On a coutume de dire que « nul n’est prophète en son pays », variation du chapitre 6 verset 4 de l’évangile de Marc qui avance qu’ « un prophète n’est méprisé que dans son propre pays. » S’agissant de Thomas Dybdahl, on touche vite aux limites de la vérité des Saintes-écritures. Car à supposer qu’un chanteur soit une sorte de prophète, lui l’est justement surtout dans son pays. Ce qui est surprenant, c’est bien qu’il ne le soit pas ailleurs.
Pop-star adulée en Norvège, collectionneur de n°1 et de Grammys locaux (les Spellemanprisen), Dybdahl débute et clôt ses tournées à domicile devant des milliers de personnes, parfois avec un orchestre symphonique, et entre les deux parcourt l’Europe tel un chemin de Damas, pour se produire en solo dans de modestes salles de Salzbourg, Anvers, Prague ou Poznań à la recherche d’un public qui ne le connaît que trop peu, mais quand c’est le cas l’adore.
Et si cela fait quinze ans que ça dure, le musicien de 38 ans s’en accommode très bien :
« Il y a vraiment quelque chose à retirer de la position d’outsider. En Norvège, je suis catalogué comme un artiste pop et même commercial. Quand vous commencez à avoir beaucoup de succès, les gens se mettent à percevoir votre travail différemment. Partout ailleurs ce n’est pas le cas du tout. C’est même l’inverse et les sensations sont tout à fait différentes. Je trouve ça très intéressant. »
Tout ou rien
Oh, il a bien essayé, quand même, en 2011, de pénétrer le marché nord-américain avec Songs, best-of de ses premiers albums, gratifié d’un accueil enthousiaste et de quelques premières parties (de Tori Amos notamment) mais guère plus. Sans regret :
« C’était une époque différente pour moi. Ç’a m’a appris que si vous voulez réussir là-bas, vous avez intérêt à le vouloir vraiment. Et si je veux être tout à fait honnête, je dois dire que je suis très heureux de ma carrière telle qu’elle est. J’ai ce luxe immense de pouvoir faire ce que je veux. »
Et ce qu’il veut, Thomas, dans le confort que lui permet son statut en Norvège, c’est faire de la musique, peu importe comment. Et ça ne date pas d’hier. Il y vient dès l’enfance à Sandnes, sur la côte sud-ouest de la Norvège, grâce à deux grands frères, fans hardcore de Prince, puis à un voisin heureux possesseur d’une guitare électrique. Thomas va s’exercer chez lui à reproduire des accords de Metallica ou de Jimi Hendrix. Il a dix ans.
« Ça m’a permis d’apprendre les basiques », ironise-t-il.
Ses parents lui offrant une guitare acoustique – parce qu’une électrique, ça fait trop de bruit –, il se perfectionne et suit le parcours classique de tout ado musicien : groupe de reprises au lycée, premières compos (« horribles, précise-t-il, mais faire des reprises était si ennuyeux… ») avant que ne vienne s’accrocher à son destin une évidence :
« Dès que j’ai commencé à m’investir vraiment dans la musique, surtout après le lycée, j’ai su que j’allais en faire quelque chose. Pour moi, à un moment, ça n’avait plus de sens d’avoir un petit boulot dans un vidéo-club et de faire de la musique à côté. C’était tout ou rien. »
Ce sera plutôt tout et lorsque paraît son premier album en 2002, …that Great October Sound, qui lui vaudra son premier Spellemanprisen, c’est pour beaucoup un choc. Là naît véritablement un artiste insaisissable. Comme parfois sur nombre de ses pochettes à venir, il y a en effet quelque chose de flou chez Thomas Dybdahl, ou de l’ordre de la superposition. La vérité du songwriter désormais installé à Stavanger, se situant alors dans un entre-deux feutré, un entre-« plus » même, tant on a du mal à capter l’essence de sa musique, à l’étiqueter, à déterminer à quel genre elle peut bien appartenir, à quelle intention. On y entend soul, jazz, folk, country, sans toujours les distinguer, cela change d’un album à l’autre, d’une chanson à l’autre même, comme si cette palette de genres venait colorer par petites touches subtiles un tableau plus large : il faudrait du recul pour embrasser tout à fait.
Happy sad
Comme influences Thomas cite Happy Sad de Tim Buckley, One year de Colin Blunstone, Neil Young, Paul Simon ou Gainsbourg, la soul et le Requiem de Mozart, mais ne s’y arrête pas :
« Quand j’ai découvert tous ces classiques, j’ai réalisé que je les aimais parce qu’ils sonnaient comme personne d’autre. Si ma musique est sans doute un mélange de toutes ces influences, elles m’ont aussi poussé à chercher mon propre son. Je crois que les artistes sont comme les requins, ils doivent bouger sans cesse pour ne pas mourir, faire de nouvelles expériences. Mais fondamentalement, je crois que ma musique est pop, ni expérimentale, ni mainstream, juste une pop qui peut offrir bien plus que ce qu’on entend par ce terme dans son sens le plus réducteur. »
Alors, sans doute, ce qui rend cette musique si unique, c’est cette voix quelque part entre la caresse râpeuse et le murmure du velours, un fjord vocal offrant en quelques inflexions un panorama comprenant les plus grandes hauteurs et les profondeurs les plus suaves, la plus grande légèreté et une insondable gravité. Cette voix, Thomas Dybdahl, qui se veut avant tout guitariste, dit ne pas la travailler autrement que pour l’adapter aux lieux dans lesquels il joue, ne l’avoir découvert que tard et apprivoisée petit à petit.
C’est pourtant bien elle qui dit la mélancolie à l’œuvre dans sa discographie et jugée sans doute un peu vite ataviquement scandinave, au risque du malentendu :
« Je suis loin d’être une personne sombre, rétorque Thomas. Je peux être calme et mélancolique mais je me défends de faire une musique triste. Sur la plupart de mes chansons, même les histoires d’amours perdues, ce qui m’intéresse c’est ce qu’on peut retirer de positif des situations. »
C’est d’ailleurs le cas sur son dernier album en date, le très lumineux The Great Plains, sorti en ce début d’année, introspection d’un homme, toujours en superposition à l’image, qui regarde en arrière sans complaisance aucune :
« Je crois que cet album témoigne d’une crise de la quarantaine précoce, lance-t-il dans un éclat de rire. J’arrive à un âge où quand je regarde vingt ans en arrière, j’ai l’impression que c’était hier. C’est quelque chose qui peut faire peur. J’avais besoin de faire le point sur ce qui m’a fait, ce que j’ai fait de travers, ce que je peux changer. Je suis à la moitié de ma vie et je sais maintenant ce que je veux pour la deuxième moitié, ce dont j’ai besoin pour être heureux. »
Soit peut-être, s’agissant de sa carrière, avoir l’opportunité de travailler avec « tant de gens intéressants ». Comme lorsque le célèbre musicien et producteur Larry Klein (Herbie Hancock, Joni Mitchell…) est venu lui proposer de venir enregistrer à L.A., en six jours et en mode old-school, son avant dernier album, What’s Left is Forever (2013), avec de prestigieux musiciens de studio. Ou quand Philippe Starck (« un type qui vit sur une autre planète ») a insisté en 2006 pour réaliser, avec Jean-Baptiste Mondino, la pochette de Science, juste parce que sa musique l’inspire.
Autant d’expériences qui lui font dire :
« en dehors de la Norvège, je crois que ma musique est davantage connue et plaît beaucoup plus aux musiciens ou aux artistes qu’au grand public. »
Et peut-être conclure qu’on peut n’être prophète qu’en son pays et s’en porter d’autant mieux que l’on sait que, partout ailleurs, quoi qu’il arrive, l’art finit toujours par reconnaître les siens.
Thomas Dybdahl + Joe Bel
À la Comédie Odéon en Petit Bulletin Live le dimanche 21 mai
The Great Plains (V2 Records / Bertus)
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