Sous le soleil déclinant du premier mercredi de septembre, une quinzaine d’enfants dessine à même l’herbe de l’esplanade Mandela, au bout du quartier Part-Dieu en pleine rénovation. Des adultes s’affairent pour les aider puis accrocher les oeuvres à une ficelle tendue entre deux arbres.
Dans ce parc du 3ème arrondissement, on parle français et albanais.
« Ce sont des enfants qui ont droit de vivre leur vie d’enfants. Ils ont droit à des moments de gaieté ».
Clara (prénom d’emprunt), 35 ans, travaille dans la culture. C’est elle qui a proposé cet atelier d’art plastique. Depuis la fin du mois d’août, ces « mercredis légers » font partie du rythme des enfants migrants albanais et des habitants du 3ème qui les soutiennent et partagent les jeux de l’esplanade.
Clara habite Montchat. Elle a rencontré les familles albanaises quand les migrants avaient disposé leurs tentes dans le parc de ce quartier huppé du 3ème arrondissement de Lyon.
« Certains habitants demandaient aux nounous de ne plus emmener leurs enfants au parc Bazin. Il y avait de la peur. J’ai commencé à leur parler et à me renseigner sur la situation de l’Albanie, le Kanun (droit coutumier médiéval auquel se réfèrent certains clans albanais qui mène parfois à la vandetta, ndlr) et la condition des femmes. J’ai mieux compris pourquoi ils voulaient en partir. »
En revanche, Clara ne comprend toujours pas ce qui leur arrive en France, à Lyon :
« C’est intolérable de vivre dans une situation pareille. Ils sont demandeurs d’asile, ils ont des droits. Pourquoi on ne les héberge pas ? Pourquoi les traque-t-on ? »
De la nourriture, des couches et du turn over
Ce lundi 11 septembre, un nouveau vol charter de « retours volontaires » d’une cinquantaine d’Albanais est organisé au départ de Lyon Saint-Exupéry, direction Tirana.
Ces « mercredis légers » font partie de toute la panoplie d’actions que des riverains ont progressivement mise en place pour aider ces migrants albanais.
Jusqu’à leur arrivée dans le parc Bazin, l’aide restait ponctuelle et non-organisée.
« Les gens ont réagi car c’est insupportable de voir ces familles avec enfants aussi démunies. »
Elisabeth, une intermittente d’une quarantaine d’années, habitante de Montchat, faisait partie d’un premier groupe d’une quinzaine d’habitants. Pour certains membres d’une association de quartier, « le Bistrot à tisser », ils ont commencé à distribuer de la nourriture :
« On a vite compris qu’il fallait s’organiser pour être efficaces et satisfaire les besoins. »
Après l’expulsion du parc Bazin, les familles albanaises sont retournées sur l’esplanade Mandela.
L’eau des fontaines publiques était coupée et les familles devaient démonter leurs tentes la journée. Ordre de la police.
Une riveraine, Charlotte (prénom d’emprunt) a alors publié une tribune sur Rue89Lyon pour témoigner de cette situation. Elle a été contactée par de nombreux habitants qui proposaient leur aide.
Cette travailleuse du secteur socio-culturel d’une quarantaine d’années est devenue la cheville ouvrière du collectif qu’elle a contribué à structurer.
Un nom a été choisi, Agir Migrants, un blog créé et un fonctionnement par commissions thématiques arrêté (distribution de nourriture, communication, juridique, « mercredi léger », scolarisation).
Aujourd’hui, 120 personnes participent à ce collectif pour une trentaine de membres actifs.
« Nous sommes aussi nombreux que les riverains qui pétitionnent contre les migrants », avance un membre.
Les habitants lambda (en majorité) côtoient des militants associatifs et politiques. Mais les habituelles associations de soutien aux migrants ne sont pas représentées. Charlotte l’explique :
« Nous avons rencontré toutes les associations mais aucune n’a souhaité s’impliquer directement dans ce collectif. Nous faisons avec. C’est aussi notre force. Nous sommes totalement indépendants. »
Les associations humanitaires (Médecins du Monde, Croix Rousse, Secours Populaire, pour nommer les plus connues) fournissent toutefois denrées alimentaires ou couvertures.
Le fonctionnement de ce collectif a été réfléchi. La souplesse de la structure est voulue du fait du « grand turnover » car « c’est dur émotionnellement ».
Cela explique aussi pourquoi nombreux sont ceux qui agissent et nous parlent sous couvert d’anonymat pour préserver leur vie de famille et leur vie professionnelle ou pour ne pas « personnaliser » cet engagement.
Charlotte est présente presque tous les jours sur l’esplanade. Et quand elle n’est pas là, elle se tient informée heure par heure.
« Avec mon mari et mes deux enfants, on s’est fixé une limite. Ne pas héberger de gens chez nous. Ce qui n’est pas évident. On culpabilise de laisser des enfants dehors. Certains membres du collectif ont accueilli des familles. Personnellement, je fais ma part. Je sais que je ne les sauverai pas. Nous voulons aussi remettre les choses à leur place : c’est à l’État et aux autorités locales de les héberger. »
« La résistance à un État de non-droit »
À la fin du mois d’août, l’intensité de l’engagement de ces habitants a franchi un cran supplémentaire avec le jugement du tribunal administratif prononçant l’expulsion de la friche où les migrants avaient fini par maintenir leurs tentes.
Des membres du collectif ont alors conduit une poignée de migrants dans une autre friche, le long de la voie de chemin de fer, pour essayer d’établir un nouveau campement. Mais les migrants se sont faits expulser alors qu’ils prétendaient avoir tenu plus de 48 heures.
« La police n’a pas voulu tenir compte des preuves avancées, affirme Charlotte. Ils se sont fait évacuer ».
Le 25 août, nouvelle expulsion massive. 149 personnes (39 enfants dont 9 de moins de 3 ans, selon le comptage de la préfecture) ont démonté leurs tentes, rassemblé leurs affaires et ont traversé la route pour s’échouer en face, de nouveau sur l’esplanade Mandela.
Charlotte raconte :
« La police n’arrêtait pas de venir les voir. Pendant une semaine, les contrôles étaient réguliers, parfois toutes les trois heures, pour les empêcher de monter des tentes ».
Elle soutient, « preuves à l’appui », que les affaires d’une famille ont été emportées et détruites, papiers y compris.
Cela participe de ces agissements qui constituent, selon le collectif, un « harcèlement policier ». Charlotte s’active pour alerter Procureur de la République, Défenseur des Droits et médias. Elle parle de « résistance à un Etat de non-droit ».
Sa collègue Elisabeth analyse la situation :
« Il faut que l’on soit nombreux pour qu’il y ait une forme de retenue de la part de la police qui évoque toujours « des ordres qui viennent d’en haut, du ministère ». On forme une sorte de bouclier ».
Il faut alors parler et négocier avec la police, comme l’explique Agnès, la militante communiste du collectif :
« Quand les températures ont chuté et que le temps était à la pluie, la police empêchait qu’ils montent une tente avant qu’il ne pleuve effectivement. Au cours d’une nuit, des policiers ont fait démonter une tente car il ne pleuvait pas alors qu’il y avait des enfants qui dormaient ».
Finalement, les forces de l’ordre ont fini par tolérer que les familles albanaises installent des tentes sur une nouvelle friche le long des voies du tram et de la piste cyclable. Mais, toujours, uniquement pour la nuit.
« Au départ, la police menaçait de gazer les migrants s’ils revenaient planter leurs tentes le soir. Mais les autorités ont semble-t-il fini par lâcher prise », poursuit Charlotte.
Un système d’alerte a été mis en place avec quarante personnes prêtes à intervenir rapidement. La dernière semaine d’août, l’alerte a été donnée une quinzaine de fois.
Soupe et politique
Le collectif affiche une diversité rare : habitants de Montchat, bénévoles d’associations humanitaires, protestants et musulmans pratiquants, anarchistes, communistes, Insoumis. Pour le moment, la dimension « politique » a été moins travaillée.
« Il n’y a pas qu’une dimension humanitaire, insiste toutefois Charlotte. Notre action est aussi politique : comment faire pour que ce soit moins insupportable ? »
Djamel, 38 ans, actuellement au chômage apporte son soutien depuis quelques jours :
« L’État ne fait pas son travail. On se substitue à lui ».
Il montre les nouveaux immeubles de bureaux dont le Sky56 qui a vu récemment la visite des politiques et de la presse locale :
« Il y a de l’argent dans cette ville. On construit des immeubles mais il n’y a pas de moyens débloqués pour eux ».
Rappelons qu’en application de la Convention de Genève, les demandeurs d’asile ont droit à un hébergement et à une allocation d’attente, le temps que l’Office français pour les réfugiés et apatrides (Ofpra) statue sur leur demande.
« L’Albanie n’est pas la Syrie »
Interrogé sur le sujet par Rue89Lyon, le nouveau maire de Lyon, Georges Képénékian se fait porte-parole de l’ancien maire et nouveau ministre de l’Intérieur :
« Le problème, c’est le délai actuel pour statuer sur la demande d’asile. L’objectif est de le réduire à six mois. L’Albanie n’est pas la Syrie. C’est considéré comme un pays sûr mais ils doivent régler un certain nombre de problème. Gérard Collomb est allé voir le premier ministre albanais pour s’attaquer à ce problème. Si ça n’avance pas, la France pourrait rétablir les visas pour les ressortissants albanais ».
A très court terme, Georges Képénékian assume une politique municipale qui consiste à empêcher des familles d’installer leurs tentes, sans leur proposer d’hébergement.
« L’hébergement est une compétence de l’Etat. Nous faisons déjà beaucoup. Entre les jolis coeurs et ceux qui ne veulent pas d’étrangers, il faut trouver une voie intermédiaire. Nous allons travailler sur ce sujet avec la Métropole ».
Chez les membres du collectif, l’incompréhension est totale. Nathalie (prénom d’emprunt), la trentaine, travaille dans une crèche :
« Pour l’instant, on s’en fout de savoir si ce sont des vrais ou des faux demandeurs d’asile. Il n’est pas question de politique migratoire mais d’accueil digne. Ils ont des droits, notamment celui d’être hébergés ».
Elle pointe le sort des onze familles (45 personnes avec les enfants) qui ont été reconnues vulnérables (enfants de moins de trois ans) par les services de la la préfecture et qui ont été hébergées par la préfecture. Pendant dix jours, elles logeaient à l’hôtel avant d’être remises à la rue.
« En dix jours, tout va mieux ? À peine revenu sur l’esplanade, un bébé d’un an a dû être hospitalisé. »
Poulet et riz pour tout le monde
Ce mercredi soir, les activités légères sont finies. Il commence à faire froid et nuit. Les tentes ne peuvent toujours pas être montées (il faut attendre environ 22 heures) et et emmener les affaires contenues sur des caddies qui débordent.
Une distribution de nourriture commence par deux associations « Réunion de famille » et « Le Coeur lyonnais » créées depuis moins d’un an pour fournir des repas aux SDF.
« C’est exceptionnel, précise la responsable de l’association « Le Coeur lyonnais ». Nous passons normalement le samedi soir. Mais nous avons récupéré de la nourriture de la fête de l’Aïd ».
Poulet et riz pour tout le monde. A moins que certains ne préfèrent les sandwichs et les pains au lait apportés par un couple de riverains franco-américains et leur petite fille.
« On habite le quartier. On amène quelque chose pour commencer. Parce qu’il le faut. »
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