[Analyse] La bonne santé économique de l’agglomération lyonnaise tient en partie à son industrie pharmaceutique. Mais les conditions de fixation des prix dans cet étrange marché dérivent vers une forme de spoliation de la collectivité, dangereuse pour la santé.
Mérieux, Boiron, Sanofi : Lyon carbure à la pharmacie
Lyon a toujours été un centre européen de la médecine. Rabelais, Michel Servet, tant d’autres docteurs anciens ont affûté leurs bistouris dans les hôpitaux créés par les nombreux ordres religieux de cette ville ecclésiastique. La tradition d’excellence médicale ne se perdra jamais, les rues de Lyon en portent la mémoire : Lacassagne, Marc-Antoine Petit, Jaboulay, Locard, Mérieux, Paul Santy…
Le premier Maire médecin de Lyon sera Louis Vittet, en 1789. Le rapport étroit entre médecine et politique se poursuit : le tout nouveau maire de Lyon, Georges Képénekian est chirurgien urologue.
C’est sur ce terreau fertile que l’industrie pharmaceutique va prospérer, avec la création de l’Institut Mérieux en 1897. En 1967, la ville qui accueillit le premier congrès mondial d’homéopathie ouvre les premières usines Boiron.
Du vaccin aux médecines douces, Lyon couvre progressivement tout le spectre de la pharmacie. Et le phénomène s’accélère : au cours des 20 dernières années, les effectifs de l’industrie pharmaceutique ont augmenté de 34 % en Rhône-Alpes, (+3 675 emplois), alors qu’ils reculaient d’autant en Île-de-France. Le pôle de compétitivité Lyonbiopôle, initié en 2005, a fait émerger en sept ans plus d’une centaine de projets de recherche, pour un montant de 588 millions d’euros.
Le groupe Sanofi également présent à Lyon, a réalisé à lui seul un chiffre d’affaires de 38 milliards de dollars en 2015 dans le monde, pour 4,4 milliards de bénéfices (engloutis dans 3,7 milliards de dividendes…).
Lyon carbure à la pharmacie et ce sont autant de salaires qui irriguent l’ensemble de l’économie locale, et de taxes qui alimentent les politiques publiques.
Le médicament à Lyon, tout le monde en croque.
L’ombre pharmaceutique sur les politiques locales
Lyon est tellement en pointe dans le secteur du médicament, que la Ville a candidaté pour recevoir l’Agence Européenne du Médicament (EMA), qui ne peut plus rester à Londres après le Brexit. Cette agence a justement pour fonction de garantir la primauté des enjeux de santé publique, sur l’intérêt économique des laboratoires ; ils auraient été bien côte-à-côte…
François Hollande a privilégié le projet de Lille, bien que nos acteurs locaux se soient démenés, sous l’impulsion de Gérard Collomb et surtout, de la députée européenne (LR) lyonnaise Françoise Grossetête.
La parlementaire, membre de la Commission Environnement, Santé Publique et Sécurité Alimentaire est réputée proche des laboratoires pharmaceutiques. Elle s’est notamment illustrée en défendant une directive sur la liberté accordée aux laboratoires de faire de la publicité pour les médicaments, au titre de l’information des usagers.
Cette situation n’est pas spécifiquement lyonnaise et, par exemple, l’Université Lyon-Est est la mieux notée dans une récente étude sur les efforts pour préserver les étudiants en médecine de l’influence des labos. Il serait de bon aloi que pareille vigilance s’exerce envers le personnel politique.
Les interférences entre politique et pharmacie posent problème car elles engagent des dépenses publiques importantes, difficiles à limiter, et mettent en jeu la santé des citoyens.
Le soutien des villes à leurs champions économiques est un fait habituel et ne pose pas de problème particulier. Mais l’épanouissement de l’industrie pharmaceutique s’exerce à travers des prix excessifs, assumés par la Sécurité Sociale, tentée de n’intervenir que sur la quantité de soins pour limiter ses dépenses. En conséquence, la bonne santé des laboratoires pharmaceutiques menace de s’exercer au détriment de celles des citoyens, notamment les plus fragiles.
La tiers-mondisation de la sécurité sociale ou le malheureux précédent de l’hépatite
Lorsque un laboratoire a mis au point un nouveau médicament, il le soumet à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM), placée sous la coordination de l’Agence Européenne du Médicament. L’ANSM accorde une autorisation de mise sur le marché, à partir d’une évaluation du rapport bénéfice/risque.
Le dossier passe ensuite à la Haute Autorité de Santé (HAS), qui évalue le service médical rendu dans l’absolu, mais aussi l’amélioration de ce service médical au regard des traitements existants. C’est l’importance du service médical rendu qui détermine le niveau de remboursement par la sécurité sociale. La HAS évalue aussi les conditions économiques de diffusion du médicament et elle émet des prescriptions sur les conditions de prise en charge.
Depuis 2013, elle doit rendre une analyse médico- économique lorsque le coût estimé de diffusion d’un médicament et supérieur à 20 millions d’euros.
Enfin, un Comité économique des produits de santé fixe le prix du médicament, dans le cadre d’une négociation avec le laboratoire. Le prix dépend en principe de l’amélioration du service médical rendu, du prix des médicaments existants, des volumes concernés. Pour les médicaments dont la valeur ajoutée médicale est la plus forte, il existe un prix garanti dans cinq pays européens (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne), dès lors que deux l’ont adopté.
La composition du Comité est large. On y retrouve plusieurs ministères et administrations, les complémentaires santé, etc. En principe, cela devrait garantir l’indépendance du comité, mais s’il tire trop les prix à la baisse, il prend un double risque : risque sanitaire au cas où le laboratoire renoncerait à produire le médicament, et risque juridique pour avoir en fixé unilatéralement le prix. Et il n’a que six mois pour répondre, ce qui borde les possibles négociations.
Une suspension provisoire (et indemnisée…) de la propriété intellectuelle, baptisée « licence d’office » est prévue, par l’article 613-16 du Code de la Propriété Intellectuelle. Elle peut être invoquée en cas de quantité ou qualité insuffisante de médicament, et en cas de prix jugé trop élevé. Mais jamais la France n’a invoqué cette licence d’office, qui est une menace trop théorique pour influer sur le coût du médicament.
« Il y a en France 230 000 victimes d’une hépatite C chronique dont 128 000 ont besoin d’un traitement. Or le prix du Sovaldi est exorbitant : 41 000 euros pour une cure de trois mois »
L’absence de médicaments génériques, liée à la mobilisation des laboratoires, serait responsable de la mort de 10 millions de personnes en Afrique. C’est ce que montre l’excellent documentaire allemand Fire in the blood.
Pour exemple, la tri-thérapie ne coûte qu’un euro par jour et par personne à produire.
Mais la propriété intellectuelle a eu raison des enjeux sanitaires. On croyait ce type de phénomènes réservé aux pays pauvres et, jusqu’à présent, la France n’a jamais restreint l’accès au soin en raison du prix du médicament.
Et puis est arrivé le Sovaldi, un nouveau traitement du laboratoire américain Gilead, contre l’hépatite C. Il apporte une amélioration du service médical rendu assez importante pour ne pas pouvoir être comparé aux traitements antérieurs, autant par le peu d’effets secondaires que par la taux de rémission élevé, très important pour les malades, mais également pour prévenir de nouvelles contagions.
Il y a en France 230 000 victimes d’une hépatite C chronique dont 128 000 ont besoin d’un traitement. Or le prix du Sovaldi est exorbitant : 41 000 euros pour une cure de trois mois. Il en coûterait à l’assurance maladie 10 milliards d’euros pour assurer l’accès au traitement de tous ceux qui en ont besoin. Comme ce n’est pas possible, c’est l’accès au médicament qui n’est autorisé qu’à une minorité de malades, selon Médecins du Monde. Pour un traitement, dont le coût de production avoisinerait les 100 euros…
Médecins du Monde craint que cette logique de restriction de l’accès au soin au motif de contraintes budgétaires ne fasse tâche d’huile, ou plutôt métastase, et s’étende aux nouveaux traitements contre le cancer, aussi coûteux qu’efficaces. L’association avait alerté Marie-Sol Touraine, alors Ministre de la santé, sur le précédent dangereux du Sovaldi. Sans réponse, Médecins du Monde a initié une procédure judiciaire et engagé une compagne de sensibilisation sur les coûts du médicament ; campagne largement boycottée par les diffuseurs.
« Le médicament devrait être un bien commun » conclut sobrement le Dr Jean Faya, Délégué Régional Auvergne Rhône-Apes de Médecins du Monde.
La pression budgétaire menace plus globalement la qualité des soins
Le dérapage des dépenses de santé pèse sur l’ensemble de la protection sociale. Ainsi, pour 2017, les estimations sont une réduction du déficit global, à 400 millions d’euros sur un budget de 500 milliards. Mais trois branches de la sécurité sociale – retraites, famille, accidents du travail – sont excédentaires et seule l’assurance maladie connaît un déficit prévu de 4,1 milliards d’euros (contre 2,4 milliards annoncés initialement, soit une erreur d’appréciation de 71 %…).
Au regard de 190 milliards d’euros que représente l’assurance maladie, le déficit est mesuré, mais les médicaments pèsent à eux seuls 30 milliards d’euros, et leur prix est peu discuté.
Le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS), voté sous le Gouvernement précédent, a prévu de demander des efforts exceptionnels à l’assurance maladie : 600 millions d’euros de réduction du nombre de lits, encore ; 800 millions en « gains d’efficience », par exemple sur les achats groupés ; 1,1 milliards sur l’évitement des prescriptions superflues ; 1,4 milliards sur les dépenses de médicaments. Mais le prix des médicaments n’apparaît pas comme une piste d’économie.
La Cour des Comptes a conclu avec sévérité sur la sécurité sociale, affirmant d’une part que 40% des déficits sont systémiques et, d’autre part, que la pente de ce déficit est minorée par une recette ponctuelle sur la CSG. La réflexion sur la fabrication du prix des médicaments est un des moyens de sortir de cette spirale déficitaire qui menace la qualité des soins.
Dans l’attente, c’est sur la réduction du soin que l’assurance maladie trouve des marges de manœuvre, notamment à travers les durées de prise en charge (cf. fig 1) ce qui peut finalement s’avérer coûteux, compte tenu des complications que peuvent engendrer des sorties d’hôpital trop précoces.
Source : IRDES
Le sac de nœuds médical du droit des étrangers
La France a connu un double mouvement de protection renforcée et de fragilisation de l’accès aux soins. L’accès aux soins pour les publics précaires a été amélioré avec la création, en 1998, des permanences d’accès aux soins de santé (PASS), situées dans les hôpitaux, qui visent à faciliter l’accès à la médecine hospitalière, mais également au réseau de soins et à l’accompagnement social.
En termes de droits, l’année suivante a été créée la Couverture Maladie Universelle, qui permettait l’accès à une protection pour toute personne résidant en France. Mais de fait, certains médecins de ville ont pu montrer quelques réticences envers les ayant-droit de la CMU et de l’autre côté, la médecine hospitalière et les personnes en grande exclusion peuvent parfois mal se comprendre. L’ouverture formelle de droits ne suffit pas à garantir l’accès effectif aux soins.
Dans le même temps, l’accès aux soins des étrangers s’est compliqué : au pire, ils ont longtemps bénéficié d’une vieille assistance médicale gratuite, qui servait à tous ceux que les régimes généraux ne prenaient pas en charge. Mais en 1993, une loi relative à la maîtrise de l’immigration a introduit une obligation de régularité du séjour (titre de plus de trois mois), pour disposer d’une assurance maladie.
« Ni les administrations ni les politiques ne déploient un zèle remarquable à s’assurer que chacun puisse être couvert et soigné »
Cela a posé d’évidents problèmes humanitaires voire prophylactiques : comment ne pas soigner un foyer de gale ou de tuberculose. Aussi, en 2000 a été créée l’Aide Médicale d’État, pour les étrangers en situation irrégulière.
Mais le génie administratif étant ce qu’il est, la situation s’est compliquée : des européens nomades non affiliés à une sécurité sociale dans le pays d’origine se retrouvent sans CMU, ni AME. Les touristes avec visa disposent théoriquement d’une assurance personnelle, condition d’obtention du visa, ce n’est fréquemment pas le cas.
Les personnes qui attendent pour demander l’asile en France, dans des centres spécialisés, ou ceux qui attendent de passer au Royaume-Uni, sont également dans des trous juridiques, ou suffisamment à la lisière pour ne pas pouvoir contourner les chicanes administratives de la sécurité sociale. Et vu le déficit de l’assurance maladie, ni les administrations ni les politiques ne déploient un zèle remarquable à s’assurer que chacun puisse être couvert et soigné.
Les bubons économiques et politiques de la santé l’entraînent vers le précipice
Cette situation névralgique autour du prix du médicament et de l’accès aux soins invite à reconsidérer la santé comme objet politique. La « technologisation » croissante de la médecine, renforce le poids du médicament et la marchandisation de la santé, en même temps que les notions de performance du système de santé tendent à s’inspirer des indicateurs d’entreprises privées.
Mais dans le même temps, la politisation des enjeux de santé a également enflé : le principe de précaution, inscrit comme finalité politique, a par exemple conduit a acquérir puis détruire 28 millions de vaccins contre la grippe H1N1, en 2009-2010, pour une somme de 382,7 millions d’euros.
Les politiques plus souhaitables de lutte contre la pollution au titre de la santé, de lutte contre la mal-bouffe, d’intégration des autistes à l’école, montrent que la santé est devenu un enjeu politique omniprésent, qui traverse tous les champs de l’intervention et de la régulation publiques.
La lutte contre les immeubles passoires énergétiques est justifée par les réductions des dépenses de santé et par le nécessaire désamiantage des anciens immeubles du logement social. Les enjeux urbains ou sociaux ne suffisent plus à eux seuls à justifier les réhabilitations.
Cette manière de médicaliser les enjeux politiques n’est pas neuve, elle enfle depuis son fondement moderne dans le mouvement hygiéniste du XIXème siècle. Mais son actualisation forme un dangereux cocktail avec la marchandisation industrialisée d’un « soin » de plus en plus réduit au traitement. Et c’est d’autant plus dangereux que ce cocktail d’intérêts scientifiques et économiques est appréhendé avec suspicion par une part croissante de la population.
Les médecines douces et parallèles se développent, alors que la réticence aux vaccins progresse, comme en témoigne les réactions à l’annonce par la Ministre de la santé, Agnès Buzyn, de rendre 11 nouveaux vaccins obligatoires.
Pour une part croissante de la population, l’humanité de la médecine est suspecte de se diluer dans la technique du soin, et les lumières de la science sont présumées obscurcies par les intérêts financiers.
Or, si la vigilance critique est nécessaire, sa surchauffe pourrait poser problème en cas de retour d’épidémie grave, comme celles qui déciment régulièrement la population mondiale. Pour que la confiance revienne, il faudra renouer un pacte politique autour de ce qu’est la « bonne santé » et les moyens de la conserver.
C’est cette réinvention de la médecine et de la sécurité sociale, qui est un enjeu à la hauteur de l’histoire lyonnaise.
Chargement des commentaires…