaient dehors.
Entre 7h30 et 8h : Une majorité de personnes partent car beaucoup d’enfants sont scolarisés. Sauf que certains sont scolarisés loin, puisque l’inscription à l’école a été faite en fonction de la domiciliation postale et non de l’adresse du gymnase dans le cadre du plan « grand froid ». Loin, comme cette enfant de 8 ans avec qui j’ai ce bout de conversation :
«- Et tu vas où à l’école ?
– A hôtel de ville
– Tu y vas comment ?!
– C’est loin ! En métro
– Tu fais comment pour entrer dans le métro?
– Ma maîtresse me donne des tickets.
– D’accord. Alors, merci, Maitresse.
– Merci, maitresse! »
« Impossible respect de la dignité »
Nous avons accès à l’eau dans les vestiaires, puisque nous sommes dans un gymnase. Ce sera l’occasion pour moi de découvrir ce que va être la salle de bain de ces personnes accueillies, lieu d’hygiène et d’intimité. Certes, les douches ont été refaites durant les deux premières journées du côté homme et femme.
Cela dit, lorsque j’ai demandé à trois messieurs pourquoi presque personne ne se douchait, ils ne m’ont répondu que par un air gêné.
En insistant un peu, ils m’ont dit qu’ils ne voulaient pas se mettre à nu devant des inconnus. Je ne sais pas si vous visualisez les vestiaires d’un gymnase : on entre dans une grande pièce avec des bancs et des portes manteaux. Elle est ouverte sur une seconde petite pièce avec lavabos, qui elle-même est ouverte sur une pièce carré avec des douches aux murs et des évacuations au sol. Respect de l’intimité ? De la dignité ? Impossible dans ces lieux. Il me semble que l’accès à l’hygiène pourrait tout à fait être renommé « accès à l’hygiène collective ».
10h : On remet les gens à la rue. Ceux qui étaient partis à l’école plus tôt, ne reviendront pas durant la journée. Nous sommes trois idiotes à rester bien au chaud, payer à ranger, trier, organiser, manger, ranger la banque alimentaire. Aucune des tâches ne nécessitait une remise à la rue, bien au contraire, les personnes auraient pu nous aider. Je cherche à comprendre, je ne comprends pas.
A l’heure de la mise à la porte, je pensais voir un mouvement de foule, une rébellion. A peine : seulement le premier jour, cette famille qui ne voulait pas partir au matin. Les gens partent. Il faut dire que leur position est délicate car la majorité sont des personnes qui n’ont à ce jour pas le statut de réfugié.
« On remet les gens à la rue mais pas le dimanche »
En discutant avec l’autre intérimaire, qui était déjà présent sur le week-end, j’apprends alors qu’un représentant de la préfecture est passé dans le week-end. Il a décrété que le lendemain, le dimanche, tout le monde pouvait rester dedans la journée. Pourquoi dimanche ? La seule explication que j’ai eu, c’est que dimanche il faisait froid, et que c’était dimanche. Charité ponctuelle ? Il faisait froid dimanche, parce qu’il ne fait pas froid les autres jours ? J’étais hors de moi. Et à nouveau, sans comprendre : pourquoi un jour et pas les autres ?
Et pour le coup, avec la preuve tangible que c’est tout à fait concevable de laisser les personnes être accueillies également la journée. Car en plus de rester bien au chaud, nous étions deux intérimaires diplômés en travail social, donc tout à fait apte à gérer et animer un collectif, à proposer des accompagnements sociaux. Peut-être que ce temps aurait pu être dédié à des sujets de santé, à de l’information sur les partenaires, … Mille possibilités. Ou juste, être au chaud, ensemble, à l’intérieur. Mais seulement le dimanche.
12h : Une famille revient. On leur explique que nous n’avons « pas le droit de les laisser rester ». Le bide tordu, on se demande vraiment ce qu’on fout là.
15h : la relève arrive. L’équipe est également composée de deux intérimaires, un salarié. Des bénévoles les rejoindront. L’arrivée des personnes se fera à 17h. Repas du soir proposé.
Ce sera durant cette relève que l’on apprendra que les deux femmes enceintes, dont celle qui devait accoucher pour le 13 décembre, peuvent rester au chaud. Seulement la femme enceinte. Pas son mari, ni ses enfants.
Quel est le sens de cette action ? Proposer à la femme enceinte de pouvoir rester seule, sans sa famille. En ressentant ma propre culpabilité à rester à l’intérieur tandis que toutes ces personnes étaient dehors, je me suis imaginée la sienne : bien au chaud, son fils de un an et les deux autres, 3 et 5 ans, dehors avec le mari? Non. La femme enceinte ne reste pas. Alors, ça devient son choix. Le dispositif n’est plus à remettre en cause …
Un monsieur m’a demandé, « vous la journée, dedans ? Oui, nous la journée dedans. Vous, dehors. » Que dire de plus ? Si ce n’est que je suis désolée. Que oui, je peux essayer d’en parler. Ce que j’ai fait. La direction m’a répondu que c’était le préfet qui décidait. La femme enceinte qui peut rester dedans, cela a été négocié par l’association avec la préfecture.
« Il est bien question dans la loi de dignité de la personne humaine »
15h15 : Je rentre chez moi. Avec mille questions et la sensation d’avoir participé à un dispositif déshumanisant.
En été comme en hiver, des centaines d’histoires pour des milliers de gens. Calais et sa « jungle », le fonctionnement de l’hébergement d’urgence, le 115 qui n’a plus de place,… Des histoires à la pelle, dans mon vécu professionnel de jeune éducatrice. Mais celle-là me dégoûte particulièrement. Elle m’a touché plus que les autres. Il me semble que c’est l’hypocrisie de ce dispositif qui m’a été insupportable. J’entends par hypocrisie le fait que l’on déploie des moyens financiers, matériels, humains, pour un dispositif qui ne fait rien d’autres que de donner bonne conscience aux autorités. Car on fait croire qu’on fait, mais que fait-on vraiment ? La loi dit dans l’article L345-2-2 du code de l’action sociale et des familles :
« Toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence.
Cet hébergement d’urgence doit lui permettre, dans des conditions d’accueil conformes à la dignité de la personne humaine, de bénéficier de prestations assurant le gîte, le couvert et l’hygiène, une première évaluation médicale, psychique et sociale, réalisée au sein de la structure d’hébergement ou, par convention, par des professionnels ou des organismes extérieurs et d’être orientée vers tout professionnel ou toute structure susceptibles de lui apporter l’aide justifiée par son état, notamment un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, un hébergement de stabilisation, une pension de famille, un logement-foyer, un établissement pour personnes âgées dépendantes, un lit halte soins santé ou un service hospitalier. »
Du moment où nous sommes en capacité d’accueillir des personnes 24h/24h, de manière concrète et immédiate, il n’y a aucune raison de ne pas les laisser à l’abri. Sans compter toutes les possibilités d’actions sociales que cela offrirait (information et prévention aux soins et à la santé, création de lien social, animations éducative et pédagogiques, …), il est bien question dans la loi de dignité de la personne humaine.
Celle-ci passe par la considération de l’autre. Lorsqu’on accueille ces 117 personnes de cette façon-là, comment considère-t-on ces gens, finalement ? Quel message donne-t-on à ces gens ? Comment puis-je arriver au point de me demander si finalement, il ne vaudrait pas mieux ne rien faire ?
« Un gymnase est fait pour faire du sport »
La seule réponse certaine, c’est qu’un gymnase est fait pour faire du sport. Autant en terme de matériel, de temporalité que de réalité des besoins, ce plan grand froid m’apparaît totalement absurde.
Absurdité car j’ai appris, sur le terrain puis en formation, qu’un travailleur social doit donner du sens à sa présence. Pour se faire, il agit dans un cadre juridique et institutionnel donné. Il fait ses actions en suivant des missions et des objectifs. Il a des compétences professionnelles qu’il met à l’œuvre pour accompagner la personne accueillie. Il a des outils et des qualités humaines pour le faire avec bienveillance et respect.
Le but de la présence de l’éducateur est d’accompagner la personne afin de lui permettre d’être qui elle veut être, de faire ce qu’elle veut faire, ou encore de le découvrir. Pour cela, il y a deux aspects indéniables à la relation éducative : le choix et le rythme de la personne accueillie.
François Tosquelles était un psychiatre et psychanalyste catalan, fondateur de la psychothérapie institutionnelle et médecin-directeur de l’hôpital Saint-Alban (48) de 1953 à 1958. Il se posait une question lors de ses entretiens thérapeutiques : « qu’est-ce que je fous là ? ». Cette question englobe tous les éléments dont je viens de vous parler, elle permet de s’en souvenir et de ne pas perdre de vue l’essentiel de la relation éducative et son sens.
Le travail social est un vaste chantier, difficile car l’humain est complexe, difficile car il est coincée entre la solidarité et la réalité de notre société capitaliste.
Mais il me semble que ça n’est pas une raison pour le bafouer d’avantage, de le rendre absurde à tel point qu’on ne sait plus « ce qu’on fout là », ni nous, travailleurs sociaux, ni eux, ces êtres humains.
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